Résumé: Les plus grands enrichissements de l’histoire lui viennent de la dignification historique conquise par les mémoires, que ce soit celle des femmes, des minorités régionales, des minorités religieuses, des groupes sociaux sans voix. C’est ce parcours dans la mémoire collective des expériences les plus diverses qui ont enrichi constamment l’histoire en son stade réflexif et historiographique. Paul Ricouer montre comment la mémoire est d’abord matrice de l’histoire et elle est à la base de la réappropriation du passé historique. Cette interpénétration ne va pas sans tensions parfois fortes, mais c’est l’horizon indépassable des rapports histoire/mémoire.
Mots clés:MémoireMémoire, Histoire Histoire, Historiographie Historiographie.
Resumo: Os maiores avanços da História provêm da dignificação conquistada pela memória histórica, quer das mulheres, das minorias regionais, das minorias religiosas ou dos grupos sociais sem voz. Este percurso pela memória coletiva das mais diversas experiências sociais, enriqueceu constantemente a História em sua fase reflexiva e historiográfica. Paul Ricouer mostra como a memória é a primeira matriz da História e está na base da reapropriação do passado histórico. Esta interpenetração não se dá sem tensões, por vezes fortes, mas este é o horizonte incontornável das relações História/memória.
Palavras-chave: memória, história, historiografia.
Abstract: The largest enhancements of history come from the dignification conquered by the historical memory, whether that of women, regional minorities, religious minorities or social groups without a voice. This journey into the collective memory of the most diverse social experiences, enriched the history constantly in his historiographical and reflexive stage. Paul Ricouer shows how memory is the first matrix of history and is the basis for the recovery of history. This interpenetration it to generate tensions, sometimes strong, but this is the inescapable horizon of relations history/memory.
Keywords: memory, history, historiography.
Dossiê
L’histoire à l’épreuve de la guerre des mémoires
Reçu: 01 Août 2008
Accepté: 01 Octobre 2008
La France traverse depuis le début de l’année 2000 et chaque année un peu plus une confusion extrême à propos des questions mémorielles, connaissant même un pic dans le délire collectif en 2005. Paul Ricoeur ne croyait pas si bien dire lorsqu’il affirmait d’emblée dans La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, « Je reste troublé par l’inquiétant spectacle que donnent le trop de mémoire ici, le trop d’oubli ailleurs, pour ne rien dire de l’influence des commémorations et des abus de mémoire- et d’oubli. L’idée d’une politique de la juste mémoire est à cet égard un de mes thèmes civiques avoués [1]. » Par son intervention, il entendait clarifier la situation en distinguant ces deux dimensions, l’histoire et la mémoire, pour mieux les penser ensemble. Depuis la publication de son livre en 2000, les dérapages suscités par les conflits mémoriels n’ont cessé de se multiplier dans une confusion croissante. On peut légitimement s’étonner que Ricoeur ne soit pas davantage devenu une ressource pour éclairer ces conflits au cours desquels chacun a tendance à se crisper sur des positions absolues et négatrices de l’autre. Ce travail de clarification, peu sollicité et la confusion ou le repli crispé de chacun de ces deux pôles n’a cessé de s’aggraver au point que Pierre Nora diagnostique en 2006 « un malaise dans l’identité historique [2] ». Cette crise ne relève pas d’un simple malaise conjoncturel mais d’une profonde crise d’historicité en tant que crise de l’horizon d’attente, de projet historique à une échelle mondiale et au basculement dans ce que François Hartog appelle un nouveau régime d’historicité caractérisé par le présentisme.
