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Théorie(s) féministe(s) et histoire(s) du temps présent : intersectionnalité, subalternité et décolonialité

Feminist theory(s) and history(s) of the present time: intersectionality, subalternity and decoloniality

Christelle Taraud
NYU Paris & Centre d’Histoire du XIXe siècle, Francia

Théorie(s) féministe(s) et histoire(s) du temps présent : intersectionnalité, subalternité et décolonialité

Revista Tempo e Argumento, vol. 13, Esp., e0102, 2021

Universidade do Estado de Santa Catarina

Résumé: L’objectif de cet article est de (re)penser les histoire(s) du temps présent à l’aune des théories féministes qui, au travers des concepts d’intersectionnalité, de subalternité et de décolonialité, en proposent une vision en même temps fructueuse et renouvelée. Au cœur de la démarche, l’idée de contourner/saborder les visions hégémoniques, totalisantes et/ou surplombantes, pour éclairer a contrario la pluralité des existence(s)/expériences(s) et des modalités pratiques, théoriques et symboliques de leur(s) multiples expression(s) au travers de pluri-interprétation(s)/réflexion(s) pensées de manière horizontale (au « ras-du-sol » pourrait-on dire) et non hiérarchique. Ici une multi-focale de segments polymorphes, de traces diffuses et de récits fragmentaires émergerait, faisant corps-unité non par catégorisation-hiérarchisation fixiste mais pas juxtaposition-cohabitation labile, proposant, ce faisant, une vision réellement humaine et universelle.

Mots clés: théories féministes, intersectionnalité, subalternité, décolonialité, féminicide/écocide.

Abstract: The aim of this article is to (re)think the history(s) of the present time in the light of the feminist theories that, through the concepts of intersectionality, subalternity and decoloniality, offer a view that is at the same time fruitful and renewed. At the heart of the approach, the idea of detouring/submerging the hegemonic, totalizing and / or dominant views, in order to clarify, a contrario, the plurality of existence(s)/experience(s) and practical, theoretical and symbolic modalities of their multiple expression(s) through pluri-interpretation(s)/reflection(s) thought horizontally (at ground level, it can be said) and not hierarchical. Here a multifocal view of polymorphic segments, diffuse traits and fragmentary narratives would emerge, forming a body-unity not by a fixing categorization-hierarchization, but by changeable juxtaposition-cohabitation, proposing a truly human and universal view.

Keywords: feminist theories, intersectionality, subalternity, decoloniality, feminicide, ecocide.

Depuis leur naissance au XIX. siècle[1], le(s) féminisme(s) – comme action(s) autant que comme pensée(s) - ont fait l’objet, presque partout, d’attaques très virulentes, et ont donné vie, dans la foulée, à des antiféminismes structurels et persistants, qu’il convient d’interroger notamment au regard d’enjeux très contemporains qui travaillent en profondeur nos sociétés d’aujourd’hui et intéressent, en premier lieu, les histoire(s) du temps présent.

Nés, du moins en Europe occidentale[2], à une époque d’intenses restructurations politiques, économiques et sociétales – exode rural massif, industrialisation et urbanisation galopantes, capitalisme industriel en voie de globalisation et son corollaire, colonisation planétaire agressive, prédatrice, destructurante et dé-connaissante… - le(s) féminisme(s) n’ont cependant jamais parlé d’une seule voix et n’ont jamais eu un seul visage (Taraud, 2005). Cette évidence de la pluralité des féminismes – qu’il faut nécessairement conjuguer au pluriel a contrario de l’usage général qui en fait un bloc homogène indexé sur la couleur de peau et sur la classe sociale (le « féminisme blanc et bourgeois » pour le dire vite) - a conduit, dès leur origine, à des ambivalences, des tensions, des scissions fortes autant qu’à des alliances conjoncturelles ou pérennes. Car, théorie(s) politique(s) locale(s) et globale(s) en même temps, les féminismes ont été, évidemment, très sensibles à la logique intersectionnelle et ce bien avant que le concept ne soit théorisé, en 1989, par la juriste féministe Kimberlé Crenshaw (CRENSHAW, 1989).

Cette intersectionnalité des féminismes contemporains est d’ailleurs très bien traduite par le fait que, dès le XIX. siècle, il existe bien un « féminisme ouvriériste et/ou révolutionnaire » et un « féminisme bourgeois et/ou réformiste » : deux tendances complexes de(s) féminisme(s) qui sont pourtant la parfaite expression de la société de classes qui émerge alors en Europe occidentale. N’oublions pas, en effet, que la guerre de classes, qui fut si importante dans l’histoire européenne du XIX. siècle et en particulier dans celle de la France (je pense ici tout particulièrement aux révolutions prolétariennes avortées de 1848 et de 1871), s’est faite avec des révolutionnaires féministes (Louise Michel, Alexandra Kollontaï, Rosa Luxembourg pour ne prendre que trois exemples éclairants dans trois pays différents) qui avaient une conscience aigüe non seulement des liens de domination entre patriarcat et capitalisme, mais aussi de ce qui unissait, pourrait-on dire de manière ontologique, racisme de classe et racisme biologique que ce dernier soit ethnicisé ou bien culturalisé (TARAUD, 2009)[3].

