Dossiê
L’histoire du temps présent, une histoire (vraiment) comme les autres ?
Present time history, a history (really) like the others?
A história do tempo presente, uma história (realmente) como as outras?
L’histoire du temps présent, une histoire (vraiment) comme les autres ?
Revista Tempo e Argumento, vol. 10, núm. 23, pp. 5-38, 2018
Universidade do Estado de Santa Catarina
Recepción: 15 Diciembre 2017
Aprobación: 28 Febrero 2018
Résumé: Pour répondre à la question « L’histoire du temps présent est-elle une histoire comme les autres », l’article rappelle que cette histoire s’est affirmée et institutionnalisée en Europe et ailleurs, à partir de la fin des années 1970, sous la contrainte de revendications mémorielles concernant des passés difficiles à assumer par les communautés nationales, des « passés qui ne passent pas ». Pour faire reconnaître la légitimité scientifique de l’histoire du passé récent, les historiens qui la pratiquent ont dû argumenter non seulement contre les objections qui leur étaient opposées mais aussi pour tenter de cerner la singularité « temporelle » d’une telle histoire, notamment par l’existence de témoins vivants des périodes étudiées. L’histoire du temps présent a été un des vecteurs principaux de la promotion des mémoires comme objet historique à part entière, mais du même coup elle s’est trouvée en « première ligne » dans les débats sur les rapports entre histoire et mémoire. Parmi les critiques récurrentes portées à l’histoire du temps présent il y a les rapports ambigus qu’elle entretient avec les demandes sociales, aussi ses partisans ont-ils réaffirmé leur adhésion prioritaire avec le projet d’objectivité et de vérité commun à tous les historiens. C’est, pour finir, peut-être autour de la notion de contemporanéité entendue comme une exacerbation de la présentification d’un passé proche et vivant, que les historiens du temps présent trouvent ce qui fait leur relative singularité au sein de la discipline.
Mots clés: Temps Présent, Témoignage/Témoin, Sources Orales, Ontologie du Présent, Présentisme.
Abstract: To answer the question "Is the history of the present time a history like any other?", the article recalls that this history has been affirmed and institutionalized in Europe and elsewhere, since the late 1970s, under the constraint of memorial claims concerning pasts that are difficult to assume by national communities, "pasts that do not pass". In order to have the scientific legitimacy of recent past history recognized, historians who practise it have had to argue not only against the objections that were opposed to them, but also to try to define the "temporal" singularity of such history, notably through the existence of living witnesses of the periods studied. The history of the present has been one of the main vectors of the promotion of memory as a historical object in its own right, but at the same time it has been in the "front line" in debates on the relationship between history and memory. Among the recurrent criticisms of the history of the present time there are the ambiguous relationships that it maintains with the social demands, so its supporters reaffirmed their priority adherence with the project of objectivity and truth common to all historians. It is, to conclude, perhaps around the notion of contemporaneity understood as an exacerbation of the presentification of a recent and living past, that historians of the present time find what makes their relative singularity within the discipline.
Keywords: Present Time, Witness, Oral Sources, Ontology of the Present, Presentism.
Resumo: Para responder a questão “A história do tempo presente é uma história como as outras”, o artigo relembra que essa história se afirmou e se institucionalizou na Europa e alhures a partir do fim dos anos 1970, sob a pressão de reivindicações memoriais que diziam respeito aos passados difíceis de assumir por parte das comunidades nacionais, “passados que não passam”. Para fazer reconhecer a legitimidade científica da história do passado recente, os historiadores que a praticam deveram argumentar não somente contra as objeções que lhes eram feitas, mas também para tentar identificar a singularidade “temporal” de uma tal história, sobretudo pela existência de testemunhas vivas dos períodos estudados. A história do tempo presente foi um dos vetores principais da promoção das memórias como objeto história de pleno direito, mas do mesmo modo ela se encontrou em “primeira linha” nos debates sobre as relações entre história e memória. Entre as críticas recorrentes dirigidas à história do tempo presente, há as relações ambíguas que ele mantém com as demandas sociais, de tal modo que os seus partidários reafirmaram a sua adesão prioritária com o projeto de objetividade e de verdade comum a todos os historiadores. É, para terminar, talvez em torno da noção de contemporaneidade, entendida como uma exacerbação da presentificação de um passado próximo e vivo, que os historiadores do tempo presente encontram o que faz a sua relativa singularidade no cerne da disciplina.
Palavras-chave: Tempo presente, Testemunho, Testemunha, Fontes Orais, Ontologia do presente, Presentismo.
Je partirai d’une remarque de Reinhart Koselleck : « Zeitgeschichte ist ein schönes Wort, aber ein schwieriger Begriff » : Zeitgeschichte, voilà un joli mot, mais un concept difficile ».[1] Mais qu’est-ce qu’un « concept difficile » ? Faut-il entendre par là que la pratique de l’histoire du temps présent (HTP), qui est la traduction française la plus courante de Zeitgeschichte, est difficile ? S’interroger sur la « difficulté » d’une telle pratique implique en premier lieu que l’HTP soit reconnue comme un domaine relativement autonome des études historiques (disons une sous-discipline), ce qui suppose la construction d’un objet assez spécifique pour justifier qu’il relève d’un domaine de l’histoire. C’est peut-être tout le sens de la question : l’HTP est-elle (vraiment) une histoire comme les autres ? Une question qui peut cependant sembler dépassée tant la pratique de l’histoire du temps présent (quelles que soient les dénominations retenues pour la désigner) est désormais installée dans nos paysages intellectuels et historiographiques, en Europe comme ailleurs, et notamment en Amérique latine[2] et ici au Brésil.
Une majorité d’historiens, aujourd’hui, pensent en effet, comme Lucien Febvre et Marc Bloch dès les années 1920, qu’il ne faut pas abandonner le présent aux autres sciences sociales « disciplines du présent » comme la science politique, l’économie ou la sociologie. Mais, outre les spécificités propres aux différentes pratiques de l’HTP qui peuvent exister par exemple entre les historiographies européennes et latino-américaines, cette dernière doit faire face à de nouvelles remises en cause et critiques qui concernent ses ambitions de constituer un champ disciplinaire distinct. La revendication d’un statut épistémologique particulier pour l’HTP est par exemple contestée par Antoine Prost[3] qui qualifie cette histoire « d’histoire comme les autres » en la réduisant à une initiative utile le temps de réhabiliter l’étude historique du passé proche. Autre exemple, deux jeunes historiens, Emmanuel Droit et Franz Reichherzer, de leur côté, plaident pour abandonner l’HTP comme champ historiographique singulier et pour son « remplacement » par une « histoire-science sociale » du présent[4]. L’historien Pieter Lagrou, quant à lui, avance l’idée d’une « banalisation » de l’HTP et dénonce ce qui serait un abandon par cette dernière de sa fonction critique initiale à l’égard des instrumentalisations dominantes des passés nationaux de la Seconde guerre mondiale[5].
Il me semble cependant que choisir de faire retour sur les débats européens concernant la légitimité et la délimitation d’un champ de l’histoire relativement autonome consacré au passé récent peut nous aider à pratiquer une histoire plus réflexive, c’est-à-dire plus attentive à l’historicité de son épistémologie et plus consciente de la complexité des enjeux du faire de l’histoire aujourd’hui[6]. Mon exemple d’appui pour explorer la question de la singularité de l’HTP est donc l’historiographie européenne, et plus particulièrement le cas français que je connais le mieux, en faisant le pari que les débats qui l’ont agitée peuvent servir pour d’autres historiographies à mieux interroger les pratiques de l’HTP.
Tenter de cerner la singularité de ce qui est désigné comme HTP n’est pas seulement une question de méthodologie, je pense en particulier aux discussions récurrentes sur les « sources orales » et les témoins. Ce n’est pas non plus seulement une question d’épistémologie avec en premier lieu la focalisation sur les rapports entre histoire et mémoire qui engage l’enjeu du projet d’objectivité et de vérité de l’histoire avec la difficile question de ce que Paul Ricœur appelle « l’enchevêtrement du jugement historiographique et du jugement moral », ou dit autrement l’enchevêtrement du scientifique et de l’éthique. Tenter de cerner la singularité de ce qui est désigné comme HTP, c’est également une autre manière d’interroger la nature de notre présent, de reprendre en quelque sorte la vieille question kantienne à propos des Lumières et qui revient à se demander « Que sommes-nous aujourd’hui ? ». Une question que Michel Foucault a réexaminé à sa façon en proposant ce qu’il nomme une « ontologie de l’actualité » ou encore « une ontologie du présent »[7] et que recoupe de manière oblique la problématique des « régimes d’historicité » de François Hartog[8], autour de la question des rapports entre régime historiographique (qui désigne les modalités de l’écriture de l’histoire) et régime d’historicité (i.e. le rapport social au temps) : l’histoire du temps présent serait-elle le faire de l’histoire propre au régime d’historicité présentiste (entendu ici, en suivant François Hartog, comme rapport social au temps pour lequel le présent est devenu la catégorie temporelle clé de notre conscience historique) ?