Parmi les symptômes de nos pathologies mémorielles, rappelons cette fâcheuse tendance à la judiciarisation qui pousse le pouvoir politique à légiférer en matière mémorielle. L’intention est parfois tout à fait louable, et c’est le cas le 13 juillet 1990 avec l’adoption de la Loi Gayssot qui visait à faire obstacle aux thèses négationnistes qui récusaient l’existence des chambres à gaz du nazisme. Mais on a assisté au début des années 2000 à une accélération du genre nettement plus problématique. Le 29 janvier 2001, une loi est adoptée pour qualifier la massacre des Arméniens en 1915 de génocide ; le 21 mai 2001, la loi dite « Taubira » définit la traite négrière et l’esclavage transatlantique comme crime contre l’humanité depuis le XVe siècle, et enfin la loi du 23 février 2005 stipule « que les programmes reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord ». Le pouvoir politique en arrive donc avec ces lois à prescrire aux historiens non seulement quelle doit être la mémoire à transmettre aux nouvelles générations, mais en plus la manière dont elle doit être présentée. Une véritable incongruité quand on sait que le principe majeur de la déontologie qui prévaut sur ce plan dans l’Education nationale est le respect de la liberté de l’enseignant. En 2006, une nouvelle loi pénalise toute remise en question de l’existence du génocide arménien.
Quelques groupes porteurs de mémoire ont bien compris l’enjeu et la possibilité de faire valoir leurs droits auprès des autorités publiques et se sont organisés en associations dont le fondement est d’asseoir une solidité mémorielle par-delà l’usure du temps, de transmettre une fidélité mémorielle à la génération montante, rien là que de très légitime. Mais certains, animés par une logique totalement exclusiviste, s’aveuglent et, au prix des pires anachronismes, accusent par exemple Napoléon d’avoir été le véritable initiateur d’Adolph Hitler ! Dans ce registre d’extravagances, il faut mentionner le Collectif des Antillais, Guyanais et Réunionnais qui s’est récemment illustré en assignant devant la justice un historien professionnel Olivier Pétré-Grenouilleau pour avoir écrit un ouvrage, publié par Gallimard, primé par le Sénat, sur les traites négrières[3] et pour avoir commenté cette page tragique de l’histoire de l’humanité en disant qu’elle ne relève pas du même registre que le génocide nazi. Le collectif en question demande à la justice « une sanction exemplaire » et Claude Ribbe, un des animateurs de ce collectif et auteur du livre à scandales en décembre 2005 sur Le crime de Napoléon, précise même ce que devrait être le chef d’accusation : « Le livre de Pétré-Grenouilleau relève purement et simplement des tribunaux sous le chef de racisme et d’apologie de crime contre l’humanité » ! Rien que cela ! A ce rythme, on n’a pas fini de déterrer les cadavres et les tribunaux ne sont pas près de désemplir au nom des héritages à assumer. Déjà celui de la traite remonte au XVe siècle, mais on peut remonter plus loin encore comme le suggère avec humour Françoise Chandernagor : « Pour faire plaisir à des Français d’origine asiatique, votera-t-on par exemple, sanctions à l’appui, une loi pour dire, qu’au XIIe siècle les Minamoto ont cruellement exterminé Taïra ? [4]. » Comme le fait remarquer Henry Rousso, historien du temps présent mais dénonçant à cette occasion les dangers du présentisme : « Comment penser sérieusement que l’on peut « réparer » les dommages causées par la traite négrière à partir du XVe siècle ? [5]. »
Du côté des dirigeants politiques de tous bords, l’irresponsabilité est aussi largement partagée et le plus grand désordre règne, de droite comme de gauche. Le député de droite UMP chargé en 2003 du Rapport sur la présence française en Outre-Mer, Michel Diefenbacher intervient à l’assemblée nationale le 11 juin 2004 pour louer « la ferme volonté de la représentation nationale que l’histoire enseignée à nos enfants, dans nos écoles garde intact le souvenir de l’épopée de la plus grande France ». On reprend ainsi, comme le souligne récemment Romain Bertrand [6], un langage typiquement colonialiste, celui du XIXe siècle européocentré. Les débats parlementaires révèlent à quel point c’est le domaine de l’enseignement, de la transmission qui est visé et que les