Dans les années 1970, alors que les mouvements de libération des femmes ramènent la question des discriminations faites aux femmes et aux « minorités sexuelles »[4] - on sait l’importance des lesbiennes politiques dans ces mêmes mouvements tout autant que leur rôle majeur au sein des théories féministes naissantes à l’image d’Adrienne Rich par exemple (RICH, 1980) - sur le devant de scènes tant nationales qu’internationale, la question centrale du patriarcat et de l’hétéronormativité (KATZ, 1990, 1995; TIN, 2009), est là encore connectée à d’autres enjeux majeurs comme la classe et la « race ». Au travers de la résurgence d’un féminisme radical[5], dont plusieurs penseuses comme Christine Delphy et Monique Wittig sont, en France, les héritières directes, les questions sexuelles et identitaires deviennent aussi des éléments essentiels de remise en cause de la pensée dominante et des normes qui la régissent. Ces mouvements des années 1970 sont, pour la question qui nous occupe, fondamentaux parce qu’ils vont permettre, au travers de la création des premiers départements de Women Studies, puis de Gender Studies et de Queer Studies, une réflexion profonde et féconde sur les rapports de domination et les enjeux de pouvoir à l’œuvre dans nos sociétés d’aujourd’hui.

Rapports de domination et enjeux de pouvoir qui feront ici l’objet d’une analyse en trois points : Savoirs straight/savoirs situés ; Subalternité(s) et racisme de classe ; Décolonialité(s) mondialisée(s)…

Savoirs Straight/Savoirs Situés

Comme le souligne l’anthropologue féministe Rita Laura Segato dans un article intitulé “A Manifesto in Four Themes” :

“In Latin America, “the ideology of gender” has recently appeared, a category in the service of accusations. In Brazil, there have even been several legislative proposals put forward by a movement called the Programa Escola sem Partido, or Program for a Non-Partisan School. One of these proposed laws would prohibit “the application of the postulates of the theory or ideology of gender” in education, as well as “any practice that could compromise, hasten, or misguide the maturation and development of gender in harmony with the student’s biological sexual identity”. (SEGATO, 2018, p.199)

Ceci fait écho, de l’autre côté de l’Atlantique, à un autre attaque en règle menée simultanément contre les études de genre et décoloniales en France depuis une vingtaine d’années au moins[6]. Le dernier avatar de cette longue et prolixe polémique est lié aux propos tenus sur CNews le 14 février 2021[7] par la ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche, Frédérique Vidal, qui y proposait de mandater le CNRS pour mener une « étude scientifique » sur l’« islamo-gauchisme »[8] - terme inventé, au passage, dans les milieux de l’extrême-droite européenne - dans les universités françaises ; étude visant à y différencier « ce qui relève de la recherche académique et ce qui relève du militantisme et de l’opinion ». Dans les deux cas, on souligne donc le caractère « partisan » - c’est-à-dire non scientifique pour leurs détracteurs/trices - des savoirs produits par ceux et celles qui, au Brésil comme en France, utilisent, parmi d’autres théories et outils conceptuels, le « genre » et la « décolonialité » dans leurs analyses scientifiques et politiques.

Lorsqu’elle publie, en 1980, « La pensée straight », la philosophe et théoricienne du féminisme Monique Wittig fait pourtant la démonstration magistrale de l’inanité de ce type de polémique visant à opposer, de manière caricaturale et antagonique, recherche et activisme en prônant, tout au contraire, une conscientisation massive et informée sur la question, centrale ici pour notre propos, de l’orthodoxie des savoirs-pouvoirs (WITTIG, 1980). Partant d’une critique de trois des disciplines maîtresses des sciences humaines – la sémiologie (Barthes), l’anthropologie structurale (Lévi-Strauss) et la psychanalyse (Lacan) – celle-ci démontre que toute « science » est idéologie puisque tant dans sa genèse[9] que dans sa production de discours (et par extension dans la diffusion de ceux-ci au travers de (méta-)langages et de langues de la domination), elle est le produit d’une caste/classe hégémonique qui, en universalisant ses intérêts particuliers, a imposé, par la force et/ou le « consentement »[10], selon les lieux et les époques, des « interprétations totalisantes » de notre monde commun. Dans cette dynamique - dont l’enjeu n’est rien moins que l’édification d’une « vérité universelle-naturelle », donc « a-historique » et « a-politique », qui s’imposerait à tous et à toutes de manière indifférenciée – les savoirs-pouvoirs, en normalisant individus et sociétés, ont obligé tous les dominé.e.s à faire corps (dans tous les sens du terme) avec les discours de la domination qui les oppriment, les exploitent, les stigmatisent et les marginalisent. Ainsi, comme le souligne très justement Monique Wittig :

