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Reçu: 12 Octobre 2020
Accepté: 12 Octobre 2020
DOI: https://doi.org/10.4215/rm2020.e19024
Résumé: Les blagues entre pays sont de bons révélateurs des ethnotypes existants dans chacun d’entre eux, les représenter sous forme cartographique permet de percevoir leur distribution et la projection spatiale des moqueries : de qui se moque-t-on, qui sont les « têtes de Turcs » des habitants de chaque pays ? Fondée sur l’analyse d’une base de données ad hoc portant sur plus de 60% des pays et territoires du monde et de 90% de sa population, le texte montre que ces blagues sont des constructions sociales, ont une temporalité et se divisent pour l’essentiel en deux catégories, "surplombantes" et "de revanche".
Mots clés: Blagues, Ethnotypes, Construction Sociale, Stupidité, Arrogance.
Abstract: Jokes between countries are useful to reveal the ethnotypes existing in each of them, to represent them in cartographic form allows to perceive their distribution and the spatial projection of mockery: who are we laughing at, who are the scapegoats for the inhabitants of each country? Based on the analysis of an ad hoc database covering more than 60% of the countries and territories of the world and 90% of its population, the text shows that these jokes are social constructions, have a temporality and are divided basically in two categories, from top to bottom and from bottom to top.
Keywords: Jokes, Ethnotypes, Social Construction, Stupidity, Arrogance.
Resumo: As piadas entre países são boas reveladoras dos etnótipos existentes em cada um deles, representá-los de forma cartográfica permite perceber sua distribuição e a projeção espacial da zombaria: de quem estamos rindo, quem são os alvos de chacota dos habitantes de cada país? Com base na análise de um banco de dados ad hoc que abrange mais de 60% dos países e territórios do mundo e 90% de sua população, o texto mostra que essas piadas são construções sociais, têm uma temporalidade e estão divididas basicamente em duas categorias, de cima para baixo e de baixo para cima.
Palavras-chave: Piadas, Etnótipos, Construção Social, Estupidez, Arrogância.
INTRODUCTION
Nous avons tous en tête des exemples d'histoires, censées être drôles, racontées par les habitantsd'un pays sur ceux d'autres pays ou régions, en général (mais pas toujours) voisins ou voisines : blaguesfrançaises sur les Belges, anglaises sur les Irlandais, brésiliennes sur les Portugais, etc. De là est néel’idée de recenser le plus grand nombre possible de ces cas de blagues entre pays, car elles sont – et c'estla vraie raison de les analyser - de bons révélateurs des ethnotypes existants dans chacun d’entre eux,puis de le représenter sous forme cartographique afin de percevoir leur distribution (y en a-t-il vraimentpartout dans le monde ?) et la projection spatiale des moqueries : de qui se moque-t-on, qui sont les «têtes de Turcs » des habitants de chaque pays ?
Cet article aurait donc pu être intitulé « De qui se moque-t-on ? » ou « Géographie universelle dumépris », en référence à l’« Histoire universelle de l'infamie1 » de Jorge Luis Borges. Mais le secondtitre, reprenant celui d’un si prestigieux modèle, aurait pu faire douter de la modestie de son auteurtandis que le premier a déjà été utilisé, et aurait pu faire douter du sérieux du travail. Or il l’est bien qu’iln’y paraît à première vue, même s’il peut prêter à sourire par moment. Disons d’emblée qu’il ne contientaucune blague même si, au cours de sa préparation, d’assez assez savoureuses ont été détectées, parmiun océan d’autres médiocres, insultantes et/ou très répétitives. Et précisons aussi – cela va sans dire,mais mieux encore en le disant – qu’il souscrit à aucun des préjugés exprimés dans ces blagues, surtoutpas à ceux qui portent sur la couleur de peau, le genre, l’âge ou les groupes sociaux défavorisés.
Afin qu’il n’y ait nul doute sur la nature de cet article, il suit la structure classique de textes de cegenre, méthodologie, résultats et discussion : d’abord les sources, secondaires (écrites et en ligne) etprimaires (une enquête ad hoc) puis les méthodes (la cartographie thématique), puis les résultats2 et enfindiscussion de ces résultats, de façon à en tirer quelques conclusions.
SOURCES ET MÉTHODES
Distinguons les sources secondaires, écrites et en ligne, et les sources primaires, produitesspécialement pour cet article. Il y existe tout un champ de recherche sur les humor studies dans lesdomaines de la linguistique, de l'histoire et de la littérature. L’International Society for Humor Studies (ISHS) est une organisation savante et professionnelle vouée à l'avancement de la recherche surl'humour dont le siège est situé sur le campus de l'Université Holy Names à Oakland, en Californie, sarevue Humour offre un forum interdisciplinaire pour la publication d'articles sur l'humour. Mais ladimension territoriale n’y est que rarement présente et il a donc fallu se mettre en quête de sources plusspécifiques.
SOURCES SECONDAIRES
Parmi les principales sources écrites on doit d’abord citer les livres de Christie Davies, Ethnichumour around the world : a comparative analysis, publié par la Bloomington University Press en 1990,et Jokes and their relation to society, Mouton de Gruyter, 1992. S’y ajoutent divers ouvrages plusgénéraux sur l’humour et quelques articles de presse cités en bibliographie. Sur un sujet voisin, celui despréjugés mutuels on peut mentionner deux livres de Yanko Tsvetkov, Atlas des préjugés et Atlasmondial des préjugés, qui les représentent sous formes de cartes censées exprimer la vision qu’ont desautres les habitants d’un pays (« L’Europe vue par la Bulgarie »), d’un groupe social (« L’Europe vuepar les gays »), ou une personnalité (« L’Europe vue par Silvio Berlusconi »).