Ce parcours de singularisation de l’HTP, qui part d’une méthodologie historique pour aboutir à une ontologie du présent a besoin d’être explicité. Cette explicitation passe par l’examen des contextes d’institutionnalisation de cette pratique historiographique puis à celui du débat sur la validité du « concept » d’HTP– un concept « difficile » comme l’a rappelé un peu ironiquement Reinhart Koselleck.
Je commencerai donc par indiquer rapidement quelques repères des contextes d’affirmation et d’institutionalisation des histoires du passé récent, principalement en Europe.
I/ Les contextes d’affirmation et d’institutionnalisation de l’Histoire du Temps Présent : face aux « passés qui ne passent pas ».
Une histoire sous la contrainte des revendications mémorielles
La dénomination « histoire du temps présent » a véritablement commencé à devenir commune pour les historiens français à partir de la création, en 1978, de l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP), dont le premier directeur a été François Bédarida (jusqu’en 1990), sur le modèle de l’Institut für Zeitgeschichte de Munich – créé lui en 1950[9]. L’IHTP succède au Comité français d’histoire de la Seconde Guerre mondiale créé en 1951. Cette filiation institutionnelle est sans aucun doute un des éléments d’explication de la place éminente tenue par la Seconde guerre mondiale dans les objets et domaines de recherche privilégiés par l’IHTP en France.
La création d’organismes voués à l’étude du passé récent de la Seconde guerre mondiale ne concerne pas que la France et l’Allemagne, des centres de recherche du même genre sont crées dès 1944 aux Pays-Bas puis, en Italie (1949), en Autriche (1963), en Belgique (1970) et plus tardivement encore (en 1986) en Grande-Bretagne[10].
L’HTP a connu ensuite d’importants développements dans d’autres pays comme en Espagne depuis les années 1990 ou en Amérique latine à peu près à la même période sous des appellations diverses : histoire du temps présent (historia do tempo presente) ici au Brésil, histoire du passé récent (historia del pasado reciente), histoire actuelle (historia actual), histoire vivante, histoire du passé vivant (historia vivida, historia del pasado vivo), histoire du présent (historia del presente) dans d’autres pays. Ces développements sont à rapporter à ce qu’Henry Rousso a diagnostiqué comme une « mondialisation de la mémoire »[11] et à la multiplication des demandes mémorielles et sociales de reconnaissance et de vérité sur les « passés qui ne veulent pas passer »[12] ; c’est ainsi que depuis les années 1970 des « commissions vérité et réconciliation », sous différentes appellations, ont été instituées dans une trentaine de pays, en Afrique, en Amérique latine, au Canada.
Ce rappel ne veut pas signifier que la pratique d’une histoire du passé récent date de la fin des années 1970 puisque les historiens l’ont pratiqué bien avant cette date – et même dès les origines de l’histoire, avec les historiens grecs – sont très nombreux. Ces mêmes « précurseurs » sont d’ailleurs régulièrement convoqués par les historiens se réclamant de l’histoire du temps présent comme références légitimantes ou, à l’opposé, par ceux qui lui dénient toute originalité ! Il y a pourtant quelque anachronisme à invoquer ces historiens « précurseurs » qui n’ont, pour la plupart et pendant longtemps, jamais thématisé et tant que tel le faire de l’histoire du passé proche.
Il reste que, pendant les années 1945-1970, la suspicion envers l’histoire du passé récent est patente chez de nombreux historiens européens malgré la volonté exprimée dès les années 1930 par les fondateurs des Annales, Marc Bloch et Lucien Febvre, de faire travailler les historiens avec les « enquêteurs que préoccupe le présent » - ils pensent à ce moment en particulier aux économistes et aux sociologues.
Martin Sabrow, directeur du Centre de recherches en histoire du temps présent de Potsdam, rappelle ainsi, qu’avant d’être pleinement reconnue, l’histoire du temps présent « faisait l’effet d’un corps étranger au sein de la discipline historique rétablie après 1945 » en Allemagne[13]. De son côté Pieter Lagrou note que l’histoire du temps présent a d’abord été une « sous-discipline méprisée, exercée en marge du paysage académique »[14].
L’affirmation et la thématisation comme domaine ainsi que l’institutionnalisation de l’HTP en Europe sont donc à rapporter aux contextes nationaux d’après 1945 qui ont un point commun : le choc de l’événement-rupture, de la « catastrophe » de la Seconde guerre mondiale et le poids d’un « passé qui ne veut pas passer », comme le passé nazi pour l’Allemagne et le passé de Vichy pour la France car ils ont constitué des ébranlements majeurs des identités et des consciences historiques nationales. C’est dans cette mesure qu’ils peuvent être qualifiés de « passés traumatiques » caractéristiques de notre XXe siècle[15]. Dans le cas de l’Italie, l’histoire du temps présent dans l’immédiat après-guerre a pu clairement être caractérisée comme « le produit du traumatisme de l’expérience fasciste»[16]. Pour d’autres pays comme l’Espagne[17] ou les pays d’Amérique latine ayant connu des dictatures après 1945 les contextes d’affirmation et d’institutionnalisation de l’HTP ont en commun une demande de caractère civique de rendre justice aux victimes oubliées des dictatures. Cette demande peut se heurter non seulement à un pouvoir politique « amnésique » et pratiquant sans réticence l’amnistie mais également à une partie du corps social souhaitant l’oubli ou même l’auto-absolution. Dans cette perspective les historiens, imprégnés de leur « noble rêve » (Peter Novick) d’objectivité et de vérité, n’en doivent pas moins « gérer » en quelque sorte ces demandes sociales de mémoire – ou d’oubli- qui peuvent être contradictoires concernant ces passés « qui ne passent pas ». Et ils se retrouvent souvent confrontés non seulement à des « politiques étatiques de la mémoire » mais également avec ce qu’il faut bien appeler une histoire « officielle » ou un « roman national » dominant. Ce dernier point est particulièrement aigu en Russie où les associations « mémorielles » comme Memorial et des historiens critiques se heurtent aux entreprises étatiques de promotion d’une mémoire glorieuse et patriotique de la Seconde guerre mondiale, véritable « mythe de barrage » visant à éclipser la mémoire de la terreur stalinienne[18]. En Espagne, cette « volonté de mémoire » est nommée « récupération » de la « mémoire historique » dans le but de rompre avec le « pacte de silence » consenti pendant longtemps concernant les antagonismes du temps de la dictature de Franco.
Dans tous les cas les mises en histoire du passé récent, leurs théorisations et leurs institutionnalisations se sont, la plupart du temps, opérées, à partir et sous la contrainte de demandes sociales de reconnaissance et de justice – qui peuvent être labellisées comme « revendications mémorielles » – concernant des passés traumatiques difficiles à assumer par les communautés nationales et émanant de personnes ou de groupes n’appartenant pas au milieu des historiens professionnels. La reconnaissance d’une dette à solder à l’égard du passé semble donc bien commune à ces revendications mémorielles.
Ces contextes nationaux différents, ces chronologies décalées et ces dénivellations sémantiques (qui concernent également la notion de mémoire) n’effacent pas des interrogations épistémologiques partagées, notamment celles relatives aux rapports entre histoire et mémoire, aux rapports entre histoire et demande sociale ou encore aux rapports entre recherche historique et jugement moral.
Dans quelle mesure ces interrogations de nature épistémologique signalent-elles un déplacement significatif des conditions et des cadres de l’opération historiographique en lien avec les évolutions du monde actuel ?
De la lutte pour la reconnaissance à l’institutionnalisation
Le développement de l’HTP en France a en effet d’abord pris, pendant les années 1980 jusqu’au début des années 1990, la forme d’un véritable combat pour la légitimation et la reconnaissance scientifiques afin de répondre aux objections portées contre la possibilité même d’une histoire « normale » du passé récent, à mesure que se multipliaient les chantiers de recherche et les travaux empiriques, principalement autour de la Seconde guerre mondiale pour le cas de la France.
Cette phase de « retournement des stigmates » a ainsi permis de lever les objections classiques concernant notamment le manque de recul, l’absence d’archives et l’ignorance de la fin des processus étudiés. Les contre-arguments des défenseurs de l’ HTP sont désormais bien connus et ont été des positions largement développées lors de cette phase, je les rappelle brièvement:
- l’absence de recul chronologique considéré comme un handicap est en quelque neutralisée par le recul méthodologique, seul distance efficiente pour le travail de l’historien quelque soit la période étudiée;
- la non-accessibilité de certaines archives du passé récent est compensée par l’abondance des sources de substitution – dont font partie les « archives orales » provoquées par le chercheur;
- « l’ignorance du lendemain » et le travail sur des processus non « terminés » deviennent des atouts car ils permettent de se défaire de « l’illusion rétrospective de la fatalité » en favorisant une plus grande attention au « champ des possibles » des situations historiques.