[…] le pouvoir qu'a la science ou la théorie d'agir matériellement sur nos personnes n'a rien d'abstrait si le discours qu'elles produisent l'est. Il est une des formes de la domination, son expression dit Marx. Je dirais plutôt un de ses exercices. Tous les opprimés le connaissent et ont eu affaire à ce pouvoir c'est celui qui dit : tu n'as pas droit à la parole parce que ton discours n'est pas scientifique, pas théorique, tu te trompes de niveau d'analyse, tu confonds discours et réel, tu tiens un discours naïf, tu méconnais telle ou telle science, tu ne dis pas ce que tu dis. (WITTIG, 1980, p. 49)

Ici, en définissant la « pensée straight » - constituée de « conceppts primitifs tels « femme » « homme » « différence » « hiérarchisation » « inégalité » qui interagissent dans un conglomérat de toutes sortes de disciplines, théories, courants dans le but d’asseoir l’idée de la « naturalité » obligatoire de la différence des sexes, de la binarité de genre, et de la relation hétérosexuelle procréatrice » - comme une matrice totalisante, Monique Wittig nous rappelle combien ce que nous croyons être des « savoirs objectifs » développés au sein de « sciences présentées comme neutres » relèvent de la banale chimère.

A ce premier niveau d’interrogation, il faut, dès à présent, en ajouter un second qui concerne non plus seulement les discours eux-mêmes mais leurs producteurs : terme conjugué à raison, par moi, au masculin… Car comment faire ici l’économie d’une discussion sur l’accaparement historique du domaine de la pensée – et donc de celui des savoirs et des sciences - par une caste/classe d’hommes qui n’a pas seulement exclut les femmes de la production de cette même pensée (tout en délégitimant systématiquement celle-ci quand elle éclosait cependant, malgré la violence, la censure et l’invisibilisation, sans compter l’accaparement de leur travail – effet Mathilda (Rossiter, 2003) – ainsi que les meurtres de « femmes savantes » qui ponctuent l’histoire) mais a tenté, au travers d’un « féminicide historiographique », mené avec constance, de les éradiquer, purement et simplement, de l’histoire humaine… Une histoire humaine produite par des hommes, pour des hommes, sur des hommes où les femmes ne pouvaient avoir qu’une place résiduelle et marginale en tant que « deuxième sexe », soumis et dominé, comme le rappelle Simone de Beauvoir dans son livre éponyme…

Notons d’ailleurs que si les théories féministes sont tant démonisées aujourd’hui, c’est sans doute aussi parce que, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, elles sont justement produites par des femmes au sein d’institutions – les universités patriarcalo-capitalistes – qui ont tout fait pour les exclure et continuent à les traiter comme la portion congrue ; et dans le cadre de disciplines (en particulier la philosophie et l’histoire, sciences anciennes pensées historiquement comme « masculines ») que ces mêmes théories tendent à infiltrer/corrompre/saborder par leur choix épistémologique de l’inter (y compris de l’interdisciplinaire) : c’est-à-dire de l’entre-deux, du non-binaire, du non-normatif, du non-conforme, du marginal, du subalterne, de l’Autre… Car, a contrario de ce mythe toujours entretenu de la « neutralité » et de « l’objectivé » scientifiques - dont on a bien compris qu’il n’était qu’un paravent servant à masquer la confiscation historique des savoirs-pouvoirs par une minorité d’hommes – les théories féministes se sont engagées dans la voie de la « subjectivité critique » qui conduit nécessairement à produire des « savoirs situés » souvent à partir de « mauvais objets » et grâce à des « sources mésestimées et/ou délégitimées » (sources orales, archives de l’intime, documents issus de la culture populaire…) reconnaissant, par là même, que les sciences, qui sont aussi des « organismes humains/vivants », ne pouvaient en aucune manière être déconnectées des individus et des sociétés qui les produisent.

Subalternité(s) et racisme de classe

La remise en cause des savoirs-pouvoirs et de leurs producteurs « naturels » - des hommes globalement issus des élites blanches et/ou riches des mondes occidentaux[11] – par les dominé.e.s eux-mêmes (femmes, groupes LGTBI+, minorités racisées, peuples racines et premières nations…) a conduit à prendre conscience d’un autre hiatus que les théories féministes ont tenté d’articuler. Grands producteurs de normes et grands ordonnateurs de normalité, les savoirs-pouvoirs se sont, en effet, essentiellement concentrés sur les dominants considérant tout ce qui n’appartenait pas à leur « cénacle » restreint comme « subalterne », y compris, évidemment, dans le contexte scientifique (ce qui renvoie à la question des « mauvais objets », évoquée plus haut, traités alors dans le but de conforter l’orthodoxie politico-scientifique comme le montrent les travaux menés, au XIX. siècle, sur les « anormaux » en particulier homosexuels et sur les "femmes déviantes" notamment les prostituées[12]). Les « classes subalternes » (telles que définies, originellement, par Antonio Gramsci), qu’elles se révoltent contre l’ordre qu’ont leur imposent ou qu’elles y « consentent » bon gré mal gré, ont d’ailleurs toujours été considérées comme des classes secondaires : exploitables en temps de paix, sacrifiables en temps de guerre. Ceci a alimenté – et alimente encore – un racisme de classe qui fut constitutif de la « modernité » occidentale comme en atteste le triptyque fondateur de l’idéologie bourgeoise et capitaliste du XIX. siècle, « classes laborieuses, classes dangereuses, classes vicieuses ». Au sein de ce système hégémonique total – politique, économique, social, racial, culturel, médiatique, intellectuel, linguistique… – pensé et activé par les classes possédantes-savantes, les femmes pauvres payèrent le tribu le plus lourd, même si toutes les femmes furent impactées au travers de différents dispositifs de contrôle et de coercition : bi-catégorisation (« femmes-ventre honnêtes », « femmes-sexe malhonnêtes »), double morale, et injonction à une féminité straight indexé sur la reproduction-maternité dans le cadre exclusif de la famille patriarcalo-capitaliste et limité, autant que faire se peut, à l’espace carcéral-domestique...