Pour l’Europe, un continent riche en préjugés et blagues mutuelles, la source principale estl’ouvrage de Romain Seignovert, De qui se moque-t-on ?3. Son auteur a cherché à savoir de qui semoquaient les Européens et ce recueil de 345 blagues en dit long sur l'histoire de chaque pays et sur sesquerelles de voisinages. Sébastien Vannier (2016), rendant compte du livre, cite le résumé qu’en faitl’auteur, « On est tous le Belge de quelqu’un », et l’ouvrage avance des explications – au moinspartielles – à quelques-unes des blagues récurrentes
« Dans le cas de la lenteur des Estoniens, cela aurait une explication linguistique, puisque la langueestonienne doublerait souvent les voyelles dans les mots, ce qui donnerait une impression de lenteur pour ses taquins de voisins baltes. […] Les fameuses blagues belges racontées en France pourraient avoir pour originel’arrivée dans les usines du Nord de travailleurs belges qui auraient été critiqués pour être des "briseurs degrève" ».
Pour le reste du monde la base documentaire a été une recherche en ligne qui a détecté deuxsources principales et des compléments partiels. La première est le compte-rendu, rédigé parJean-Baptiste Fretigny, d’une séance des Cafés géographiques de Paris, animé par Olivier Milhaud, le27 janvier 2009, intitulée « L'humour a-t-il une géographie ?4»
La deuxième est un texte du blog de Christian Skoda, Noma4ever, « 55 Nations – Stereotypes thatwill Ruin or Make your Day5» . Il indique avoir « parcouru le Net très loin pour trouver les stéréotypesles plus courants sur les nationalités » et selon lui « Les généralisations sur les cultures ou lesnationalités peuvent être une source de fierté, de colère ou tout simplement de mauvaises blagues.Certaines personnes disent que dans tous les stéréotypes, il existe une base dans la réalité, car elles ne sedéveloppent pas dans le vide », puis donne « une définition plus sérieuse » : « Le stéréotype national estun système de croyances spécifiques à la culture liées à la nationalité d'une personne. Ce systèmecomprend des croyances concernant les propriétés des êtres humains qui peuvent varier selon lesnations, telles que l'apparence, la langue, la nourriture, les habitudes, les traits psychologiques, lesattitudes, les valeurs, etc. ».
Il avertit que « de vrais scientifiques de sang-froid préviennent que les stéréotypes de caractèrenational ne sont même pas des exagérations de vraies différences : ce sont des fictions » et prend le reculnécessaire, qui ne peut qu’être approuvé :
Les compléments ont été collectés sur internet, une recherche qui a donné des résultats souventutiles, parfois amusants, souvent décevants, cités dans la webographie à la fin de ce texte. On y constatequ’à côté de bonnes études comme « Association CORHUM et revue Humoresques » ou « The HumorCode », de Peter McGraw et Joel Warner, les « Blagues par nationalité », « Funny International Jokes »ou autres « Jokes about other nations » sont souvent très répétitives, parfois de simples copier/coller etqu’on y trouve bien plus d’ivraie que de blé.
SOURCES PRIMAIRES
Comme la collecte documentaire était décevante – de nombreux pays ne sont jamais mentionnéset la majorité des blagues très médiocre – j’ai fait appel aux réseaux constitués au long de ma carrière àdiverses occasions, qui ont en commun de m’avoir fait connaître des spécialistes de pays étrangerssouvent mal connus. Pour y avoir vécu, ils/elles avaient forcément lu ou entendu les « brèves decomptoir » (ou leurs équivalents), les blagues qu’on y raconte dans les moments de détente, au bureau,en famille, etc.
Le premier groupe est celui des auteurs de la Géographie Universelle, avec qui j’ai eu le plaisir detravailler à la fin des années 1980 et dans les années 1990 pour préparer et réaliser l’édition de cettecollection d’ouvrages qui couvrait – par définition – le monde entier. Le deuxième a été celui deschercheurs participant au projet Eurobrodmap, un projet européen qui visait à construire une vision noneuropéo-centrée du monde et qui réunissait 18 équipes de 12 pays. Le troisième est constitué dediplomates fréquentés depuis plus de quarante ans à l’Ambassade de France au Brésil et au cours desquatre ans passés à la mission d’appui scientifique et technique du ministère des Affaires Étrangères, à Paris, mission « transversale » qui m’a mis en contact avec tout le réseau diplomatique français.
Lors d’une première phase j’avais envoyé aux collègues des tableaux Excel à compléter, ce que quelques-uns ont fait6, d’autres préférant envoyer de longs mail7 ou des textes contenant des liens versde recueils de blagues et même quelques exemples significatifs8. Lors d’une deuxième phase, enavril-mai 2020 (mettant à profit le confinement lié à la pandémie de Covid-19) j’ai demandé descompléments sur les pays manquants dans mes réseaux professionnels, amicaux et familiaux, eux aussiun peu plus disponibles dans cette période très particulière9
Grâce à ces réponses, je disposais donc de nombreuses informations sur un grand nombre de pays,qui ont nourri ma réflexion10. Elles ont aussi permis, après traitement, de constituer une base de donnéesad hoc, un tableau Excel dont les lignes étaient les pays et territoires du monde alors que dans lescolonnes figurait une indication des blagues qu’on y raconte, pour une série de thèmes, sur tel ou telpays. Au total, la base contient des informations sur 156 pays et territoires (sur les 249 que compte lemonde, soit 62%), rassemblant près de 6,5 milliards d’habitants (près de 90% du total mondial).