Ces contre-arguments plaident plutôt pour faire de l’HTP une « histoire comme les autres ». Les thèmes épistémologiques de distinction alors promus par l’HTP sont ceux de l’événement, du témoin, de la mémoire et de la demande sociale. Il reste pourtant trois questions qui n’ont été, à mon sens, qu’incomplètement ou inégalement thématisées par cet argumentaire et ces travaux et qui sont restées des sujets de débat : celle de la définition de l’objet qui relève en dernière instance d’une interrogation sur l’être même du temps présent (où l’on retrouve l’« ontologie de l’actualité » de Michel Foucault), celle des rapports entre histoire et mémoire et celle du rapport de l’HTP aux « demandes sociales » qui met en tension sa fonction de connaissance et sa fonction sociale.
La question de la mémoire qui a « envahi » l’espace public à partir des années 1970/1980, dans sa triple affirmation comme représentation du passé dans le présent, comme pratique et culture sociale et comme valeur à vocation universelle, me semble être une des caractéristiques majeurs de notre présent. C’est d’ailleurs au titre de marqueur privilégié de notre historicité, de notre présent, que la mémoire pourrait « justifier » en quelque sorte l’HTP mais, dans le même temps, ne fragiliserait-elle pas cette dernière dans sa prétention à constituer un champ de l’histoire relativement autonome en se heurtant à la tradition disciplinaire historienne de volonté d’objectivité ?
II/ Histoire du Temps Présent, la définition introuvable ?
La singularisation « temporelle » et ses limites
La définition de ce que serait le temps présent, expression le plus souvent adoptée en France pour désigner l’histoire du passé récent, reste problématique.
Concernant la singularisation du temps présent par son « objet », certains historiens ont proposé une démarche classique de périodisation par des dates-ruptures, le « temps présent » étant défini comme une nouvelle période ou sous-période de l’histoire contemporaine. La plus courante de ces ruptures est, en Europe, la Seconde guerre mondiale, promue par certains historiens « matrice du temps présent », par exemple par Jean-Pierre Azéma et François Bédarida en France et retenue également par Karl-Dietrich Bracher en Allemagne. D’autres coupures sont proposées, notamment celle de la Première guerre mondiale, celle de 1917, celle des années 1970 (avancée en Allemagne par Anselm Doering-Manteuffel et Lutz Raphael) ou encore celle de 1989, voire celle du 11 septembre 2001. L’idée défendue (dès les années 1950) en Allemagne par Hans Rothfels et Hermann Heimpel[19] selon laquelle le temps présent commence avec la dernière « catastrophe » en date ressortit à la même démarche « chronologique » qui suppose que cette dernière catastrophe clôt une période et en ouvre une autre qui resterait dans ce que Paul Ricœur nomme « l’onde de choc de l’événement traumatique » et qui serait le présent, notre présent. Pour que cette approche périodisante soit valide à l’échelle mondiale, quelle dernière grande rupture (quelle « catastrophe ») faudrait-il retenir ? Cette approche implique-t-elle que le segment chronologique en amont de la dernière grande rupture retenue devienne un passé « froid » relevant du domaine de l’histoire « contemporaine » classique ?
Les querelles des dénominations (en France « histoire immédiate », « histoire du très contemporain », « histoire du passé proche », « histoire du temps présent »…) ne font que refléter ces difficultés à « stabiliser » une définition du présent par une approche périodisante.
C’est peut-être pour échapper à ces difficultés et pour fixer un critère de distinction plus sûr qu’un certain nombre d’historiens ont choisi de définir leur objet non seulement par l’expression « temps présent » mais aussi par un autre critère de « découpage temporel » : l’existence de témoins vivants (correspondant à la durée d’une vie humaine), ce qui implique l’idée - à l’opérativité incertaine - de bornes mouvantes, en aval et en amont, mais ce qui a également focalisé la singularisation de l’HTP sur la méthodologie de l’usage des « archives orales » et la question du témoin vivant que l’historien peut questionner (d’où la notion « d’archive provoquée »). On a donc une singularisation qui est à la fois méthodologique (dans quelle mesure le recueil des témoignages oraux de témoins ou d’acteurs vivants constitue-t-il une source différente des autres pour l’historien ?) et « temporelle » de l’HTP puisqu’elle y est définie comme l’histoire qui « couvre une séquence historique marquée par deux balises mobiles. En amont, cette séquence remonte jusqu’aux limites de la durée d’une vie humaine, soit un champ marqué d’abord et avant tout par la présence de «témoins» vivants, trace la plus visible d’une histoire encore en devenir [...]. En aval, cette séquence est délimitée par la frontière, souvent délicate à situer, entre le moment présent – «l’actualité» – et l’instant passé. » (Cahiers de l’IHTP n° 18, juin 1991).
Cette définition n’implique nullement que le recours aux témoins soit indispensable – il est simplement possible – mais il s’agirait bien d’une spécificité de cette histoire, puisque l’historien peut être confronté aux réactions et commentaires des acteurs de l’histoire qu’il étudie. Il écrit bien « sous surveillance » des acteurs et des témoins[20].
La singularisation par la place des témoins : une fausse piste ?
Si les tenants de l’histoire du temps présent peuvent capitaliser, au moment de son affirmation comme pratique spécifique au tournant des années 1970-1980, l’essor récent de l’histoire orale dont le premier congrès mondial se tient à Colchester en 1978[21], dans le même temps ils tiennent pourtant à s’en démarquer en précisant que le témoignage n’est pas une « bouche de vérité » mais qu’il doit être utilisé comme une source parmi d’autres pour devenir une « source orale d’histoire » (Danièle Voldman). L’invention des termes « source orale » ou « archive orale » - dans les années 1990 - visait ainsi à réduire au maximum la spécificité du témoignage oral « provoqué » par rapport aux sources écrites pour en quelque sorte « normaliser » ses usages à l’aune de la méthodologie disciplinaire « reconnue » par l’immense majorité des historiens, c’est-à-dire la méthode critique de traitement des sources. Mais le traitement purement « documentaire » et « technique » de la question du témoignage réduite au statut informatif de « source orale » était également une manière de tenir compte de la contrainte épistémologique du projet de vérité de l’histoire, les sources orales réputées subjectives se retrouvaient critiquées comme les autres sources. Cette question des « sources orales » a indéniablement marqué la réflexion sur l’HTP en France où il n’y a pas eu de véritable institutionnalisation de l’histoire orale. Il y a d’ailleurs chez nombre d’historiens se réclamant explicitement de l’HTP une méfiance à l’égard de ce que Henry Rousso appelle une « idéologie du témoignage » qui s’inscrit dans une longue tradition historienne de réticence à l’égard du témoignage et de ses « effets pervers », « principalement les mécanismes de (re)construction, ainsi que ceux d'extrapolation, de réhiérarchisation et d'immédiateté » (Denis Peschanski[22]). En France, cette tradition a encore été illustrée dans la période récente par la dénonciation par les historiens de la Première guerre mondiale Annette Becker et Stéphane Audoin-Rouzeau - dans leur livre 14-18, retrouver la guerre paru en 2000[23] - de ce qu’ils nomment une « dictature du témoignage » pour signifier que l’histoire de la guerre a été déformée, biaisée par les historiens qui ont trop « suivi » les témoignages des combattants. Les témoignages seraient dans cette perspective des reconstructions d’après-guerre imprégnées de pacifisme qui ne refléteraient en aucun cas la « culture de guerre » faite de haine de l’ennemi, d’esprit de croisade et de consentement patriotique qui animait les combattants pendant la guerre. D’autres historiens ont défendu l’idée d’une histoire « sans témoins » comme Raul Hilberg dans La destruction des Juifs d’Europe[24] qui n’utilise pas les témoignages des survivants, quant à Martin Broszat il va jusqu’à qualifier de « mythique » la mémoire des victimes de l’Holocauste[25]. On peut également citer le cas de Daniel Cordier qui pour sa biographie de Jean Moulin[26] a refusé, pour l’essentiel, de recourir aux témoignages oraux.
Sans reprendre les éléments proprement historiographiques des débats autour de ces positions qui révoquent en doute le témoignage, remarquons qu’elles posent des problèmes épistémologiques plus généraux. Par exemple, cette mise à l’écart des témoignages peut également être une quasi-mise à l’écart des acteurs eux-mêmes, de leurs représentations et de leurs justifications au profit du point de vue « surplombant » du chercheur, réservant « la maîtrise du sens de l’action à l’observateur extérieur »[27]. Cette position peut ainsi signaler une indifférence qui peut être une disqualification de la dimension de subjectivation, existentielle et émotionnelle, de la question du témoin. Concernant cette dimension, Henry Rousso récemment, lors d’un voyage au Rwanda, est quelque peu revenu sur sa prévention à l’encontre des usages historiens des témoignages : « J’ai toujours considéré qu’il fallait résister à cette « idéologie du témoignage » qui va souvent de pair avec une victimisation à outrance, et réduit par exemple des survivants d’un génocide à leur seule qualité de rescapés, oubliant leur dimension de sujets pensants, agissants, et responsables. Je n’ai pas changé sur ce point mais comme tous les autres participants, j’ai été saisi par les récits spontanés des survivants qui nous accompagnaient. J’ai été pris dans une forme d’empathie à laquelle j’avais pris l’habitude de résister[28] ».
Plus généralement, un refus du témoignage est-il supportable pour la connaissance historique ?