députés de l’UMP veulent contrôler. Ainsi, Lionnel Luca (UMP) défendant la loi du 23 février 2005 à l’assemblée insiste : « Ce qui est vrai, c’est qu’on pointe la façon dont les manuels scolaires ont tendance à raconter l’histoire de façon partielle et partiale. Les livres en circulation ont une vision trop négative sur ce sujet ». La gauche participe aussi à ce climat de confusion, et c’est le PS qui fait passer à l’assemblée nationale le 12 octobre 2006 la loi de pénalisation pour quiconque émettrait des doutes sur le génocide arménien. Un tel point de vue est désormais passible de un an de prison et de 55.0000 € d’amende. Comme le dit avec Humour Pierre Nora, à quand une loi pour défendre la cause des Russes blancs contre les crimes communistes ? Une loi pour indemniser les descendants des protestants massacrés lors de la Saint-Barthélémy ? Une loi sur les Vendéens décimés pendant la Révolution française et pourquoi pas une loi sur les Albigeois exterminés ? [7]. Ces débordements mémoriels ne sont pas vraiment une nouveauté, comme le remarque Patrick Garcia [8], que l’on songe au conflit de deux siècle cristallisé sur la ligne de clivage qu’a constitué la Révolution française dans le paysage politique. Mais le caractère particulièrement intense de ce la crise actuelle tient à la perte de valeur structurante de l’Etat-nation. Alors que chacun, d’un camp à l’autre se réclamait de la vraie France : « c’est cette configuration qui vole en éclats dans les années 1980 [9] », sous le double coup d’une mutation dans les sensibilités qui substitue à la figure du héros celle de la victime, et sous les effets de la mondialisation qui relativise les frontières nationales.
Face à ces débordements mémoriels, on comprend la réaction des historiens de métier qui revient à défendre leur métier avec ses méthodes spécifiques pour faire face à ces exigences qui se transforment parfois en injonction de transmettre, lorsque ce n’est pas en assignation en justice. Les historiens ont alors tendance à se regrouper et à s’ériger en communauté professionnelle. Une pétition a été lancée sous la dénomination de « Liberté pour l’histoire » réclamant l’abrogation de toutes les lois mémorielles à l’appel d’éminents historiens.[10]. On a vu aussi se constituer en 2005 un Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire « pour lutter contre tant de mélanges entre histoire et mémoire ». Cette vive réaction de la corporation historienne contre les vérités officielles sont à la fois légitimes et participent à un combat plus général contre toutes les atteintes à la démocratie. Il est cependant nécessaire de bien souligner le caractère non corporatiste de cette réaction, ce qu’a précisé avec justesse René Rémond qui a présidé l’association Liberté pour l’histoire : « Le texte demande la liberté pour l’histoire : pas pour les historiens. L’histoire ne leur appartient pas plus qu’aux politiques. Elle est le bien de tous [11]. » René Rémond se trouve sur ce point en plein accord avec Paul Ricoeur lorsqu’il rappelle qu’en dernière instance, c’est le citoyen qui tranche dans la tension entre le pôle mémoriel et le pôle de l’histoire, d’où la nécessité de l’éclairer dans ses choix. Madeleine Rebérioux avait été très isolée et très lucide bien avant que l’ensemble des historiens ne prennent la mesure des risques de l’inflation des lois mémorielles. En effet, dès 1990 lorsque la loi Gayssot fût adoptée par l’Assemblée nationale. Elle écrit alors : « La vérité que les historiens s’attachent à cerner, cette volonté non seulement d’établir les faits mais de les interpréter, de les comprendre – les deux sont bien sûr inséparables -, peut-elle être énoncée, fixée par la loi et mise en œuvre par la Justice ? La loi impose des interdits, elle édite des prescriptions, elle peut définir des libertés. Elle est de l’ordre du normatif. Elle ne saurait dire le vrai [12]. » Opposer aux dérives actuelles, le contrat de vérité qui lie l’historien à son dire est essentiel, et en même temps, il faut se garder d’oublier que l’opération historiographique ne se limite pas à l’administration de la preuve. Envisager la fonction historienne comme se réduisant à la simple vérification de la véracité factuelle à sa fonction d’établissement des faits aurait pour effet de faire