LA MÉTHODE, LA CARTOGRAPHIE THÉMATIQUE
Pour mettre en oeuvre les données ainsi rassemblées des cartes ont été élaborées en utilisant lelogiciel Cartes et Données d’Arctique qui permet, à partir du tableau Excel et de fonds de cartes (enl’occurrence) en format .shp, de produire des cartes. Elles ont d’abord servi à vérifier si la distributionpar pays de la base ad hoc correspondait ou non à celles qui sont contenues dans la littérature existante(implicitement, puisqu’elle ne contient pas de cartes), notamment dans « 55 Nations – Stereotypes thatwill Ruin or Make your Day », le texte le plus complet sur les stéréotypes nationaux. La figure 1 montreque c’est grosso modo le cas, avec de fortes concentrations dans les deux cas en Europe et dans quelquesgrands pays (États-Unis, Chine) et une absence presque totale en Afrique (sauf en Afrique du Sud, auNigeria et dans une moindre mesure dans les pays du Maghreb), sur laquelle il faudra s’interroger.
On note aussi que quelques pays, bien que riches en stéréotypes, ne semblent pas être l’objet deplaisanteries, notamment le Canada et le Brésil, sans que ce soit lié aux connaissances des collègues quiont alimenté la base, dont plusieurs vivent justement dans ces deux pays, ou dans les pays voisins oùpourraient circuler des blagues à leur sujet. Une explication peut être avancée, qui est que ces deux paysont eu une histoire pacifique (à part la lointaine guerre anglo-américaine de 1812 et celle du Paraguay en 1864-1870), ce qui ne contribue pas à focaliser l’envie de se moquer d’eux. Ils ont en outre tous deuxune bonne image internationale, sans trait négatif particulier exploitable pour raconter des blagues quitrouveraient un écho chez qui les entendrait.
En témoigne un épisode qui a mis en scène ces deux pays : lors d'un conflit commercial opposantleurs deux compagnies de construction aéronautique, Bombardier et Embraer, un humoriste brésilienavait décidé – raconta-t-il dans sa chronique – de participer à l’effort national en se moquant du Canada,mais, avoua-t-il, il dut y renoncer faute de pouvoir trouver un angle d’attaque pour le faire…
C’est aussi le cas de la Suisse, dont la neutralité se manifeste même dans les blagues, ou du Japonoù on se moque peu, tant il paraît à part, comme du temps où il avait choisi de s’isoler complètement, del'édit Sakoku de 1635 à l'arrivée de l'amiral américain Perry en 1853, et de rompre toute relation avec lesbarbares extérieurs.
Pour ce qui est de l’humoriste brésilien peut-être aurait-il pu chercher de l’inspiration dans le textede Christian Skoda, qui recense les stéréotypes qu’il a recueillis sur les 55 pays qu’il analyse ? (À partirdesquels la figure 2 a été élaborée) ? Pas vraiment puisque, les quatre thèmes mentionnés pour le Canadasont « open-minded, modest, neurotic » et « anxious », pas de quoi raconter une bonne blague
RÉSULTATSBLAGUES DE PAYS À PAYS
Avant de mettre en perspective les blagues contées dans le monde sous forme de cartes, il fautd’abord se demander si elles comportent une dimension spatiale que la carte puisse détecter, ou sedemander, pour reprendre le titre de la session des Cafés Géographiques de Paris du 27 janvier 2009, «L'humour a-t-il une géographie ? ». Lors de cette session, Olivier Milhaud avait posé la question de l'existence ou non d'un humour national. Macha Séry avançait certes que « Avec la mondialisation, lacirculation des films, des livres et des vidéos, les spécificités d'appréciation de l'humour d'autrui onttendance à s'estomper », mais elle distinguait pourtant des styles nationaux : « Les Anglais sont enclins àla litote, les Américains à l'exagération, en Suède marche l'ironie luthérienne bâtie sur la "loi de Jante",code de conduite et de politesse poussée à l'extrême ».
Dans le même registre Nelly Feuerhahn rappelait à quel point l’humour allemand reste incomprisen France : « Vu comme un "gros rire" en France, ce rire sonore et collectif fonctionne avec une touteautre sociabilité que celle, plus française, fondée sur la société de cour étudiée par le sociologue NorbertElias et que résume le film Ridicule de Patrice Leconte : la pointe d'esprit qui fait mal, intègre et exclut». Et il va sans dire que des catégories spécifiques d’humour furent évoquées lors de la soirée, commel’humour juif, arménien ou soviétique, mais il semble pourtant qu’il existe quelques invariants, desuniversels valables pour tout le genre humain, et donc susceptibles de faire l’objet d’une recherche – etd’une cartographie – à l’échelle mondiale.
DES BLAGUES UNIVERSELLES ?
Conséquence de ce choix de ratisser large, il a fallu faire des choix thématiques et, les sujets deblagues étant nombreux, je n'avais à l’origine retenu que ceux qui me paraissent être les plus présentsdans un grand nombre de pays, à en juger par les premiers sondages : stupidité, arrogance, paresse etavarice. D’autres auraient été possibles, sur l’ivrognerie, la saleté ou la malhonnêteté, mais les sondagesont montré qu’elles étaient moins universelles, ne se concentrant que sur un petit nombre de pays ou derégions (l’Écossais pour l’avarice par exemple), ou très associées aux premières.