Dans le cadre de la pratique de l’HTP, la question du témoin vivant « rencontre » inévitablement, celle de la mémoire : la notion de présent engage en effet celle de mémoire conçue dans le sillage d’Augustin comme le présent du passé.
C’est donc du côté de l’épistémologie et du difficile rapport entre l’histoire, comme écriture « professionnelle » du passé et la mémoire comme représentation identitaire « alternative » du passé que je me déporterai maintenant pour essayer de répondre à ces interrogations.
III/ L’Histoire du Temps Présent dans le « grand debat » histoire/mémoire.
La « marée mémorielle »
La thématique de la mémoire s’est imposée dans l’espace public européen à partir des années 1970, en lien notamment (mais pas seulement) avec le réexamen des « passés traumatiques » comme celui de l’Occupation (1939-1945) en France ; c’est ce que Pierre Nora a nommé la « marée mémorielle ». L’expression « ère du témoin » proposée par Annette Wieviorka[29] pour caractériser notre période s’inscrit peu ou prou dans la même perspective. Or parce qu’elle est une représentation du passé, la mémoire (il faudrait plutôt dire les mémoires) peut entrer en concurrence avec l’histoire voire s’y opposer en reprochant à cette dernière ses « oublis » ou ses « refoulements ». Et ce d’autant plus que la force performative et émotionnelle des représentations mémorielles du passé, attachées le plus souvent à défendre des identités sociales ou culturelles blessées ou en quête de reconnaissance, surpasse le plus souvent de beaucoup celle de l’histoire « savante ». L’amplitude exceptionnelle donnée à la notion de mémoire dépasse très largement son acception restreinte de source à traiter comme les autres et elle est de plus en plus considéré comme une culture (voir la notion de « culture mémorielle »[30]) visant à assurer par la nouvelle intelligibilité du passé qu’elle propose une puissante fonction de reconstruction identitaire. La notion, fait remarquer François Hartog, fait partie du quatuor des mots-clés constamment utilisés pour rendre compte de notre temps avec celles de commémoration, patrimoine et identité et avec le présent en chef d’orchestre ; de ce point de vue elle serait à la fois une réponse au présentisme et un symptôme de ce dernier.
Plusieurs éléments fondamentaux concourent à expliquer pourquoi les « politiques de la mémoire» se multiplient à l’échelle mondiale.
Le premier est la remise en cause des « romans nationaux » qui organisaient la lecture de l’histoire et lui conféraient son sens en déterminant ce qui était digne d’être retenu et ce qui devait rester dans l’oubli. Or dès lors que la nation n’est plus l’objet et le cadre privilégiés de l’histoire et que sa fonction de façonnement de l’identité nationale est objet de suspicion, le passé, tous les passés sont comme réouverts. Le héros comme figure central du roman national, est surclassé par une autre figure : celle de la victime. L’histoire des historiens professionnels, majoritairement créditée jusque dans les années 80 d’un sens positif, s’en trouve fragilisée car elle perd le monopole de dire la vérité du passé tandis que grandit, sur l’histoire, l’ombre portée des « grands crimes du XXe siècle ». Mais le risque est grand de criminaliser l’histoire en projetant sur le passé les catégories (juridiques notamment) qui sont les nôtres et ainsi de céder à un réflexe de « moralisation rétrospective » du passé, qui est une forme d’anachronisme. Le terme de « judiciarisation » de l’histoire entend rendre compte de ce type de démarche qui noue ensemble mémoire, justice et histoire[31].
La fonction de l’histoire est-elle de permettre à la société de fonctionner « au consensus » ? La reconnaissance symbolique des « blessures », voire des « fautes » du passé par le pouvoir politique est certes nécessaire mais faut-il pour cela accepter l’assimilation de l’histoire à un mode de régulation ou de thérapie sociales ? Car peut-on réparer l’histoire[32] ? Les nombreux discours sur le passé dans les assemblées nationales comme dans les institutions internationales, la promotion du « devoir de mémoire »[33] comme valeur incontestable et sacrée et comme nouvelle catégorie de l’action politique signaleraient plus sûrement une crise du projet politique et un déficit d’avenir, symptômes d’une « crise du temps » propre au présentisme.
Les enjeux mémoriels et identitaires ne concernent certes pas seulement l’histoire du passé récent, mais pour cette dernière l’existence d’acteurs et de témoins vivants ne rend-elle pas plus difficile et plus incertaine la tâche, qui est celle spécifique à l’historien, de représenter le passé ?
C’est précisément autour de la question épistémologique nodale de la représentation du passé qu’il faut, à mon sens, recentrer l’analyse des rapports entre histoire et mémoire. Cette question de la représentation du passé est au cœur du livre de Paul Ricœur paru en 2000, La mémoire, l’histoire, l’oubli.
La mémoire, matrice de l’histoire ?
Ricœur, dans ce livre, place au centre de sa réflexion sur l’opération historique « l’énigme » de la capacité du discours historique à représenter le passé (ce que Ricœur désigne sous le terme de représentance) et la question de savoir comment surmonter le handicap historien de l’absence du phénomène de reconnaissance, reconnaissance qui n’appartient qu’à la mémoire et au témoin qui peut dire « j’y étais ». Et ce, même si, explique Ricœur, la représentation historienne confère une «augmentation de signification» au réel qu’elle vise à reconstruire, ce que ne fait pas la mémoire, la seule défense du réalisme critique historien - selon lequel il existe un référent historique réel à la représentation historienne du passé- ne peut suppléer à ce qui fragilise fondamentalement cette représentation historienne, c’est-à-dire l’absence du phénomène de la reconnaissance.
À partir du cas de la représentation de l’événement « aux limites » qu’est la Shoah, Ricœur défend la nécessité de remonter des interrogations historiennes sur la représentation de la Shoah à la source de la demande de vérité qui émane de l’événement lui-même, c’est-à-dire aux témoignages des protagonistes (victimes, survivants, bourreaux et spectateurs). C’est à partir de cette problématisation que Ricœur introduit un nouvel enjeu du problème de la représentation historienne, récurrent dans les discussions épistémologiques concernant l’histoire : celui des rapports entre jugement moral et jugement historique (ici au sens de résultat du travail de l’historien). Un problème qui concerne particulièrement l’histoire du passé récent, tant celle-ci se retrouve être souvent qualifiée de particulièrement « politisée » et en première ligne dans les débats sur les usages publics de l’histoire. De quelle manière, face aux événements « à la limite » comme la Shoah, le jugement moral s’articule-t-il à la vigilance critique de l’historien ? Plus généralement, dans quel sens peut-on parler avec Ricœur d’enchevêtrement des deux types de jugement ?
Même s’il tient à distinguer analytiquement des niveaux différents de « notre capacité réceptive », Ricœur ne sépare pas les problématiques proprement épistémologiques sur la représentation historienne de celles relevant de la dimension éthique et politique du travail de l’historien, et cela au nom de l’enracinement mémoriel de la représentation historienne. L’HTP ne pourrait-elle pas se singulariser par un enchevêtrement particulièrement serré du scientifique et de l’éthique tant les polémiques et débats mémoriels sont fréquents et intenses concernant le passé proche ?
La tentation est grande chez de nombreux historiens de démembrer la chaîne argumentative de Ricœur au profit du seul niveau épistémologique mais cette chaîne argumentative est aussi une chaîne existentiale et ce démembrement a un coût théorique. La sanctuarisation de sa séquence épistémologique et partant la réduction de l’histoire à sa dimension essentiellement cognitive coupe l’entreprise historiographique de toute fondation ontologique (du côté de la phénoménologie de la mémoire) et de sa dimension éthique et politique du côté de la recherche d’une « juste mémoire » et, comme le rappelle Sabina Loriga[34], de son lien avec l’espace public, lien encore une fois très prégnant dans le cas de l’histoire du passé récent. C’est à un tel type de démembrement que peuvent tendre, me semble-t-il, les historiens qui critiquent ce qu’ils nomment la « réfutation du devoir de mémoire » par Ricœur quand ce dernier préfère lui substituer la notion de « travail de mémoire »[35]. Giovani Levi va jusqu’à avancer, par exemple, que la « critique de la mémoire » chez Ricœur et plus encore les analyses d’Agamben entrouvrent les « portes du négationnisme »[36]…
Travail de mémoire vs devoir de mémoire ?
Ce que Ricœur dénonce quand il aborde l'abus du « devoir de mémoire », c’est la transformation du « devoir de rendre justice, par le souvenir, à un autre que soi », et par priorité morale aux victimes en « direction de conscience qui se proclame elle-même porte-parole de la demande de justice des victimes » et qui peut être considéré comme une « captation de la parole muette des victimes »[37]. Cette remarque, qui entre en résonance avec les analyses de Primo Levi sur les « témoins intégraux » de la Shoah, ne devrait-elle pas plus nous servir pour l’analyse concrète des certaines revendications mémorielles contemporaines ? C’est dans ces conditions que le devoir de mémoire peut, selon Ricœur, « court-circuiter » et entraver le travail de l’histoire.