rétrograder la discipline au plan épistémologique de plus d’un siècle. Or l’on sait depuis longtemps que l’historien ne peut se limiter à l’établissement des faits, et que faire de l’histoire consiste à construire, fabriquer, « créer » disait même Lucien Febvre, fondateur de la revue Annales avec Marc Bloch en 1929. On sait bien sûr aussi que la vérité historique est toujours révisable en fonction de nouvelles archives, de nouvelles questions, que la résurrection du passé est impossible, et que l’on ne peut avoir de connaissance du passé que médiatisée par un récit. Toutes ces considérations sur la pratique historienne ont été explorées par Ricoeur depuis Histoire et Vérité dans les années 50, puis avec sa trilogie Temps et récit dans les années 80 et enfin dans La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli en 2000. On peut donc s’étonner que cet énorme travail réflexif ne soit pas mobilisé pour sortir des impasses, des apories actuelles de cette confrontation stérile entre des porteurs de mémoire dictant leurs lois à des historiens qui ne veulent plus entendre parler de mémoire. C’est ce que déplore à juste titre Eric Vigne : « Tout, dans les réactions des historiens à l’égard de ces mémoires, semble laisser craindre qu’ils pensent le rapport entre l’histoire et la mémoire sur le mode de la concurrence, et non pas d’une dynamique solidaire [13]. » Il faut en effet rappeler à quel point l’histoire s’est enrichie sous l’aiguillon des mémoires plurielles. Elle ne serait pas ce qu’elle est sans cet apport décisif qui la reconfigure à tout moment. Les plus grands enrichissements de l’histoire lui viennent de la dignification historique conquise par les mémoires, que ce soit celle des femmes, des minorités régionales, des minorités religieuses, des groupes sociaux sans voix. C’est ce parcours dans la mémoire collective des expériences les plus diverses qui ont enrichi constamment l’histoire en son stade réflexif et historiographique. Comme le disait Michel de Certeau, « un événement est ce qu’il devient ». Il est tissé par ses traces narratives dans son après-coup. Comme le disait déjà Lucien Febvre lors de sa conférence inaugurale au Collège de France en 1932, l’histoire n’est pas du donné, mais « du construit », « du créé ». Or, la tentation de faire machine arrière et de séparer à nouveau radicalement histoire et mémoire est forte et pas seulement chez les historiens de profession, on la retrouve aussi chez des anthropologues comme Emmanuel Terray qui absolutise cette coupure comme réponse à la guerre des mémoires en contestant l’idée même de dette et de transmission et prônant même un devoir d’oubli et une coupure radicale entre les faits et leur interprétation [14]. C’est pourtant ce rapport de complémentarité qu’a bien mis en évidence Ricoeur, double dépendance par rapport à l’amont et à l’aval, comme le précise sa conférence à Budapest de 2003. Il y montre comment la mémoire est d’abord matrice de l’histoire en tant qu’écriture et qu’en second lieu, elle est à la base de la réappropriation du passé historique en tant que mémoire instruite par l’histoire transmise et lue. Cette interpénétration ne va pas sans tensions parfois fortes, mais c’est l’horizon indépassable des rapports histoire/mémoire. Ricoeur ajoute que dans la confrontation entre les deux, on ne peut trancher au plan épistémologique pour savoir qui a raison. Il en résulte une indécidabilité des relations entre histoire et mémoire : « La compétition entre la mémoire et l’histoire, entre la fidélité de l’une et la vérité de l’autre, ne peut être tranchée au plan épistémologique [15]. » On ne peut compter que sur le temps pour faire valoir plus de vérité dans la fidélité mémorielle au prix du déploiement d’une épistémologie historienne informée, ouverte sur les legs des mémoires blessées. A cet égard, l’intervention de Paul Ricoeur et sa définition d’une politique de la « juste mémoire » s’inscrit dans une perspective qui n’a rien d’essentialiste. Cette « juste mémoire », très difficile sinon impossible à atteindre, n’en est pas moins un horizon vers lequel il convient de tendre et qui s’inscrit, comme toujours chez Paul Ricoeur, dans un agir, dans la mise en œuvre de la capabilité des sociétés humaines et de la responsabilité civique de chacun.