La première catégorie paraissait être celle de la stupidité, pour reprendre le terme de ChristieDavies (on pourrait aussi dire sottise, bêtise, imbécillité, niaiserie, connerie, etc.). Car si, selonDescartes, « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée », à en juger par le nombre de blaguesde ce genre, il semble que ce soit plutôt la stupidité. À vrai dire Descartes ne disait pas autre chosepuisque la seconde partie de sa phrase – ironique et souvent omise dans les citations – était « car chacunpense en être si bien pourvu que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chosen’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils en ont », ce qui est bien une marque de stupidité. Lesblagues de ce genre sont très fréquentes, et se retrouvent à l’identique dans plusieurs couples de pays, lesFrançais racontant les mêmes sur les Belges que les Brésiliens sur les Portugais, les Anglais sur lesIrlandais, et bien d’autres encore.
La deuxième catégorie incontestable, me semblait-il, était celle des blagues d'arrogance (ou deprétention, suffisance, morgue), et la recherche a en fait montré qu’elles étaient même plus prévalentesque celles de la première catégorie. Elles concernent un plus grand nombre de pays et elles aussi seretrouvent un peu partout, celles qui sont racontées dans toute l’Amérique latine sur les Yankees sont lesmêmes que celles que les Brésiliens racontent sur les Argentins, ou leurs voisins sur les Australiens. Lesautres catégories sont moins universelles et parfois très apparentées aux premières, nous n’avions gardéque la paresse (fainéantise, nonchalance, flemme), souvent associée à la stupidité, et l’avarice (pingrerie,radinerie, ladrerie), souvent associée à la malhonnêteté.
ARROGANCE, PRÉTENTION
Dans ce domaine quelques pays font l’unanimité dans le monde des blagues, dont la France : les Français sont perçus de façon différente par les peuples européens, mais tous les jugent prétentieux etarrogants. Ce n’est hélas pas le seul défaut qu’on leur/nous attribue : pour les Anglais nous sommes enoutre sales, intolérants, sexistes, sans cesse mécontents, mangeurs de grenouilles et d’escargots. Pour lesAllemands, arrogants, superficiels, agressifs, indisciplinés et manquant de respect pour l’environnement.Pour les Grecs nous sommes un peuple cultivé, aux nombreux intellectuels, mais aussi beaux parleurs,rois des idées, de la théorie et piètres réalisateurs dans la réalité.
Mince consolation, d’autres pays ont la même réputation et sont l’objet de blagues identiques outrès similaires, 39 d’entre eux sont cités 128 fois dans notre base de données. Les États-Unis sont leschampions dans ce domaine en étant mentionnés 16 fois, et il y aurait certainement eu encore denombreuses mentions si l’on avait pu compter les voix des micro-États de la Caraïbe. La vision que beaucoup de pays du monde de façon dont les États-Unis considèrent le reste du monde était bienrésumée par « Monsieur Sylvestre » dans « Les guignols de l’info » diffusé sur Canal Plus de 1998 à 2018 : « nous » (les États-Unis), « les bougnoules » (le monde arabe et l’Afrique), « les niakoués »(l’Asie), « les pédés » (l’Amérique latine) et entre autres gracieuseté sur l’Europe « les fromages quipuent » pour la France. Il s’agissait donc de préjugés à double détente, la façon dont des humoristesfrançais pensaient que pensaient les « Américains », de surcroit mise dans une marionnette façonnée àl’image de Sylvester Stallone, qui a le plus souvent incarné dans ses films des personnages sont le sensde la nuance n’était pas la qualité dominante.
Dans ce palmarès de l’arrogance, les États-Unis sont suivis par l’Afrique du Sud et la Russie (11fois chacun), la Chine (10 fois), l’Allemagne et l’Argentine (7 fois), l’Inde (6 fois), l’Australie et leRoyaume-Uni (5 fois), la Grèce et Israël (4 fois), l’Arabie saoudite, le Chili et la Suède (3 fois), leDanemark, le Sénégal et le Vietnam (2 fois), 21 autres n’étant cités qu’une fois.
La figure 3 spatialise ces flux de blagues et dessine de fait les aires d’influence des pays qui ensont la cible, Amérique latine (plus le Canada) pour les États-Unis, Afrique australe pour l’Afrique duSud, Océanie pour l’Australie, etc.
La figure 4, focalisée sur l’Europe, confirme hélas l’opinion quasi unanime des voisins de la France à son sujet. Presque aussi consensuelle, celle des pays limitrophes de l’Allemagne a de solidesracines historiques, comme celle des pays scandinaves de la Suède, dont ils ont été longtempsdépendants, ainsi que celle de l’Irlande sur le Royaume-Uni ou de la Grèce sur la Turquie.
On observe même des cascades de blagues : des Portugais sur les Espagnols, depuis des siècles,au minimum depuis l’époque où le roi d’Espagne portait aussi la couronne portugaise (de 1580 à 1640),des Espagnols sur les Français (au passif desquels figurent diverses agressions depuis le célèbre « Il n’ya plus de Pyrénées », et des Français sur les Allemands, après les trois guerres que les pays se sontlivrées entre la fin du XIXe siècle et la moitié du XX e. Mais on notera que la mémoire historique peutêtre plus longue, il est fréquent d'entendre en Bretagne que « avec l'Allemagne on se fait la guerre detemps en temps, mais le véritable ennemi c'est l'Anglais ».