Au sein des « classes subalternes » mêmes, la question des femmes était l’objet de grandes tensions du fait d’une vision misogyne largement partagée par nombre d’hommes, y compris ceux appartenant aux classes laborieuses. D’un point de vue politique, on sait par exemple, la résistance des milieux ouvriéristes européens du XIX. siècle, y compris politisés, (toutes tendances confondues) au travail salarié, à la syndicalisation et même à la politisation des femmes (la politique étant pensée, essentiellement, comme une « affaire d’hommes »). Si les classes possédantes activaient donc bien un racisme de classe contre les classes laborieuses, ceci n’empêchait nullement la constitution d’un « front de classes » entre hommes pour maintenir (et parfois même étendre) les privilèges patriarcaux au sein de « fraternités masculines » qui se (re)constituaient dans nombre d’institutions non mixtes (école, armée…) et d’espaces de sociabilité (rue, café, club sportif, bordel…) totalement ou partiellement inter-classistes[13]. Ceci amena, la militante féministe et révolutionnaire Flora Tristan à cette banale évidence toujours actuelle aujourd’hui dans de nombreux contextes : « L’homme le plus opprimé peut opprimer un être, qui est sa femme. Elle est le prolétaire du prolétaire »[14]. Ce « droit de propriétaire », inscrit dans l’ordre du genre, dont l’origine est très ancienne[15], a lourdement et durablement impacté les femmes comme le montre bien, dans les théories féministes contemporaines, les réflexions menées sur le continuum de violences[16] que constitue le crime de féminicide (TARAUD, 2022). Un système de terreur individuel et collectif, reposant sur l’asservissement, l’assujettissement et la domestication des femmes, comme l’ont bien montré Jane Caputi et Diana E. H. Russell (CAPUTI; RUSSEL, 1990) ainsi que Rosa-Linda Fregoso et Cynthia Bejarano (FREGOSO; BEJARANO, 2010), qui incarne la plus vieille guerre de l’humanité, celles que les hommes ont, de tout temps, faite aux femmes (Solnit, 2014 ; Segato, 2016). Une guerre qui connut plusieurs points d’acmé : des chasses aux sorcières de l’époque moderne - qui correspondent aussi, ne l’oublions pas, au premier moment d’accumulation du capital comme le précise justement Silvia Federici dans son livre pionnier, Caliban et la sorcière (FEDERICI, 2014, 2021) - aux féminicides de masse d’aujourd’hui, qui touchent plusieurs continents, et que Ciudad Juarez exemplifie de manière paradigmatique…

En réponse à cette « internationale patriarcale » fondée sur des relations de genre systémiquement inégalitaires[17], qui comme le rappelle Rita Laura Segato est : « the most archaic and persistent of humanity’s political structures » (SEGATO, 2018, p.199), les féministes d’abord, les théories féministes ensuite, ont organisé la riposte au travers de la constitution d’espaces d’action(s), de réflexion(s), de production(s) politique(s) et scientifiques(s)[18] en replaçant la « racine du mal(e) » - le patriarcat - au cœur des enjeux épistémologiques, théoriques et politiques. En 1977 déjà, la sociologue et féministe matérialiste, Christine Delphy, définissait l’ennemi principal des femmes (et par extension de tous les opprimé.e .s) comme étant le patriarcat (DELPHY, 1977, 2009)[19]. Aujourd’hui encore, et malgré des avancées réelles, arrachées de longue lutte, mais fragiles et souvent menacées (je pense ici, par exemple, au droit à l’avortement y compris en Europe), il apparait évident, comme le souligne encore Rita Laura Segato, que : “Toutes les formes de suprématie, économiques, politiques, coloniales et raciales, sont effectivement des répliques de l’ordre patriarcal. C’est pour cette raison que nous nous trouvons, encore, dans le temps stationnaire de la préhistoire patriarcale de l'humanité » (SEGATO, 2018, p.199).