La notion de travail de mémoire lui permet à la fois de ne pas nourrir de suspicion sur l’ambition de vérité et de fidélité de la mémoire tout en garantissant à l’histoire un espace propre pour son travail critique et de surmonter les risques d’enfermement mémoriel avec la réintroduction d’une dynamique tournée vers l’avenir, avec le thème civique de la juste mémoire, qui relève de la dimension pragmatique et morale de la mémoire.
La notion de « travail de mémoire » que Ricœur préfère à celle de « devoir de mémoire » est décalquée du terme freudien de travail du deuil, pour neutraliser le « devoir de mémoire » névrotique par un « travail de la mémoire » qui permette un rapport critique et distancié au passé.
Ricœur avance au moins deux arguments forts pour légitimer la transposition au plan de la mémoire collective des catégories freudiennes. Le premier argument est le rappel des extrapolations de Freud lui-même vers « l’autre du psychosocial » et vers « l’autre de la situation historique » dans des textes comme Totem et Tabou ou Malaise dans la civilisation, mais aussi le rappel des interprétations proches de l’herméneutique de la psychanalyse (Ricœur évoque certains travaux d’Habermas). Le deuxième argument - et le plus important selon Ricœur - c’est la constitution bipolaire de l’identité personnelle et de l’identité communautaire. Ricœur évoque notamment à ce propos « les conduites de deuil [qui] constituent un exemple privilégié de relations croisées entre l'expérience privée et l'expérience publique ».
Au delà des développements très nourris utilisant les concepts de la psychanalyse pour analyser la « mémoire empêchée », c’est dans la dynamique du projet d’une juste mémoire que Ricœur propose de prendre la cure analytique elle-même comme modèle pour affronter les pathologies sociales de la mémoire. Analysant le travail d’Henry Rousso sur le « syndrome de Vichy » à qui il reconnaît la qualité « d’acte de citoyenneté », il légitime pour son « efficacité heuristique » et pour son « efficacité herméneutique » (qui permet la mise en ordre des symptômes du syndrome) la « transposition historisante de certains concepts psychanalytiques »[38] que Rousso met en œuvre sur la base du concept de hantise, la « hantise du passé ». Ricœur soutient que la société peut, par un travail sur elle-même, mettre l’envahissement mémoriel à distance, voire opérer un travail de deuil analogue à celui que peut accomplir l’individu et il invite à s’inspirer de la cure pour penser le travail de mémoire d’une société et au final il s’interroge à propos de l’absence de thérapeutes reconnus dans les rapports interhumains : « Ne peut-on dire que, dans ce cas, c’est l’espace public de la discussion qui constitue l’équivalent de ce qu’on appelait plus haut ‘l’arène’ comme région intermédiaire entre le thérapeute et l’analysant ? » écrit Ricœur[39]. Ce que réintroduit également la notion stratégique de travail, contre les « détournements pervers » opérés par les abus de mémoire, c’est la question de notre responsabilité, les troubles de la mémoire ne sont pas seulement subis, nous en sommes responsables écrit Ricœur. Il ne s’agit donc pas de mettre en compétition mémoire et histoire mais d’envisager comment peut s’opérer la « réappropriation du passé historique par une mémoire que l’histoire a instruite et bien souvent blessée ». Contre la pente passéiste et unilatéralement rétrospective induite par l’obsession mémorielle et les abus de mémoire, il propose de reprendre à Todorov l’idée « d’extraire des souvenirs traumatisants la valeur exemplaire qu’un retournement de la mémoire en projet peut seul rendre pertinente ». Ce retournement de la mémoire en projet est un autre figure de l’entreprise de « défatalisation de l’histoire » qui est une des grandes constantes de l’œuvre de Ricœur, et ici la défatalisation doit lutter contre le déterminisme de l’obsession mémorielle. C’est également ce retournement qui doit permettre aux acteurs sociaux de reconquérir « la maîtrise de leur capacité à faire récit » que la tyrannie de la mémoire entrave gravement. Ricœur y insiste, il faut tenir ensemble les deux dimensions de la mémoire : la dimension véritative (son rapport à ce qui a été) et sa dimension pragmatique, ses usages qui ne doivent pas être des abus.
On retrouve ici la volonté obstinée de Ricœur de retrouver du projet déterminé, de l’avenir atteignable, bref de l’horizon d’attente car ce que le culte de la mémoire pour la mémoire oblitère et opacifie c’est « la visée du futur, la question de la fin, de l’enjeu moral »[40]. Ricœur ouvre là des pistes pour explorer les implications temporelles de la mémoire abusivement obligée en termes de régime d’historicité, de rapport contemporain au temps marqué par le déficit d’horizon d’attente (la « crise de l’avenir »), caractéristique de ce que François Hartog a nommé « présentisme ».
Cet enjeu là de la notion de travail de mémoire, proprement politique au sens strict, c’est-à-dire soucieux du mieux-vivre ensemble dans la cité, a été très peu perçu par les critiques de Ricœur sur la question du devoir de mémoire ou invalidé au nom du rejet du normatif.
Il reste bien sûr que les réticences de nombreux historiens à l’usage des catégories psychanalytiques pour l’analyse du collectif et du social peuvent être entendues et discutées.
Je voudrais cependant indiquer, parmi d’autres, deux pistes ouvertes par Ricœur en direction des historiens et qui me semblent particulièrement fécondes et encore à développer. La première c’est l’idée du nœud formé par la mémoire, l’identité, le temps, le récit et la représentation du passé développée par Ricœur à partir du thème de la fragilité de l’identité tant personnelle que collective. Le lien entre mémoire et identité n’est évidemment pas propre à Ricœur (je pense bien sûr au travail de Pierre Nora), mais Ricœur complexifie et densifie en quelque sorte cette configuration en y ajoutant notamment le temps et le récit (sans parler évidemment de la représentation du passé ! ) qui par excellence ressortissent au domaine de réflexion des historiens. C’est ainsi que la crispation et la « déraison » identitaires se nourrissent à la fois d’une mémoire qui cantonne l’identité dans la quête du même et donc qui la ferme à l’autre et dans les pièges de la narrativité mémorielle qui rend possible « l’idéologisation de la mémoire » car, rappelle Ricœur, c’est par la « fonction médiatrice du récit que les abus de mémoire se font abus d’oubli ». C’est à ce niveau de l’argumentation, dans le dernier chapitre de la troisième partie de La mémoire, l’histoire, l’oubli, consacré l’oubli, que Ricœur évoque le « rapport étroit » entre mémoire, narrativité, témoignage et représentation du passé », où l’on retrouve donc le fil rouge de « l’énigme de la représentation du passé ». La deuxième piste que je voudrais suggérer, pour les historiens, à partir des réflexions de Ricœur, toujours sous les auspices de la mémoire historique malade et de la fragilité de l’identité, est le thème du « rapport fondamental de l’histoire avec la violence », de « l’héritage de la violence fondatrice »[41]. Les travaux historiques se réclamant d’une anthropologie de la violence participent largement de cette perspective et pourraient trouver dans le travail de Ricœur matière à réfléchir à la violence non plus en termes de domaine ou d’approche historique mais en termes de structure indépassable de l’historicité et des modèles temporels des acteurs sociaux.
Ricœur, en proposant la notion de « travail de mémoire » ne remet donc pas en cause le devoir de mémoire mais ses possibles usages d’intimidation à l’encontre du travail critique de l’histoire – il retrouve ainsi, sans pouvoir y être assimilé, la thématique des « abus de mémoire » développée notamment par Tzvetan Todorov, Jean-Michel Chaumont ou encore Emmanuel Terray (pour s’en tenir aux auteurs de langue française) et qui est reprise par de nombreux historiens. Ces dernier mettent peu ou prou en tension voire en opposition mémoire et histoire et partant devoir de mémoire et devoir d’histoire. Cette séparation/opposition entre histoire et mémoire marque fortement le texte d’appel à la constitution de l’association Liberté pour l’histoire animée notamment par René Rémond (avant sa disparition) et Pierre Nora (« L’histoire n’est pas la mémoire » comme le proclame d’emblée le texte) ; cette association a été créée en 2005 pour dénoncer les lois dites « mémorielles » au moment des vifs débats concernant la loi concernant les rapatriés d’Afrique du nord qui stipulait que les programmes scolaires reconnaissent le «rôle positif» de la colonisation. Cette position de Liberté pour l’histoire sous-estime ou ignore la thèse ricœurienne sur la fonction matricielle de la mémoire par rapport à l’histoire. Pourtant pour Ricœur l’enracinement mémoriel de la représentation historienne loin d’affaiblir la capacité de l’histoire à représenter le passé ne lui assure-t-elle pas au contraire un statut référentiel dérivé, la mémoire étant comme l’écrit Ricœur la meilleure (et dans tous les cas la seule dont nous disposons) « gardienne de la problématique du rapport représentatif du présent au passé »[42] ? Je retiens en outre que la thèse de la mémoire comme matrice de l’histoire relève d’une couche du raisonnement qui permet le lien entre phénoménologie de la mémoire, épistémologie de l’histoire et ontologie de la condition historique.