STUPIDITÉ
C’est le type le plus répandu, car si chaque groupe culturel et linguistique a les siens, on en trouvedes équivalents dans les autres : pas moins de 35 pays ont cette réputation dans notre base de données,cités au total 43 fois. La Bosnie et le Portugal ont le triste privilège d’être les plus souvent en butte à cesplaisanteries, l’une quatre fois et l’autre trois. Les suivants ne le sont chacun qu’une ou deux fois, car siles blagues sont les mêmes, ce ne sont pas toujours les mêmes pays qui en sont les victimes. Selon PeterMcGraw and Joel Warner, dans leur article The Humor Code, « Au cours des dernières décennies, lesociologue britannique et spécialiste éminent de l'humour Christie Davies a recueilli des exemples d'unphénomène étrange : presque chaque culture a sa propre version des "blagues polonaises" [racontée auxÉtats-Unis]. Autrement dit, chaque pays aime se moquer des gens qui ont été étiquetés comme dessimplets et, souvent, des étrangers ».
Ils développent ensuite cette idée de spécificité des victimes dans chaque pays, qui choisitdifférentes « têtes de Turc », depuis parfois très longtemps :
« Les Polonais sont devenus la cible de blagues [aux États-Unis] après que des millions de personnes ont fuila persécution dans leur propre pays aux 18e et 19e siècles, occupant souvent des emplois subalternes dansleur nouveau pays. Mais ce n'est là qu'un exemple de ce que Davies appelle la "blague de stupidité". Partoutdans le monde et à travers l'histoire, les gens se sont différenciés de ceux qu'ils considèrent comme inférieurset étrangers en se moquant d'eux. Prenez le plus ancien livre de blagues connu dans le monde : Philogelos, quipeut se traduire du grec par "celui qui aime rire", compilé à partir de plusieurs manuscrits datant du XIe auXVe siècle, mais qui auraient été écrits au IVe siècle apr. J.-C. par les scribes Hierokles et Philagrios, dont onne sait plus rien. Sur les 265 blagues du livre, près d'un quart concernent des gens de villes réputées pour leuridiotie, comme Kyme (aujourd’hui en Turquie) et Abdera en Thrace. Plus tard, dans l'Angleterre médiévale,les gens racontaient des blagues sur les cancres qui vivaient dans le village de Gotham. Le phénomène est vraiment mondial [mais], il se trouve que les Irlandais sont particulièrement maltraités. Les blagues d’idiotieirlandaises sont également courantes en Angleterre, au Pays de Galles, en Écosse et en Australie. Cela peutêtre pire : si vous êtes un Irlandais du comté de Kerry, vos camarades irlandais se moquent également de vous».
Cette universalité n’allait pas de soi puisque l’humour est très lié à chaque culture, ce que les unstrouvent drôle peut ne pas amuser les autres, comme en témoigne le glacial « We are not amused » (ou «The Queen is not amused ») attribué à la reine Victoria. Et en effet, continue Davies :
La figure 5 montre que ces accusations de stupidité sont en général plutôt locales, notamment enEurope, mais qu'il existe aussi des cas de réputation à moyenne distance, comme entre l'Afrique du Nordet le Sahel, et même à longue distance comme les blagues sur les Portugais qui se racontent au Brésil etau Timor oriental : dans ces deux cas ce sont manifestement des blagues de revanche vis-à-vis del'ancien colonisateur, comme pour s’émanciper symboliquement du joug colonial.
En Europe (figure 6) les flux de blagues sont multiples et on pourrait les qualifier de reflux, ou decontre-flux puisqu’ils sont souvent l’inverse de ceux des blagues d’arrogance : du Portugal versl’Espagne, du Royaume-Uni vers l’Irlande, de la Suède vers la Norvège, etc. Nulle part ils ne sont aussinombreux qu’entre les pays de l’ex-Yougoslavie, où se situe le pays le plus souvent cité dans le monde, la Bosnie. Mais il est clair que ce sont d’anciennes blagues internes qui ne sont devenues des blagues depays à pays avec l’éclatement du pays. Et surtout cet éclatement, qui a pris par endroit la forme d’uneguerre civile à fond religieux, a été la preuve évidente qu’il rassemblait dans un même cadre despopulations très différentes et où les préjugés négatifs mutuels étaient nombreux, les blagues en étantune forme mineure et pacifique et qui ont pris ensuite un tour beaucoup plus violent dans cette poudrièreethnique.
C’est ici aussi que l’on observe la plus longue cascade de blagues, les Français se moquant –parfois lourdement – des « Belges », mais en fait des Wallons, qui se moquent des Flamands, qui semoquent des Hollandais, qui se moquent des habitants de la province de Frise (Friesland en hollandaisou Fryslân en Frison), une des douze provinces des Pays-Bas. Elle s’étendait Jadis jusqu’à la Friseorientale, aujourd’hui allemande, elle en est désormais séparée par province de Groningen, renforcée cesdernières années par sa production de gaz. Ses habitants ont une langue – proche du hollandais – et uneculture spécifique et beaucoup se pensent comme des irréductibles qui résistent encore et toujours.Toutes ces moqueries sont évidemment injustes, notamment pour les Frisons, d’autant plus que leursvoisins allemands de Frise orientale sont eu aussi en butte aux blagues douteuses de leurs proprescompatriotes.