Décolonialité(s) mondialisée(s)…

Lorsqu’elle publie, en 1988, « Les subalternes peuvent-elles parler ? », Gayatri Chakravorty Spivak ne dénonce pas seulement la domination totalisante (on notera ici le lien évident avec les théories féministes de Christine Delphy et de Monique Wittig) - de la pensée occidentale qu’on appelle celle-ci eurocentrisme ou occidentalocentrisme, mais démonte-démontre, au croisement des Gender Studies, des Subaltern Studieset des Post-colonial Studies, qu’il est impossible d’analyser l’histoire de l’oppression des femmes sans prendre en compte les logiques racistes, impérialistes – et capitalistes depuis l’avènement de la « modernité » occidentale - qui l’ont façonnée (SPIVAK, 1988). Pour ce faire, et dans le prolongement des Women Studies – en particulier des premiers temps de la her history - non seulement les récits des dominé.e.s doivent être pris en compte en tant que tels (ce qui conduit non pas à travailler sur mais avec les individus, les groupes et/ou les sociétés concernés) mais, plus encore, les subalternes eux-mêmes – en particulier quand ces subalternes sont des femmes qui naissent, grandissent, vivent, meurent dans des sociétés puissamment patriarcales et hétéronormatives, misogynes, homophobes, transphobes et putophobes (ATTIA; OBOLO; TARAUD, 2020) – doivent être considéré.e.s comme des sujets actifs et pensants de leurs propres actes et de leurs propres histoires (individuelles et collectives) et donc producteurs/trices de leurs propres expertises, savoirs et récits.

L’objectif de cette démarche n’est pas seulement de remettre en question(s), plutôt qu’en cause (car il ne s’agit ni de négation de son importance historique, ni de « revanche post-coloniale » qui se traduirait par une mise en accusation totale et définitive), la pensée européenne dans sa dimension « universelle » (qui si elle fut bien une « pensée monde » n’est pas, et n’a jamais été, une pensée pour tout le monde), et son caractère obligatoire (comme dans la remise en cause, par Monique Wittig, de la nécessité du contrat hétérosexuel), mais de reconnaître la pluralité des existence(s)/expériences(s) et des modalités pratiques, théoriques et symboliques de leur(s) multiples expression(s) au travers de pluri-interprétation(s)/réflexion(s) pensées de manière horizontale (au « ras-du-sol » pourrait-on dire) et non hiérarchique. Ici une multi-focale de segments polymorphes, de traces diffuses et de récits fragmentaires émergerait, faisant corps-unité non par catégorisation-hiérarchisation fixiste mais pas juxtaposition-cohabitation labile.

Ainsi, critiquer l’imposition, par le biais de la subalternité et de la (dé)colonialité, du caractère obligatoire de la « modernité occidentale », sans nier cependant son utilité parmi d’autres possibles, c’est en même temps apporter une lecture renouvelée de l’histoire de l’Europe elle-même (si la guerre de classes a existé, sans parler de la domination systémique des femmes par les hommes dans les régimes patriarcaux européens, c’est bien que l’Europe a d’abord construit en son sein ses propres Autres), mais aussi de l’histoire du monde (en faisant le lien entre la construction endogène puis exogène de l’Altérité notamment grâce à la création, au tournant des XVIII. et XIX. siècles, du « racisme scientifique »). Même si la proposition est rafraichissante, il convient donc moins de « provincialiser » l’Europe et/ou l’Occident – comme le propose, par exemple, Dipesh Chakrabarty (CHAKRABARTY, 2000, 2020) – que de la (re)mettre à sa juste place. Faire cela mettrait en action(s) une révolution radicale à tous les niveaux, matériels et épistémiques, car cela réduirait à néant l’idée que tout ce qui ne vient pas d’elle – le « centre » donc – serait nécessairement issu de ses « marges », donc « subalterne » justement.

C’est avec cette pensée qu’il faut rompre de manière définitive car celle-ci est en même temps porteuse d’insupportables infantilisations paternalistes et/ou racistes (comme celles concernant, par exemple, les « peuples naïfs et enfantins », sorte de réplication du mythe rousseauiste du « bon sauvage », refusant la « modernité » occidentale comme « sens de l’histoire »), tout en étant héritière d’une brutalisation générale des individus, des groupes, des sociétés et des Etats qui constituent notre monde commun (il serait ainsi particulièrement intéressant de discuter le continuum de violences intra-européennes que constituent les chasses aux sorcières/les guerres de classes et leurs répressions sanglantes/et la SHOAH comme expressions locales de matrices génocidaires racialo-coloniales globales expérimentées sur d’autres continents à partir du XV. siècle et réintroduites en Europe même) ; et pour finir de la planète elle-même (comme le dénonce régulièrement et les représentant.e.s des peuples racines et des premières nations et/ou les éco-féministes depuis les années 1970 au moins, puisque les liens entre eux /elles sont nombreux et certaines de leurs actions communes).