C’est un point sur lequel insistent par exemple Antoine Prost[43] et Sabina Loriga qui rappellent, en suivant Ricœur, qu’une crise générale du témoignage - qui est l’expression et le vecteur de la mémoire-, dans la situation actuelle, n’est pas supportable pour l’histoire car elle couperait celle-ci de son seul enracinement vivant dans le réel historique. Ce point est particulièrement important pour l’HTP qui a la particularité de se « fabriquer » dans le temps même des acteurs et des témoins des phénomènes qu’elle étudie, ce qui rend d’autant plus sensible et plus opératoire cette fonction matricielle de la mémoire, qui assure également un rôle de point d’arrêt aux risques de déréalisation du passé et aux doutes sceptiques radicaux quant aux capacités de l’histoire à dire le vrai sur le passé.
Pour de nombreux historiens, l’enjeu principal de ce débat sur les rapports entre histoire et mémoire, dont la thématisation a été initiée par Pierre Nora, est celui du degré d’autonomie de l’histoire par rapport à la mémoire et partant celui de son statut scientifique. La thèse de l’opposition entre histoire et mémoire, qui culmine avec la distinction/opposition entre devoir d’histoire et devoir de mémoire, entend certes défendre le caractère scientifique de l’histoire. Mais ce caractère scientifique de l’histoire est le plus souvent envisagé dans une acception strictement épistémologique voire méthodologique, coupé de son référent vécu qui est celui de la mémoire et du témoignage.
Ce long détour par Ricœur permet de ne pas réduire la question des rapports entre histoire et mémoire à la seule mise en histoire de la mémoire comme nouvel objet de l’histoire (et particulièrement comme un des objets propres à l’HTP) et ainsi de mieux assurer le statut matriciel du témoignage (comme expression de la mémoire des témoins et des acteurs) pour l’histoire et donc de réintégrer cette question dans l’analyse de la singularité de l’HTP à un niveau proprement épistémologique qui n’est pas celui de la seule méthodologie historique. Dans cette perspective l’HTP est une pratique de l’histoire qui noue ensemble et de la manière la plus explicite les composantes de « l’énigme » de la représentation historienne du passé : sa matrice testimoniale, sa fonction d’augmentation de signification au réel représenté par rapport au témoignage et ses usages dans l’espace public.
Comment, dans ces conditions, poser la question du « devoir d’histoire » de l’historien face aux passés blessés ? S’agit-il d’accepter la pluralité des mémoires sans les hiérarchiser ni les soumettre à un jugement de valeur en vue d’établir une « paix mémorielle » sans vainqueurs ni vaincus ? Ou s’agit-il de travailler à construire une « juste mémoire », pour reprendre une expression de Ricœur, qui puisse faire consensus dans le corps social , au risque de prescrire une nouvelle version « d’histoire officielle » voire de faire des historiens des thaumaturges chargés de guérir les pathologies historiques des sociétés ? Autant de questions qui engagent les thématiques du rôle social de l’historien[44] et des usages publics de l’histoire.
IV/ L’ Histoire du Temps Présent au risque des demandes sociales.
La question des usages publics de l’histoire concerne une autre ligne d’argumentation majeure pour singulariser l’HTP qui passe par la question du rapport à la demande sociale[45].
Le rapport ambigu de l’histoire du temps présent à la demande sociale
Cette question a également été mobilisée comme argument contre les pratiques dominantes de l’HTP dans les années 1990, en particulier par Gérard Noiriel. Le principal argument de Noiriel contre l’histoire pratiquée par l’Institut d’Histoire du Temps Présent a précisément trait « aux rapports contradictoires que l’HTP entretient avec la demande sociale » et à la question qui lui est liée, celle de l’expertise en histoire. Noiriel note que « l’idée que l’historien est avant tout un expert ou un juge tend à se répandre » et qu’ « une partie des historiens du temps présent s’emploie d’ailleurs à conforter cette image » ; il dénonce « l’importance extrême qu’a prise la logique d’expertise » qui « tend à faire de l’historien une sorte de juge suprême distribuant les bons et les mauvais points […] » et il parle à ce propos de « dérive » et de « sentiment de malaise »[46]. Plus généralement, Noiriel prend à partie les historiens médiatiques, « intellectuels de gouvernement » (comme René Rémond et Jacques Julliard), qui « assurent l’interface entre le milieu professionnel et la société, mais ne le font qu’au prix de graves distorsions et contorsions »[47]. François Bédarida et Henry Rousso ont répondu à ces critiques[48]. Selon Henry Rousso, Noiriel « commet une erreur de perspective » car le « dialogue permanent » de l’histoire du temps présent et de la « demande sociale » est venue « après les choix scientifiques »[49]. Il faut également rappeler que Bédarida avait très tôt exprimé ses doutes et ses mises en garde envers la demande sociale. Dès les premières séances du séminaire[50] qu’il tient au début des années 1980, il s’interroge à propos de ce qu’il nomme le « challenge que constitue cette demande sociale » : « Face à la demande sociale, quelle est la liberté de l’historien ? Ne risque-t-il pas d’aliéner sa liberté […] » ou encore « Comment affirmer l’indépendance de l’historien tout en répondant à la demande sociale ? »[51]. Il reste que le thème de la demande sociale est bien, dès le début, au centre de l’entreprise de légitimation de l’histoire du temps présent qui le constitue en « marqueur identitaire ». La notion – c’est un point souvent signalé – est à spectre large, plastique voire floue, une « réalité complexe et insaisissable » écrit Henry Rousso. Dans les textes de Bédarida, elle peut désigner aussi bien la conscience historique (au sens où l’historien façonne la conscience historique de son temps), la classique demande d’État (type commémoration), les sollicitations des médias ou les demandes privées, qu’elles émanent d’individus, d’entreprises ou encore de groupes et de communautés.
Le thème des rapports entre histoire et conscience historique (qui est également développé par Pierre Nora), que Bédarida annonce comme axe de réflexion dès la première séance de son séminaire en 1980, est sans doute le plus ambitieux et le plus difficile à argumenter, trop proche sans doute, pour beaucoup d’historiens, d’une démarche attribuée aux philosophies de l’histoire.
Dans la période récente l’insertion croissante des historiens dans les pratiques de la culture numérique, avec les portails, les blogs, les wikis, les ressources de documentation en ligne, ou encore les formations en ligne (sous la forme de MOOC notamment- massive open online courses), les confrontent non seulement à de nouvelles formes de diffusion et de vulgarisation de leurs savoirs mais également à de nouvelles formes de demandes sociales et de débats qu’implique l’interactivité de ces pratiques numériques[52].
Or le potentiel d’instrumentalisation et de subjectivisme de cette question de la demande sociale peut fragiliser la légitimité scientifique de l’histoire du temps présent. Ce qui explique sans doute l’inflexion significative dans les positions des défenseurs de l’HTP en France, dans le sens d’une mise à distance croissante de la pression de la demande sociale – de sa « sacralisation » - qui conduit par exemple François Bédarida à soutenir – dès 1998 - que « bien avant d’être la réplique à une attente du public » l’histoire « répond d’abord et avant tout à une nécessité de la connaissance »[53]. Dans le même sens, Henry Rousso, de son côté, met en garde contre « l’instrumentalisation de l’expertise » et réaffirme avec force le devoir de vérité de l’historien qui répond à une demande sociale, « n’en déplaise à celui qui a sollicité la recherche » ; ses positions contre la « judiciarisation du passé » et « l’histoire judiciaire » renforcent encore ce repli épistémologique sur le « devoir de vérité »[54]. Mais n’y a-t-il pas plus qu’une inflexion entre l’affirmation de Bédarida selon laquelle l’historien façonne la conscience historique de ses concitoyens et le refus par Henry Rousso du « rôle d’historiens thaumaturges capables de soigner une crise d’identité ou de légitimité, individuelle, sociale ou nationale »[55] .
L’histoire du temps présent, « fille de son temps » ?
Le challenge épistémologique le plus difficile (et qui leur est spécifique) pour les historiens se réclamant de l’HTP (tout au moins pour ceux qui interviennent sur les questions épistémologiques) reste donc de justifier leur revendication de la nécessité de répondre à la demande sociale et la thèse selon laquelle « la démarche de l’historien est dans la dépendance directe de la demande sociale »[56] tout en ne transigeant pas sur la visée d’objectivité qui est une valeur clé de la « culture du métier » dominante chez les historiens. Un argument important de légitimation de l’HTP est en effet qu’elle répondrait à une « nouvelle demande sociale » d’histoire au tournant des années 1970 et plus largement qu’elle est le « produit » d’un nouveau contexte. L’affirmation de l’histoire du temps présent est ainsi rapportée à un contexte externe (intellectuel, social, économique, politique) et participerait de ce que François Bédarida appelle un « tournant épistémologique » pour la discipline dans les années 1970 qui voit « la réintégration du présent dans le territoire de l’historien » au moment où l’histoire se redéfinirait « par rapport à la société »[57].