PARESSE ET AVARICE
Ces deux catégories se sont révélées décevantes, cette fois seuls neuf pays ont reçu ce qualificatifdans notre enquête : Australie, Inde, Indonésie, Malaisie, Mexique, Mozambique, Papouasie, Pologne etRoyaume-Uni. Dans ce dernier cas, il faut d’ailleurs signaler que la mention du pays est due à l’une deses régions, de surcroît inattendue : un collègue géographe raconte qu'en étant en visite aux îles Shetlandil avait cru faire plaisir à ses hôtes en leur disant sa fierté d’être reçu par de si nobles Highlanders, maisavait reçu une réponse grommelée, « Highlanders, bloody lazy Southerners ». On est toujours le fainéant– et souvent le sudiste – de quelqu’un…
Il en va de même pour l’avarice (ou radinerie, pingrerie, ladrerie, etc.), qui n’est citée que pour 9nations : l’Écosse – qui n’en est une que dans les compétitions de rugby et de football – (3 fois),l’Australie et les Pays-Bas (2 fois), la Chine, l’Inde, la Malaisie, le Maroc et Singapour, la mention duLiban étant probablement une erreur puisque les blagues au sujet des Libanais portent plutôt sur leursens commercial, voire leur cupidité, que sur leur avarice.
Ces blagues d’avarice sont souvent les mêmes que celles qui sont racontées sur les Juifs, un sujetlaissé ici volontairement hors-champ car peu territorialisé du fait de la Diaspora : c’est une desspécificités du peuple juif que de ne pas avoir, pendant des siècles, de territoire propre, ce qui a eu desconséquences sur les activités qu’ils pouvaient mener, du prêt d’argent aux professions intellectuelles etartistiques.
Il en a résulté d’un côté des drames comme la confiscations fréquente de leurs créances et de leursbiens et – pire – des expulsions et de pogroms, mais aussi – en ce qui nous concerne directement ici – denombreuses blagues sur leur sens de la famille et des affaires. Exclure ces blagues est dommage, carelles sont nombreuses et si beaucoup sont drôles – les meilleures sont contées par les Juifs eux-mêmes –d’autres le sont beaucoup moins, quand elles tombent dans l’antisémitisme. On reconnait les blagues decette dernière catégorie à ce qu’elles enferment les juifs dans les stéréotypes qui leurs sont attribuésdepuis des siècles, alors que les blagues juives sont plus absurdes et jouent beaucoup sur l’autodérision.
BLAGUES MUTUELLES EN AMÉRIQUE LATINE
Montée grâce aux informations recueillies par Martine Guibert auprès de collègueslatino-américains (et à une quarantaine d’années de fréquentation assidue du Brésil) la figure 7 recensequelques-uns des thèmes de blagues les plus fréquents en Amérique latine.
Trois constantes apparaissent. La première apparaît dans les blagues que les Brésiliens racontentsur les Portugais et celles des pays hispanophones sur les gallegos, les Espagnols venus de Galice. Dansles deux cas il s’agit clairement d’une revanche symbolique sur les pays colonisateurs, doublé dans lecas des immigrants portugais au Brésil d’un préjugé social car ceux qui y ont migré au XXe siècleétaient en général de pauvres gens fuyant la misère de leur pays natal et qui se sont concentrés dans lecommerce alimentaire (boulangeries, épiceries). Cela les exposait, s’ils augmentaient leurs prix ou leursrefusaient du crédit, à des tensions avec leurs clients brésiliens, qui se vengeaient en se moquant d’eux.
La seconde constante est la vision partagée que les pays hispanophones ont des Brésiliens, quisont vus – et moqués – comme chaleureux, expansifs mais aussi portés à l’exagération dans la couleurde leurs vêtements, le volume sonore de leurs conversations et la familiarité avec laquelle ils traitent lesétrangers. La troisième est le consensus sur la prétention et l’arrogance des Argentins11. Elle concernesurtout ses voisins mais elle est aussi mentionnée par les collègues mexicains, cela peut être un biaisintroduit par la nature de l’échantillon, car ils avaient accueilli bon nombre d’universitaires argentinsfuyant la dictature militaire dans leur pays.
On ne se risquera pas à expliquer pourquoi tant de blagues attribuent ce défaut aux Argentins,d’autant moins que le même l’est aux Français, et nous savons bien que dans ce cas la réputation estimméritée et injuste… Les autres blagues sont plus faciles à expliquer : celles qui portent sur la stupidité(ainsi que sur la paresse, la malice et la saleté) s’en prennent majoritairement aux pays (et régions àl’intérieur des pays) où vivent des « Indiens », les descendants des premiers occupants du continentavant l’arrivée des conquistadores. Les Argentins, les appellent avec condescendance les cabecitasnegras (les « petites têtes noires »), non pas en raison de la couleur de leur peau mais de celle de leurscheveux.
S’y ajoute une catégorie plus spécifique, exprimée dans les blagues de traîtrise, héritage deconflits passés, entre Chiliens et Argentins, et surtout entre Boliviens (et Péruviens, mais il n’y avait pasde collègue de cette nationalité dans l’échantillon interrogé) : la guerre du Pacifique (1879-1884) aucours de laquelle le Chili a annexé des territoires péruviens et boliviens (privant le pays d’accès à lamer) a manifestement laissé des traces. On peut trouver que cette rancune ancienne devrait avoir disparumais il faut alors se rappeler que la réputation de la « perfide Albion » en France est encore alimentéepar les souvenirs de Jeanne d’Arc, de Fachoda et de Mers el-Kébir, malgré l’Entente cordiale et lasolidarité des deux guerres mondiales.