Conclusion(s) provisoire(s)

Ainsi les théories féministes permettent-elles d’appréhender le passé dans le présent même de nos sociétés ce qui m’amène à conclure (sans conclure) en trois étapes distinctes et connexes.

Dans les temps les plus anciens (qui remontent sans doute à la préhistoire de l’humanité), ceux de la naissance des régimes patriarcaux, c’est la femme qui a constitué la colonie originelle puisqu’elle a incarné, en soi, un territoire à ravager, à conquérir, puis à coloniser. Grâce à elle, l’homme a pu « croître et multiplier » : c’est-à-dire se donner, de l’intérieur, en utilisant le corps des femmes comme premier « champ de bataille » mais aussi comme première « colonie de peuplement », les moyens de son expansion extérieure future. Coloniser les femmes (comme espace autant que comme corps) est donc presque partout la première étape des velléités expansionnistes des groupes et des sociétés organisés sur des principes patriarcaux. La « femme-colonie » est ainsi à l’origine de tous les processus coloniaux et au cœur de toutes les guerres qui ont été menées pour les mettre en œuvre : l’accaparement des femmes – Autres et des Autres - ayant précédé, puis accompagné, la colonisation effective des terres, des périodes anciennes jusqu’aux premières colonisations européennes des « nouveaux mondes » qui sont, quant à elles, irréductiblement associées tant à la traite atlantique et à la massification de l’esclavage qu’à la destruction et/ou la clochardisation des peuples racines et des premières nations sur l’ensemble de la planète.

Dans un second temps, celle des première et seconde accumulations du capital, les colonisations européennes furent aussi puissamment connectées au racisme de classe et au racisme biologique, en particulier au XIX. siècle, puisqu’elles devinrent des « laboratoires du social » visant à transformer des « prolétaires en propriétaires » sur des terres « indigènes » réquisitionnées et/ou spoliées, cantonnant, dès lors, les peuples colonisés dans des « réserves-mouroirs » (dans lesquels les rares survivants de ces mêmes populations se trouvent souvent toujours « parqués » aujourd’hui), au sein de « colonies d’exploitation ou de peuplement » mortifères pour eux ; mais aussi d’immenses prisons permettant, à l’Europe, de se débarrasser de ses indésirables : pauvres, criminels, orphelins, prostituées, opposants politiques. Ainsi, comme le démontre fort bien l’historienne et anthropologue Ann Laura Stoler (STOLER, 1985, 2013), les colonies devinrent les « espaces concentrationnaires » tant des illégalismes prolétaires (comme ce fut le cas, à l’origine, pour les Britanniques en Australie) que des « races inférieures » vouées à l’assimilation-acculturation ou à la mort (réelle et/ou symbolique, matérielle et/ou épistémique[20]) au sein d’économie(s) de pillage(s) et de dévastation(s).

Au troisième temps de la mondialisation libérale, le nôtre donc, dans un monde où la décolonisation n’a été que très imparfaitement réalisée (en particulier celle des sciences et des consciences, les deux choses étant symbiotiquement liées pour moi), où la « violence pandémique contre les femmes »[21] s’étale partout, telle une lèpre, et que la guerre mondiale menée contre les pauvres (à l’intérieur comme à l’extérieur des pays dits riches et/ou industrialisés) est partout visible, c’est maintenant la survie même de la planète qui est en jeu. Ce « moment » dont se sont emparées, dès les années 1970, les éco-féministes – en particulier Françoise d’Eaubonne (D’EAUBONNE, 1978, 2018), Vandana Shiva (SHIVA, 1983, 1999) et Starhawk (STARHAWK, 1982, 2015)… - en faisant lien entre les systèmes de domination partriarcalo-raciaux qui visent à accaparer, exploiter et domestiquer les femmes et/ou pauvres et/ou racisées et les logiques de spoliation-surexploitation de la nature par la prédation capitaliste/impérialiste (entraînant le dérèglement climatique, le saccage des écosystèmes et la suffocation de la planète), a pour objectif de repenser les relations entre les genres en même temps qu'entre les humains et la nature. C’est à ce point précis que les théories éco-féministes rejoignent les idées radicales de certaines penseuses de la Queer Theory – du manifeste cyborg de la théoricienne et écoféministe Donna Haraway (HARAWAY, 1985, 2009) à la performativité du genre de la philosophe féministe et queer Judith Butler (BUTLER, 1990, 2006) - dans une réflexion concernant l’avenir d’une post-humanité à construire.