Dans le parcours qui le conduit de la phénoménologie à l’ontologie, Ricoeur mobilise en fait deux traditions que toute son oeuvre philosophique tente d’articuler ensemble. C’est d’ailleurs à l’aune de ce véritable remembrement que se mesure l’apport essentiel de Ricoeur. Le logos grec lui offre le socle de départ pour répondre à l’énigme de la représentation du passé dans la mémoire. Platon s’est déjà posé la question du « quoi » du souvenir, répondant dans le Théétète par l’Eikôn (l’image-souvenir). Or, le paradoxe de l’Eikôn est cette présence à l’esprit d’une chose absente, cette présence de l’absent. A cette première approche, Aristote ajoute une autre caractéristique de la mémoire avec le fait qu’elle porte la marque du temps, ce qui définit une ligne frontière entre l’imagination, le phantasme d’un côté et la mémoire de l’autre qui se réfère à une antériorité, à un « ayant été ». Mais quelles sont ces traces mémorielles? Elles sont de trois ordres selon Ricoeur qui se tient, vigilant, à distance des entreprises réductionnistes comme celle de Changeux et de son Homme neuronal pour lequel la logique corticale expliquerait à elle seule tous les comportements humains. Ricoeur prend soin de distinguer les traces mémorielles corticales, psychiques et matérielles. Avec cette troisième dimension de la mémoire, celle des traces matérielles, documentaires, nous sommes déjà dans le champ d’investigation de l’historien. Elles constituent donc à elles seules l’imbrication inévitable de l’histoire et de la mémoire, ce que révèle d’ailleurs l ‘expression de Carlo Ginzburg d’un paradigme « indiciaire » dont dépendrait l’histoire, opposé au paradigme « galiléen ». Cette mémoire est fragile car elle peut être une mémoire empêchée, manipulée, commandée et en même temps elle peut aussi procurer ce que Ricoeur appelle le « petit bonheur » de la reconnaissance, inaccessible à l’histoire qui reste une connaissance médiatisée. A l’horizon de la phénoménologie de la mémoire, Ricoeur vise le « Je peux » de l’homme capable. Autour de trois interrogations : le « pouvoir se souvenir », « l’art d’oublier » et le « savoir pardonner ».
Cependant il convient d’échapper à la « tyrannie mémorielle », et Ricoeur reconnaît qu’il y a bien coupure entre le niveau mémoriel et celui du discours historique et celle-ci s’effectue avec l’écriture. Ricoeur reprend ici le mythe de l’invention de l’écriture comme pharmakon dans le Phèdre de Platon. Par rapport à la mémoire, l’écriture est à la fois remède, protégeant de l’oubli, et en même temps elle est poison dans la mesure où elle risque de se substituer à l’effort de mémoire. C’est au niveau de l’écriture que se situe l’histoire dans les trois phases constitutives de ce que Michel de Certeau qualifie d’opération historiographique. Ricoeur retrace le parcours de l’opération historiographique à l’œuvre dans ses trois étapes constitutives. Il définit une première étape par laquelle l’histoire fait rupture avec la mémoire lorsqu’elle objective les témoignages pour les transformer en documents, les passant au crible de l’épreuve de leur authenticité, discriminant grâce aux règles bien connues de la méthode de critique interne et externe des sources, le vrai du faux, chassant les diverses formes de falsifications. C’est la phase archivistique qui se réfère à un lieu qui n’est pas seulement un lieu spatial, physiquement situé, mais un lieu social et sur ce plan Ricoeur dit encore sa dette par rapport à la définition par Michel de Certeau du premier volet de l’opération historiographique. A contrario de Raymond Aron qui élude la question du lieu d’énonciation pour mieux insister sur la subjectivité de l’historien, Ricoeur suit Certeau dans sa manière de faire prévaloir une dimension de non-dit et de valoriser l’histoire en tant qu’institution de savoir avec sa logique endogène propre. Et Ricoeur insiste sur l’acte d’archiver qui n’est pas neutre mais la résultante d’une action proprement humaine et non pas d’une passivité subie, de ce qu’il dénomme un processus d’archivation, insistant sur la pratique de mettre à part, d’opérer à un choix. Là encore, Ricoeur s’appuie sur Certeau pour dire que tout commence par une redistribution de l’espace. En cette phase, documentaire, l’historien confronté aux archives se pose la question de ce qui a effectivement eu lieu : « Les termes vrai/faux peuvent être pris légitimement à ce niveau au sens poppérien du réfutable et du vérifiable… La réfutation du négationnisme se joue à ce niveau [16]. » L’historien est, à ce stade, à l’école du soupçon dans ce travail d’objectivation de la trace afin de répondre à la confiance que lui accorde son lecteur. La preuve documentaire reste en tension entre la force de l’attestation et l’usage mesuré de la contestation, du regard critique.