LE CAS PARTICULIER DE L’AFRIQUE
L’Afrique est le continent le moins présent dans les florilèges de blagues nationales, et donc surnos cartes. Les Africains et Africanistes que nous avons interrogés ont tous été perplexes, ne pouvantpas vraiment citer de blagues nationales, mais il est vite apparu que cela était assez logique puisque laplupart des pays de l’Afrique subsaharienne sont des constructions arbitraires, fruits des conquêtescoloniales sanctionnées par le partage fait à la conférence de Berlin, en 1885. Comme leur ladécolonisation y a été tardive, dans les années 1960, le sentiment national n'a pas eu le temps de s'yinstaller, contrairement à l'Amérique latine, où les pays actuels ont pris leur indépendance au début duXIXe siècle. Comme le signalait Alain Dubresson, il n’a de retentissement qu’au moment de la Couped'Afrique des Nations (CAN) : créée en 1957 elle est organisée tous les deux ans et l’on voit alors lessupporters s’enthousiasmer pour les équipes nationales, (Lions Indomptables du Cameroun, DiablesRouges du Congo, Éléphants de Côte d’Ivoire) et faire des blagues sur les équipes et pays adverses.
Nous avons néanmoins obtenu un témoignage venu d’un pays, le Rwanda, dont les habitants onteu l’occasion de côtoyer – dans des circonstances tragiques – ceux d’autres pays africains et de son faitsur eux une opinion qui a été mise en forme de tableau (tableau 1) par Liliose Senga, qui précise qu’elle ne souscrit évidemment pas à ces préjugés injustes
1)Ils sont aussi appelés Abanyamurenge. Une des blagues qui se raconte au Rwanda a donnénaissance à une expression péjorative « Apporter du renfort comme un Congolais ». Elle date du tempsdu président Habyarimana, qui avait demandé à l'époque à son homologue congolais de lui prêter unearmée pour défendre la ville de Murenge. Le renfort fourni aurait été une armée des soldats obèses etqui, à force de passer leurs soirées dans des cabarets et dans les maisons closes, ont fini par soit attraperle Sida soit être complétement inutilisables pour défendre la ville.
2)On attribue cette caractéristique à la colonisation française. D'ailleurs on dit aussi que faire desaffaires avec un Français, c'est une migraine assurée causée par un flux de parole qui ne va pas droit aubut.
Si les plaisanteries de pays à pays sont donc rares, l’Afrique a d’autres échelles pour construire etgérer ses identités, bien sûr les ethnies, mais aussi en l'occurrence la « parenté à plaisanteries ». Commele signale Michel Sauquet :
Macha Séry va dans le même sens, en soulignant la force et les limites des « joutes verbales entrecouples d'ethnies en Afrique de l'Ouest », où elles sont très utiles.
On ne peut s’empêcher de penser que bien des régions et pays du monde gagneraient à suivre cetexemple venu du continent où est née l’humanité.
DISCUSSION
Quelques indications de portée générale peuvent être tirées de ces résultats :
LES BLAGUES ENTRE PAYS SONT DES CONSTRUCTIONSSOCIALES
Elles sont le reflet des identités nationales, des façons de définir et de partager des imagescollectives, celles du groupe visé par la plaisanterie et – au moins autant, en creux ou en miroir – celledu groupe qui la raconte. Elles fabriquent l'entre-soi à l’intérieur des groupes de genre, de classe, au jourle jour et sont très souvent réactivées par frictions générées par les migrations, comme on peut leconstater notamment aux États-Unis et en Europe. Selon Michel Sauquet « Les blagues de gens d'unpays sur un autre pays peuvent relever de la stratégie du bouc émissaire : on a des problèmes, mais onest quand même moins cons que les autres ».
Et cela à plusieurs échelles. L’échelle nationale, d’où nous sommes partis, n’est en effet que l’unede celle où les blagues servent à renforcer les identités de groupes. Elle a ses mérites et ses limites, maison aura perçu chemin faisant à lecture – comme cela a été le cas au cours de la recherche – que cesblagues de pays à pays ne sont qu’une partie de la réalité. On en raconte beaucoup d’autres sur sescompatriotes à l’intérieur de chacun d’entre eux, elles sont tout aussi révélatrices de leurs tensionsinternes que les blagues internationales le sont de leur positionnement dans les champs de forcemondiaux : ce sera l’objet d’un article ultérieur.
LES BLAGUES ONT UNE TEMPORALITÉ
Elles varient dans le temps, en intensité et par les cibles visées, des « vagues » de plaisanteriesémergent et disparaissent en fonction des événements. Ceux-ci peuvent être tragiques, comme desguerres, dans les cas du Rwanda, de l’ex-Yougoslavie et du Haut-Karabakh. Ils peuvent aussi être laprise du pouvoir par des dictatures ou des régimes autoritaires, grands pourvoyeurs de blagues sur leschefs d’État, de Napoléon à Kim Jong-un, en passant par Tito, Staline et quelques autres. Selon leProfesseur Eiki Berg, de l’Université de Tartu (Estonie), « Nous avions des blagues sur les Tchouktcheset les Russes à l'époque soviétique. Plus maintenant. On rit des Finlandais (perçus comme lents, pasbavards, un peu stupides) et des Lettons (ils terminent leurs mots avec des « s »). Je suppose que dansles deux cas, le motif moteur est l'infériorité ».