Une post-humanité qui serait enfin sortie de sa pré-histoire patriarcale, capitaliste et raciale en (re)construisant un monde réparé et apaisé, inclusif et égalitaire… pour le meilleur, humain…

Referências

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Notes

1 Car il existait bien sûr des penseuses de l’égalité des sexes et des groupes « proto-féministes » bien avant le XIXe siècle comme le prouvent, pour la France, les œuvres de Christine de Pisan, de Marie de Gournay, de Madeleine de Scudéry ou bien encore d’Olympe de Gouges pour ne citer que les plus célèbres d’entre elles…
2 Notons, dès à présent, la naissance dans le même temps de féminismes orientaux (turc, égyptien, tunisien, indien…) souvent absents des récits, élitaires comme populaires, sur la genèse des mouvements féministes à l’échelle planétaire. Notons aussi, que ces premiers féminismes orientaux furent en général très imprégnés par les idées issues de la « modernité » occidentale ce qui ne délégitime, pour autant, ni leur importance ni leur intérêt…
3 Voir Louise Michel est la révolte canaque (1878).
4 La notion de « minorité sexuelle » est pour moi problématique car elle entretient l’idée que ces pratiques sexuelles, parfois indexées sur des identités de genre, seraient « périphériques » ou « marginales » au regard de la grande centralité hétéronormative. Faute de mieux, j’emploie donc l’expression entre guillemets.
5 Le féminisme radical - qui s’intercale entre le féminisme bourgeois (en partie travaillé par les mouvements réformistes d’obédience chrétienne) et le féminisme ouvriériste et/ou révolutionnaire (très imprégné par le marxisme, le socialisme, puis le communisme) - fut toujours minoritaire et ce dès sa naissance à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. Il est porté par des personnalités très atypiques appartenant à des courants de pensée singuliers – libre pensée, anarcho-féminisme, éco-féminisme, féminisme spiritualiste… - et est centré sur des questions que l’on pourrait définir comme plus « individuelles » (en particulier questions sexuelles et identitaires) au regard des grands enjeux « collectifs » des autres tendances. Ce faisant, on comprend pourquoi ce féminisme radical, incarné par exemple pour la France par une penseuse comme Madeleine Pelletier, a été au cœur de la pensée féministe des années 1970 en Europe occidentale. Les liens entre la pensée et l’action d’une Madeleine Pelletier et d’une Monique Wittig apparaissent ainsi plus qu’évident…
6 Comme le rapporte le journal Le Monde dans un article du 17 février 2021 : « Cette sortie avait d’abord suscité la « stupeur » de la Conférence des présidents d’université. Mardi [16 février 2021], ces derniers avaient dénoncé dans un communiqué les « représentations caricaturales » et « arguties de café du commerce » de Mme Vidal. Mercredi, le CNRS lui-même a adopté un ton critique en condamnant « les tentatives de délégitimation de différents champs de la recherche ». Voir : http://www.cpu.fr/actualite/islamo-gauchisme-stopper-la-confusion-et-les-polemiques-steriles/ ; https://www.lemonde.fr/education/article/2021/02/17/islamo-gauchisme-le-cnrs-condamne-l-usage-d-un-terme-qui-ne-correspond-a-aucune-realite-scientifique-frederique-vidal-sous-pression_6070331_1473685.html
7 Propos confirmés à l’Assemblée nationale le mardi 16 février 2021
8 L’« Islamo-gauchisme » est un néologisme désignant la proximité – voire la collusion - supposée entre des idéologies et partis de l’extrême gauche et les milieux islamistes. Cette « théorie » ferait des islamistes, y compris les djihadistes, la nouvelle avant-garde d’un prolétariat mondial dominé avec lequel des alliances seraient donc possibles dans le cadre de la ré-internationalisation de la lutte des classes dans une logique évidemment anti-capitaliste et anti-impérialiste. Voir par exemple sur cette question, l’analyse qu’en fait Chris Harman, dirigeant trotskiste du Parti socialiste des travailleurs au Royaume-Uni, dans son article « The Prophet and the Proletariat », in International Socialism Journal, vol. 2, issue 64, Autumn 1994 : https://www.marxists.org/archive/harman/1994/xx/islam.htm
9 Il faudrait ici développer, évidemment, une réflexion nourrie de l’histoire de chacune de ces « sciences », ce qui est évidemment impossible dans le cadre de cet article.
10 La question du « consentement » des dominé.e.s à leur propre domination est très complexe et ne peut être développée ici.
11 Ici, la notion d’Occident est pensée dans un sens géopolitique hypertrophié puisqu’elle permet de réunir des pays européens, américains (comme les Etats-Unis et le Canada), asiatiques (comme le Japon, Singapour, et Taïwan), moyen-orientaux (comme Israël), océaniens (comme l’Australie et la Nouvelle-Zélande)… au-delà de leur répartition géographique sur le globe. Notons que chaque pays constituant en soi une « centralité » voit donc varier son « Orient » et son « Occident ».
12 A titre d’exemple, on peut citer l’ouvrage monumental - présenté comme la première étude scientifique (fruit de huit ans d’enquête dans les archives et sur le « terrain ») sur la prostitution à Paris – du docteur Alexandre Parent-Duchatelet qui donnera naissance au système « moderne » de réglementation de la prostitution à l’échelle française, européenne et même mondiale tout au long du XIXe siècle et dans le premier XXe siècle. Alexandre Parent-Duchatelet, De la prostitution dans la ville de Paris considérée sous le rapport de l’hygiène publique, de la morale et de l’administration, Paris, L. Baillière & Fils, 1836.