Cette démarche contextualisante de mise en relation causale entre macro-contexte et évolutions intellectuelles n’est pas propre à Bédarida ; on la retrouve notamment chez Pierre Nora qui explique les évolutions historiographiques en France à partir des années 1970 (ce qu’il nomme l’entrée de l’historiographie dans son « âge épistémologique » ou encore « discontinuité historiographique ») en les mettant en relation avec les évolutions socio-politiques. Patrick Garcia parle justement à propos de ces analyses de Nora de « circularité » : « l’évolution de la société française coïncide avec une mutation de l’historiographie, l’une comme l’autre “appellent” une nouvelle façon d’écrire l’histoire de France, cette histoire nouvelle correspond à la nouvelle conscience que les Français ont de la France et s’avère nécessaire pour continuer de penser ce qui “nous” unit. Le raisonnement est infalsifiable […] »[58]. L’analyse des médiations reste en effet singulièrement pauvre dans ce genre de mise en corrélation mécanique entre un macro-contexte externe et des modalités d’écriture de l’histoire.
François Bédarida diagnostique en outre, partie prenante de ce tournant épistémologique pour l’histoire, une mutation du rapport au temps, « un rapport différent au temps à l’intérieur du couple objet/passé –historien/présent »[59] qu’il décrit encore comme « une relation tout à fait nouvelle entre passé, présent et avenir »[60]. Il retrouve là aussi des propositions proches de celles de Pierre Nora – à partir des travaux de Reinhart Koselleck et de Paul Ricœur – sur le nouvel agencement entre un « futur sans avenir », imprévisible, un passé « retourné à son opacité » et le « présent devenu la catégorie de notre compréhension de nous-mêmes »[61].
Dans la même ligne d’argumentation que celle de François Bédarida, Henry Rousso légitime l’HTP comme pratique singulière en recourant à la notion de « régime d’historicité » proposée par François Hartog ; l’émergence de l’histoire du temps présent « et la place dominante prise dans la discipline sont concomitantes d'un nouveau rapport au temps, d'un nouveau « régime d'historicité », dans lequel l'expérience du passé et la croyance en un futur meilleur s'effacent au profit d'une célébration du présent éphémère », écrit-il[62]».
La notion est certes importée d’un autre programme de recherches[63], mais elle est proche de la thématique de la « conscience historique » et des relations entre passé, présent et avenir qui sont très présentes dans les analyses de Bédarida. Si l’on admet cette hypothèse très générale d’un changement de rapport au passé ou de ‘régime d’historicité’, il n’y a rien de surprenant à ce qu’il ait aussi concerné l’écriture de l’histoire» écrit de son côté Henry Rousso[64]. Avec la notion de « régime d’historicité », l’objectivation du projet intellectuel de l’histoire du temps présent et la justification d’un rapport spécifique de cette histoire à la demande sociale sont encore renforcées puisque ce projet devient une des manifestations d’un changement « objectif » dans le rapport social au temps. Dans quelle mesure cette notion de « régime d’historicité » peut-elle neutraliser la charge « anti-scientifique » de celle de demande sociale ? Dans quelle mesure peut-elle déterminer un nouveau programme de recherche pour une histoire du temps présent qui revendique de répondre à la demande sociale ? Ne serait-elle pas une de ces notions destinées à durcir la scientificité d’une discipline, sans grands effets cognitifs (pour la recherche empirique) et limitée à un usage de justification « externe » ? Prise dans le sens de rapport social au temps, la notion de régime d’historicité désigne un phénomène objectivable[65], tout à fait « détachable » en quelque sorte de l’opération analytique de l’historien, d’où la force potentielle d’une justification épistémologique par cette notion. Dans notre cas, l’histoire du temps présent devient non seulement une conséquence de l’émergence d’une nouvelle culture sociale du temps, c’est-à-dire du nouveau régime d’historicité présentiste, mais elle est aussi la modalité de la conscience historique adaptée à cette historicité nouvelle. François Hartog fait également remarquer que « l’insistance des premières Annales sur l’indispensable souci du présent » prend son sens par rapport à ce nouveau type de rapport au temps.
Il y a donc confusion (au sens de mélange) entre l’objectivation d’un rapport social au temps lui-même qualifié de présentisme et une posture épistémologique qui privilégie les liens d’intelligibilité entre présent et passé et selon laquelle toute histoire s’écrit au présent, qui est le « vieux » présentisme épistémologique de Croce, de Collingwood ou de Marrou (pour ne retenir que les principales références mobilisées par les tenants de l’HTP). Il s’agirait en quelque sorte d’une illustration du rapport insécable entre l’objet et le sujet, cher aux épistémologies anti-positivistes. À régime d’historicité différent, « régime historiographique » différent : « les modèles historiographiques […] ne seraient-ils pas les produits de régimes d’historicité spécifiques ? »[66]. Le lien quasi mécanique entre historicité et écriture de l’histoire a cependant un « prix théorique », celui de faire de l’histoire l’expression de la conscience historique d’une époque : le présentisme épistémologique serait, dans cette perspective, le « produit » du nouveau régime d’historicité présentiste. Il n’est pas sûr que cette ambiguïté soit opératoire et l’argument du contexte externe peut être analysé comme un révélateur des apories historiennes concernant la question de la fonction sociale de l’histoire.
Henry Rousso dans ses derniers travaux a réorienté ses questionnements, notamment sur la notion de contemporain et l’inachèvement des processus étudiés, en prenant acte des difficultés à stabiliser une périodisation adaptée pour le temps présent. En faisant de l’HTP une histoire des derniers traumatismes collectifs et en donnant en particulier à la Seconde guerre mondiale le statut de « dernière catastrophe » signifiante (comme repoussoir essentiellement) pour notre présent, Rousso accentue incontestablement l’orientation des travaux du pôle de l’Institut d’Histoire du Temps Présent vers le champ déjà très largement privilégié des études des violences paroxystiques considérées comme caractéristiques de notre modernité. Mais, parallèlement, il entend recomposer l’identité de l’HTP et partant de sa mise en histoire autour des idées d’incomplétude, d’indétermination, d’inachèvement et d’instabilité de l’objet « temps présent ». S’il vise ainsi à desserrer l’étau des démarches de singularisation étroitement « chronologique » de l’HTP, Rousso n’en abandonne pas pour autant l’idée d’un lien quasi-causal entre cette dernière et le régime d’historicité présentiste qui reste ainsi maintenu comme un critère ultime de singularité. Ce qui, là encore, signale peut-être une aporie indépassable de la « mise en épaisseur temporelle » du temps présent.
Ces propositions sont, à n’en pas douter, une manière de réponse à l’intensification des débats sur les usages publics de l’histoire qui reposent à nouveaux frais la question du lien difficilement sécable entre travail historiographique, positionnement idéologique et moral et enracinement social de l’historien, débats dans lesquels l’HTP est, plus que toute autre peut-être, partie prenante. Mais ces propositions sont par ailleurs largement en résonance avec les critiques renouvelées du temps linéaire et homogène (dans la lignée des travaux de Walter Benjamin et Siegfried Kracauer[67]) et avec les réflexions contemporaines concernant les historicités entrecroisées et décalées ou encore celles concernant le présent considéré comme un « passé en glissement » (Bernard Lepetit) qui ont donné une nouvelle acuité aux critiques déjà anciennes de toutes les pensées du découpage chronologique en périodes homogènes et à l’épistémologie absolutisant la coupure passé/présent. Ce sont ces réflexions qui ont dans le même temps contribuer à refonder l’identité historienne autour de l’explorations des mécanismes temporels.
C’est alors peut-être autour de la notion de contemporanéité qu’il faudrait resserrer le questionnement pour tenter de cerner ce qui serait une singularité – relative- de l’HTP[68].
Histoire du temps présent : la preuve par la contemporanéité ?
Je repartirai pour terminer d’une remarque d’Henry Rousso concernant les témoins : « Ce n'est pas tant l'existence de témoins dont l'historien peut directement recueillir les paroles qui me paraît une singularité, que les relations conscientes et inconscientes qui s'établissent entre historiens et acteurs parlant d'une même période d'un point de vue différent »[69]. Cette question de la « vivance » des témoins (qui est aussi celle de la « vivance » de leur mémoire) renvoie donc à celle de la contemporanéité entre témoins et historiens c’est-à-dire le fait d’écrire l’histoire des vivants et donc une histoire des contemporains de celui qui écrit l’histoire. La contemporanéité de l’historien du temps présent est en quelque sorte une contemporanéité au second degré, le présent est pour lui un présent dédoublé, celui de l’écriture et celui de son objet.
Dans la même perspective, Pierre Laborie préfère la notion de « très contemporain » à celle de temps présent, c’est dans la mesure où, selon lui « cette dénomination de « très contemporain » se réfère moins à la brièveté du temps écoulé entre l’événement et son étude […] qu’à l’idée de contemporanéité. [… Ainsi] l’étude du passé proche, l’objet du très contemporain serait une réflexion sur les ressorts, les temporalités et les fondements de la contemporanéité, sur les usages du passé au présent – y compris ceux d’un passé relativement éloigné en train de resurgir »[70].