Le second moment de l’opération historiographique est celui que Ricoeur qualifie comme étant la tentative d’explication/compréhension. Ici Ricoeur se dissocie de Dilthey et de sa séparation entre ces deux niveaux indissociables et qui ne sont pas non plus assimilés à l’interprétation qui est une notion plus vaste, déployée aux trois stades de l’épistémologie historienne : « En ce sens l’interprétation est un trait de la recherche de la vérité en histoire qui traverse les trois niveaux : c’est de l’intention même de vérité de toutes les opérations historiographiques que l’interprétation est une composante [17]. » L’historien approfondit alors l’autonomie de sa démarche par rapport à la mémoire en se posant la question du « pourquoi ? », mobilisant les divers schèmes d’intelligibilité à sa disposition. Il déconstruit la masse documentaire pour la mettre en séries cohérentes signifiantes : ici des phénomènes supposés d’ordre économique, là politique ou religieux… Il modélise dans la mesure du possible pour tester ses outils interprétatifs. Ricoeur traverse à ce niveau le paysage historiographique actuel marqué par le double tournant pragmatique qui privilégie l’étude des pratiques constitutives du lien social et interprétatif, en se fondant sur la pluralisation des temporalités et des variations des échelles d’analyse d’une discipline, l’histoire, dont l’horizon est de rendre compte et de comprendre les changements [18]. Il prend surtout appui sur ceux qu’il qualifie comme des « maîtres de rigueur » : Michel Foucault, Michel de Certeau et Norbert Elias [19] et retrouve les jeux d’échelles [20] comme idée-force pour sortir de la fausse alternative qui a longtemps structuré le milieu des historiens entre les tenants de l’événements et ceux de la longue durée. Il prend appui dans cette démonstration sur les travaux de la micro-storia et sur ceux de Bernard Lepetit sur la structuration des pratiques sociales et leurs représentations[21].
Le troisième niveau de l’opération historiographique est celui de la représentation historienne au cours de laquelle l’écriture devient le niveau majeur. Elle était déjà au principe de la discipline comme l’avait déjà perçu Platon dans le Phèdre avec l’invention de l’écriture comme pharmakon, à la fois remède par rapport à la mémoire, protégeant de l’oubli et en même temps poison dans la mesure où elle risque de se substituer à l’effort de mémoire. C’est bien au plan de l’écriture que se situe l’histoire dans ses trois phases, mais plus que jamais dans cette ambition ultime d’effectuation de l’acte d’écriture de l’historien lui-même. Sur ce plan, Ricoeur rejoint une nouvelle fois Michel de Certeau pour analyser les composantes de cette activité scripturaire[22]. Mais Ricoeur évite tout enfermement de l’écriture dans la seule strate discursive et accorde une place nodale à un concept déjà utilisé dans Temps et Récit qui est celui de représentance[23]. Par là , il entend la cristallisation des attentes et apories de l’intentionnalité historienne. La représentance est la visée de la connaissance historique elle-même placée sous le sceau d’un pacte selon lequel l’historien se donne pour objet des personnages, des situations ayant existé avant qu’il n’en soit fait récit. Cette notion se différencie donc de celle de représentation dans la mesure où elle implique un vis-à-vis du texte, un référent que Ricoeur qualifie de lieutenance du texte historique.