13 L’inter-classisme ne sous-entendant pas, évidemment, absence de hiérarchisations entre hommes ou groupes d’hommes, ni, bien sûr, la dispartition de la production de pouvoir(s), de discrimination(s) et de violence(s) dans leurs interrelations.
14 Notons cependant qu’au sein des classes laborieuses politisées, des hommes furent bien les alliés objectifs et effectifs des femmes. Notons aussi qu’il y eu, par exemple dans les milieux anarchistes et libertaires, une volonté très nette de prôner des unions libres non reproductives (marquées par des pratiques néomalthusiennes de contrôle des naissances qui pouvaient prendre la forme, chez les femmes, d’avortements clandestins et, chez les hommes, d’auto-stérilisation) qui s’opposaient à « l’idéal » de la famille patriarcalo-capitaliste qui constituait la « cellule de base » d’une société, « saine », « morale » et « industrieuse », organisée autour de l’idée d’une filiation légitime à laquelle on pouvait transmettre, en toute sécurité, le capital accumulé puisque l’on s’était préalablement assuré du contrôle du ventre des femmes « honnêtes »… Dans ces milieux on refusait alors et la famille bourgeoise et son obsession de la filiation légitime (qui reposait sur une condamnation sans appel des filles-mères et de leurs « bâtards » rejetés dans une sous-humanité fortement stigmatisée).
15 On le retrouve, au moins depuis l’antiquité, dans « le droit du possédant » dont le « droit du propriétaire » est l’héritier dans les sociétés patriarcalo-capitalistes, tant au sein des sociétés à esclaves qu’esclavagistes.
16 Le féminicide peut être compris dans une définition hypertrophiée comme une série d’actes anti-femme qui inclue, pêle-mêle et sans exhaustivité aucune, le dressage à la féminité (si possible dans un souci de soumission et de passivité) et l’infériorisation systémique du féminin qui présuppose son assujettissement en tant que « second sexe » ; le traitement différencié dans les langues et les langages et donc à l’école (quand les filles ont le droit d’y aller) mais aussi dans les systèmes politiques (où les femmes, quand elles ont le droit de vote, sont généralement sous-représentées) et religieux (cosmogonies, monothéismes…) ; les discriminations économiques essentialisées, particulièrement au sein d’un capitalisme patriarcal prédateur ; le harcèlement sexuel dans les espaces publics (la rue, les transports en commun, les campus universitaires, les lieux de travail…) ; les humiliations, les insultes et les coups (à l’intérieur ou à l’extérieur de l’espace conjugal/familial) ; les mutilations corporelles et sexuelles, les mariages précoces et/ou forcés, les maternités obligatoires ou au contraire les avortements et les stérilisations forcés, les fœticides ou les infanticides au féminin ; l’humour sexiste et les publicités machistes ; la pornographie straight ; la contrainte à l’hétérosexualité et la lesbophobie ; la prostitution forcée et la putophobie ; l’esclavage sexuel sous toutes ses formes, les abus sexuels (y compris la pédophilie et l’inceste qui touchent encore majoritairement les filles) ; les viols (conjugaux, par des proches ou des étrangers, correctifs, de guerre, génocidaires…) et bien sûr, in fine, les assassinats en eux-mêmes…
17 Prenons, par exemple ici, le cas français. La révolution française (1789-1799) – qui a vu naître la Première République le 21 septembre 1792 – s’est faite en grande partie contre les femmes qui ont été exclues de la citoyenneté active dès 1789. Cet état de fait anti-femme a d’ailleurs conduit, sous le Premier Empire (1804-1815), à la promulgation dans le cadre du Code Napoléon (21 mars 1804), d’une législation misogyne toute entière inscrite dans l’article 223 : « La femme doit obéissance à son mari, le mari protection à sa femme ». Dès ce moment, les femmes (et en particulier les épouses et les veuves avec enfants) deviennent des « mineures à vie » (regroupées dans la même catégorie que les enfants et les fous) assujetties à l’espace domestique et à la procréation (le « métier de femme »).
18 Notons que certains de ces espaces étaient non mixtes. Il est intéressant de préciser ici, par ailleurs, que la non mixité pose beaucoup de problèmes et fait l’objet de nombreuse critiques quand elle vient de femmes présentées comme « séparatistes » et/ou « communautaristes », y compris pauvres et/ou racisées, alors qu’elle semble si banalement « naturelle » aux hommes lorsqu’elle s’exerce dans une sociabilité de l’entre-soi.
19 Publié pour la première fois en anglais sous le titre, The Main Enemy [Londres, W.R.R.C.P., 1977], il fut réédité ensuite en français.
20 Comme le montre le débat, très vif en Europe, sur le pillage culturel du continent africain durant les colonisations contemporaines des XIXe et XXe siècles et la question, très actuelle, de la rétrocession des œuvres…
21 Pour reprendre une expression de Rosa-Linda Frogoso.
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