Les conceptions du temps historique unilatéralement linéaire, continu, homogène et orienté par la notion de progrès faisaient du présent le résultat de la succession des événements antérieurs qui le déterminent. À l’inverse, dans une perspective selon laquelle le temps historique est hétérogène et discontinu, le présent y est pensé, pour reprendre la formule de W. Benjamin, comme un « entrelacs » de temps différents, une « pluralité de temps co-présents » fait de surgissements, de réappropriations, de rejeux du passé – d’ « après-coups » – et il résonne des « passés qui ne passent pas », des « passés non réglés », des « possibles du passé non réalisés ». La notion de « non contemporanéité du contemporain » entend rendre compte de cette imbrication dans le même présent de séries temporelles différentes : « Tous ne sont pas présents dans le même temps présent » (Ernst Bloch)[71]. Comme l’écrit François Dosse, envisager le présent « comme relevant de la contemporanéité du non-contemporain dont les racines plongent dans l’épaisseur temporelle indéfinie de l’expérience humaine, soit tout le présent du passé » permet de sortir des impasses des délimitations traditionnelles entre périodes[72].
Cette réinscription du présent dans une temporalité non déterminée à l’avance signifie aussi, pour notre présent, de lutter contre « l’illusion rétrospective de la fatalité » et contre les pensées de l’inéluctabilité du développement historique pour explorer les futurs possibles du présent, alternatifs et dissidents trop souvent écrasés par le rouleau compresseur de la nécessité raisonnable, ce que manifeste le nouvel intérêt pour l’histoire contrefactuelle[73]. Explorer ainsi les « promesses non accomplies du passé » (pour reprendre une expression de Paul Ricœur) c’est donc également tenter de retrouver des mondes sociaux, politiques et culturels délaissés, oubliés ou refoulés mais qui ont fait (et font toujours partie) du réel historique vécu, espéré ou redouté par les acteurs – les acteurs ordinaires en premier lieu.
Si comme l’écrit Bernard Lepetit, « Le temps historique se réalise au présent », que le « passé est un présent en glissement » et que le présent est fait de « réemplois du passé »[74], la catégorie de contemporanéité peut indiquer cette forme de co-présence de l’historien avec son matériau qui a toujours été un présent pour les acteurs historiques qu’il étudie. Cette contemporanéité serait donc une condition de l’écriture de toute histoire, et pas seulement de l’HTP. Mais dans le cas de cette dernière il se produit comme une exacerbation de la présentification du passé tant ce passé est proche et vivant, compréhensible dans le même univers mental que celui de l’historien.
L’HTP aux prises avec un présent travaillé par des temporalités multiples est elle-même confrontée à la difficile gestion de cette multiplicité, mais un peu plus qu’une autre histoire sans doute ; l’instabilité, l’inachèvement de l’objet et la coexistence/confrontation entre historiens et acteurs renforçant pour elle les contraintes communes à tout histoire dont celle de devoir prendre en compte l’incessant va-et-vient cognitif entre passé et présent (sur lequel avaient déjà fortement insisté Marc Bloch et Lucien Febvre). L’HTP serait alors aux premières loges pour mettre ces réflexions à l’épreuve de ses recherches empiriques, une position certes singulière mais nullement hors de l’ordinaire du faire de l’histoire.
Notes
Pieter Lagrou, « De l'histoire du temps présent à l'histoire des autres. Comment une discipline critique devint complaisante », Vingtième Siècle. Revue d'histoire, 2013/2 - N° 118, p. 101 à 119.
Michel Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières ? [1984], Dits et écrits, Paris, Éditions Gallimard, vol. II, 2001, p. 1381-1397. Foucault utilise d’autres expressions comme : « ontologie critique de nous-mêmes », « ontologie historique de nous-mêmes », « ontologie de nous-mêmes » ou encore « ontologie de la modernité ».
Voir également : Gabriel Rockhill « Comment penser le temps présent ? De l'ontologie de l'actualité à l'ontologie sans l'être », Rue Descartes 3/2012 (n° 75), p. 114-126.
Nikolay Koposov, « Une loi pour faire la guerre : la Russie et sa mémoire », Le Débat, 2014/4, n° 181, p. 103 à 115.
Nikolay Koposov, « Le débat russe sur les lois mémorielles », Le Débat, 2010/1, n° 158, p. 50 à 59.
Emilia Koustova, « La Russie en quête d'une histoire nationale », Revue internationale et stratégique, 2013/4, n° 92, p. 65 à 73.
Korine Amacher, « L’embarrassante mémoire de la Révolution russe », La Vie des idées, 14 avril 2017. URL : http://www.laviedesidees.fr/La-memoire-encombrante-de-la-Revolution-russe.html
Malte Griesse, « Les mémoires de la révolution russe en Union soviétique : espace guerrier ou espaces publics ?, Cahiers Sens public, 2013/1, n° 15-16, p. 85 à 105.
Nicolas Werth (entretien avec Gilles Favarel-Garrigues, Brigitte Gaïti, Boris Gobille), « À partir de quoi pouvait-on reconstruire ? » Les turbulences de l’écriture de l’histoire dans la Russie post-soviétique, Politix, 2015/2, n° 110, p. 111 à 135.
Voir également : Emmanuel Droit, « Les césures de l’histoire du temps présent. Approche comparée franco-allemande », Atala. Cultures et Sciences Humaines, N° 17, 2014, p. 167-181.
Michel Trebitsch, « Du mythe à l’historiographie », in Danièle Voldman (dir.), « La Bouche de la vérité ? La recherche historique et les sources orales », Les Cahiers de l’IHTP, n° 21, 1992, p. 13-32.
Florence Descamps, L’Historien, l’Archiviste et le Magnétophone. De la construction de la source orale à son exploitation, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, coll. "Sources", 2001 (2e éd. en 2005).
Fabrice D'Almeida et Denis Maréchal (dir.), L'Histoire orale en questions, Paris, INA, coll. « Médias histoire », 2014.
Concernant la question du témoignage des combattants de la guerre de 1914-1918, parmi les nombreuses réactions critiques aux thèses d’Annette Becker et Stéphane Audoin-Rouzeau, voir :
Frédéric Rousseau, Le procès des témoins de la Grande guerre. L’affaire Norton Cru, Paris, Le Seuil, 2003.
Antoine Prost, « La guerre de 1914 n’est pas perdue », Mouvement social, n° 199, 2002/2.
Nicolas Mariot, « Faut-il être motivé pour tuer ? Sur quelques explications aux violences de guerre », Genèses. Sciences sociales et histoire, n°53, décembre 2003, p. 154-177.
Rémy Cazals, « 1914-1918 : oser penser, oser écrire », Genèses, 2002/1, no46, p. 26-43.
Le site du Crid 14-18 (Collectif de recherche international et de débat sur la guerre de 1914-1918 ) regroupe les historiens et chercheurs de la Première guerre mondiale qui développent des positions critiques (voire hostiles !) aux thèses d’Annette Becker et Stéphane Audoin-Rouzeau.
Jean-Noël Jeanneney, Le passé dans le prétoire : l'historien, le juge et le journaliste, Paris, Le Seuil, 1998.
Jean-Pierre Le Crom, Jean-Clément Martin, Jean-Marc, Le Masson Bernard Edelman et Annette Wieviorka (éd.), dossier « Vérité judiciaire, vérité historique », Droit et société, 1998, no 38.
Jean-Paul Jean, « Le procès et l'écriture de l'histoire », Tracés. Revue de Sciences humaines, 3/2009, n° HS-9, p. 61-74 [ En ligne].
Florence Hulak, « Le tribunal de l’histoire. Vérité historique et vérité judiciaire », Revue philosophique de la France et de l’étranger, T141, 2016/1, p. 3-21.
Voir également : Florent Le Bot, « Le passé a de l’avenir. Au risque de l’enquête, faire surgir « le levain de l’inachevé » », L'Homme et la société, 2016/3 (n° 201-202), p. 189-212.
Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2011 /5 (n° 58-4bis), dossier : « Le métier d’historien à l’ère numérique : nouveaux outils, nouvelle épistémologie ? ».
La notion de « régime d’historicité » a été thématisée par François Hartog et Gérard Lenclud, en particulier à partir de l’œuvre de Marshall Sahlins et des travaux sur la sémantique des temps historiques de Reinhart Koselleck et de Paul Ricœur. Pierre Nora (dans les Lieux de mémoire) et Bernard Lepetit ont également développé une réflexion sur cette thématique du rapport social au temps.
François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, op. cit.
Voir également : Christian Delacroix, « Régime d’historicité : généalogie d’une notion », dans Christian Delacroix, François Dosse, Patrick Garcia (dir.), Historicités, La Découverte, 2009, p. 29-45.
Patrick Vassort, « Sous le regard de Kracauer. Socio-anthropologie politique du temps présent», Raisons politiques, 2012/1 (n° 45), p. 235 – 249.
Voir également :
Azoumana Ouattara , « Ernst Bloch visionnaire de notre temps », Le Portique [En ligne], 5-2007.
Walter Moser, « Le travail du non-contemporain : historiophagie ou historiographie? », Études littéraires n° 222, 1989, p. 25–41.
Voir également Patrick Garcia, « La contemporanéité du non contemporain », intervention au Colloque IHTP du 22 mars 201. À consulter sur : https://www.academia.edu/27787471/La_contemporanéité_du_non_contemporain