Le troisième terme du triptyque qui a souvent été oublié dans les commentaires est l’oubli. Ricoeur distingue à ce niveau un oubli irréversible qui en est le pôle négatif et constitue un double défi à l’histoire et à la mémoire. Mais il souligne aussi une autre dimension de l’oubli qu’il qualifie d’oublie de réserve qui est la condition même de la mémoire et de l’histoire en tant qu’oubli qui préserve : « Cet oubli revêt une signification positive » écrit Ricoeur qui achève son parcours sur le pardon difficile qui vient revisiter les trois dimensions que sont la mémoire, l’histoire et l’oubli comme horizon eschatologique d’une visée de mémoire heureuse. Dans la mesure où l’histoire est plus distante, plus objectivante que la mémoire, elle peut jouer un rôle d’équité pour tempérer l’exclusivité des mémoires particulières et contribuer ainsi à transformer la mémoire malheureuse en mémoire pacifiée, en juste mémoire. Ricoeur nous donne là, à nous historiens, une belle leçon sur notre fonction possible d’une remise en route du rapport entre passé et présent pour construire l’avenir, soit une belle leçon d’espérance qui passe par toute une ascèse intellectuelle.
Au-delà de la conjoncture mémorielle actuelle, symptomatique de la crise d'une des deux catégories méta-historiques, l'horizon d'attente, l'absence de projet de notre société moderne, Ricoeur rappelle la fonction de l'agir, de la dette éthique de l'histoire vis-à-vis du passé. Le régime d'historicité, toujours ouvert vers le devenir, n'est certes plus la projection d'un projet pleinement pensé, fermé sur lui-même. La logique même de l'action maintient ouvert le champ des possibles. A ce titre Ricoeur défend la notion d'utopie, non quand elle est le support d'une logique folle, mais comme fonction libératrice qui « empêche l'horizon d'attente de fusionner avec le champ d'expérience. C'est ce qui maintient l'écart entre l'espérance et la tradition [24]. » Il défend avec la même fermeté le devoir, la dette des générations présentes vis-à-vis du passé, source de l'éthique de responsabilité. La fonction de l'histoire reste donc vive. L'histoire n'est pas orpheline, comme on le croit, à condition de répondre aux exigences de l'agir. La fracturation des déterminismes induite par la réouverture sur les possibles non avérés du passé, sur les prévisions, expectations, désirs et craintes des hommes du passé, permet d’atténuer la fracture postulée entre une quête de la vérité qui serait l’apanage de l’historien et une quête de fidélité qui serait du ressort du mémorialiste. La construction encore à venir d’une histoire sociale de la mémoire permettrait de penser ensemble ces deux exigences : « Une mémoire soumise à l’épreuve critique de l’histoire ne peut plus viser à la fidélité sans être passée au crible de la vérité. Et une histoire, replacée par la mémoire dans le mouvement de la dialectique de la rétrospection et du projet, ne peut plus séparer la vérité de la fidélité qui s’attache en dernière analyse aux promesses non tenues du passé[25]. » Ainsi le deuil des visions téléologiques peut devenir une chance pour revisiter à partir du passé les multiples possibles du présent afin de penser le monde de demain.
Ce nouveau moment invite à suivre les métamorphoses du sens dans les mutations et glissements successifs de l'écriture historienne entre l'événement lui-même et la position présente. L'historien s'interroge alors sur les diverses modalités de la fabrication et de la perception de l'événement à partir de sa trame textuelle. Ce mouvement de revisitation du passé par l'écriture historienne accompagne l'exhumation de la mémoire nationale et conforte encore le moment mémoriel actuel. Par le renouveau historiographique et mémoriel les historiens assument le travail de deuil d'un passé en soi et apportent leur contribution à l'effort réflexif et interprétatif actuel dans les sciences humaines. Cette inflexion récente rejoint cette déprise/reprise de toute la tradition historique entreprise par Pierre Nora dans Les lieux de mémoire et ouvre la voie à une tout autre histoire, enrichie de la réflexivité nécessaire sur les traces du passé dans le présent et les historiens « ne doivent pas oublier que ce sont les citoyens qui font réellement l’histoire – les historiens ne font que la dire ; mais il sont eux aussi des citoyens responsables de ce qu’ils disent, surtout lorsque leur travail touche aux mémoires blessées[26]».