DEUX GRANDES CATÉGORIES, "SURPLOMBANTES" ET "DEREVANCHE"
ON peut au total distinguer, grosso modo, deux catégories principales : d’une part celles quirenforcent le sentiment de supériorité de groupes dominants et d’autre part celles qui aident les groupesdominés à résister et sont donc de – modestes – facteurs de résistance à l’oppression. Ce n’est pas parhasard que les principales catégories de blagues que nous avons détectées sont celles qui portent sur lastupidité (des vaincus) ou l’arrogance (des vainqueurs) : pour détourner un jargon à la mode on pourraitdire qu’elles sont soit faites du haut vers le bas, top down, ou du bas vers le haut, bottom up.
Selon Nona Shaknazaryan « Il est important [de voir] comment la plaisanterie est construite,est-ce que ses auteurs regardent le voisin - "d'en haut" ou "d'en bas", qu'ils se sentent dominants ou, àl'inverse, déprimés. Une plaisanterie est un phénomène psychologique qui reflète le "complexed'infériorité", le désir de s'affirmer en humiliant autrui pour renverser les relations de pouvoir ».
Dans les premières, dont le facteur commun est au fond le mépris, les soumis sont fréquemmentvus à la fois comme bêtes, fainéants, sales et voleurs. On peut y rattacher les blagues qui font référence àl’apparence, notamment vestimentaire : pour un Thaïlandais « être habillé comme un Lao » est presqueune insulte, comme « être habillée comme une Portugaise » pour une Brésilienne. Ces blagues « ensurplomb » reflètent souvent les préoccupations de patrons dans la gestion de leur main d’oeuvre (àcommencer par les « bonnes » et autres employés de maison), ou celles de travailleurs subissant laconcurrence de plus pauvres qu’eux venus d’autres régions (montagnes andines ou Caucase, parexemple) ou pays (Nordeste brésilien, Europe orientale, Afrique du Nord).
Il y a donc des blagues détestables, racistes, xénophobes, homophobes ou « grossophobes »,blagues sur les religions jugées inférieures, les peuples de voleurs. Il y a clairement un côté peusympathique de la blague, qui peut être très acerbe et oblige parfois à être très prudent, à ne pas lesraconter à certains moments, dans certains cercles, à se les raconter entre soi. C’était du moins vrai avantque les réseaux sociaux ne permettent d’accéder à des blagues jusque-là racontées à mi-voix dans dessalles de réunions, des vestiaires, des bars, avant que les private jokes ne soient étalées en public.
Les secondes ont une dimension de révolte, de pulsion libératrice, ou au moins de volontéd’atténuer le poids de l’oppression. Quand Macha Séry se demandait « Pourquoi aime-t-on tant rire ? »elle répondait « Pour prendre une petite revanche sur plus puissant que soi, rire de rébellion ou rire deconsolation », ce qui est en effet une des modalités de ces moqueries. Dans ce domaine, Olivier Milhaudavait déjà souligné le rôle politique de l'humour soviétique : « Toute blague est une révolutionminuscule », citant en exemple la répression du Printemps de Prague, qui suscita « une série de blaguestchécoslovaques qui visent aussi à montrer une certaine supériorité intellectuelle tchèque par l'humour ».
Mais il arrive heureusement que même les blagues méprisantes soient utilisées à rebours, ellespeuvent offrir une (petite) revanche aux groupes soumis à une oppression en leur permettant l’occasionde retourner les préjugés dont ils sont victimes. Il est fréquent que dans les blagues le dominé, considérécomme bête, sale, paresseux, etc. par le dominant, soit aussi un malin, par exemple le Saïdi est unpaysan du Saïd, la vallée du Nil en amont du Caire qui est (ou paraît) stupide, mais est en même tempsrusé. Lui et ses semblables dans le monde, des paysans andins aux migrants indiens dans le Golfe,arrivent souvent, à la fin de la blague, à humilier le dominant arrogant, qui à son tour se trouve tout bêted’avoir été roulé. Petite victoire symbolique, évidemment plus sympathique que celles, trop évidentes,des puissants sur les plus faibles.
Au total, les blagues sont donc bien une construction sociale, à la fois révélatrices et induites parles rapports de domination. Elles ont toutefois un mérite par rapport à d’autres formes d’expression,elles sont une façon de gérer ces antagonismes à moindres frais, sous la forme feutrée de la moquerieplutôt que dans la violence ou la haine. Si grinçantes qu’elles soient parfois, elles sont sûrementpréférables aux guerres, autre façon bien plus tragique de régler les conflits : plutôt les blagues –douteuses – sur la prétendue stupidité des Bosniaques que l’horrible « nettoyage » ethnique qui a suivi.Les blagues ont en tout cas l’avantage d’attirer notre attention sur les tensions sociales, elles mettent ledoigt sur les points sensibles, et comme le concluait Jean-Baptiste Fretigny dans le compte-rendu de lasoirée au Flore « Si l'humour n'a pas encore sa géographie, il condense de multiples pratiques etreprésentations […] qui ne peuvent que stimuler la réflexion des géographes ».
RÉFÉRENCES
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Notes
imaginaires.
et à Djibouti, où faire de l’humour peut vous mener en prison.
Nona Shaknazaryan (Erevan), Ivan Savtchouk (Kiev), Pr. Eiki Berg (Tartu), Lucie Dejouanet, Benoit Bérard, Prevost Touessi, Martine Guibert, Liliose Senga, Daniel Théry.
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