Le newsscape terminal et ses imaginaires
O "newsscape" terminal e seus imaginários
The terminal newsscape and its imaginaries
Le newsscape terminal et ses imaginaires
Interin, vol. 23, n° 1, pp. 26-42, 2018
Universidade Tuiuti do Paraná
Reçu: 01 Octobre 2017
Accepté: 13 Novembre 2017
Résumé: Les médias depuis toujours assurent un mouvement perpétuel de remédiation de notre environnement expérientiel et culturel qui s’est accéléré avec l’apparition du web. De la même manière que Googlemaps a recouvert l’espace du territoire, le manteau du digital est en passe de cannibaliser toute la discursivité sociale. Le temps réel, l’interactivité, la numérisation nous incitent à repenser la situation du média, du journaliste et de l’information dont la pratique est devenue en un sens une œuvre ouverte et partagée. Derrière le flux des datas et des informations, le journaliste est le seul à même de procéder à l’élaboration d’un récit à l’intérieur du magma des informations, ce récit dont nous parle Manovich, que nous préférons appeler discours, et que les algorithmes sont incapables de produire. Car l’actualité n’est pas réductible à une série de datas transmis mécaniquement à travers des scripts attendus ; elle est littéralement “parlée” quelque soit la forme du storytelling qu’elle adopte. C’est pourquoi le récit journalistique est toujours indispensable car il demeure un discours d’escorte de nos démocraties mais aussi d’apprivoisement de la réalité — à quoi s’oppose le fait brut, concrétion de purs datas ou de purs signifiants, privés de signifiés. Il est donc urgent d’envisager le traitement de l’actualité comme une conversation globale qui nous construit un monde commun.
Mots clés: Information, Journalisme, Médias, Data.
Resumo: As mídias sempre garantiram um movimento perpétuo de remediação de nosso ambiente experiencial e cultural que se acelerou com a aparição da web. Do mesmo modo que o Googlemaps cobriu o espaço do território, o manto do digital está em processo de canibalizar toda a discursividade social. O tempo real, a interatividade, a digitalização, nos incitam a repensar a situação da mídia, do jornalista e da informação, cujas práticas se tornaram, em certo sentido, uma obra aberta e compartilhada. Sob o fluxo de dados e informações, o jornalista é o único capaz de proceder à elaboração de uma narrativa dentro do magma de informações, essa narrativa de que nos fala Manovich, que preferimos chamar de discurso, e que os algoritmos são incapazes de produzir. Porque a atualidade não é redutível a uma série de dados transmitidos mecanicamente através de scripts esperados; ela é literalmente "falada", qualquer que seja a forma da storytelling que adota. É por isso que a narrativa jornalística é sempre indispensável, porque continua sendo um discurso de escolta de nossas democracias, mas também de domesticação da realidade - ao qual se opõe o fato bruto, concreção de puros dados ou puros significantes, privados de significado. Portanto, é urgente considerar o tratamento da notícia como uma conversa global que nos constrói um mundo comum.
Palavras-chave: Informação, Jornalismo, Mídias, Base de dados.
Abstract: The remediation motion ensured by media from the outset was boosted by the emergence of the World Wide Web. In the same way that GoogleMaps covered the space of geographical territories, the cloak of the Internet is increasingly cannibalizing social discourse. Real time coverage, interactivity, and digitalization encourage us to rethink the statuses of media, journalists and information, the practice of which has become, in a sense, an open and shared operation. In the Background of the flow of data and news, journalists remain the only ones capable of constructing a narrative (Manovich) within the magma of information available. A narrative or rather a discourse that algorithms are unable to produce because current events cannot be reduced to a series of data transmitted mechanically through expected scripts; Events are literally "spoken" regardless of the story-telling techniques used to mediate them. That is why the journalistic narrative is indispensable because it escorts our democracies and help make sense of our realities. A sense that contrasts with stark facts, the concretion of pure data or pure significant deprived of signifier. It is thus urgent to consider the treatment of current events as a global conversation that helps build a common world.
Keywords: News, Journalism, Medias, Database.
Introduction
Ce qui ne cesse de surprendre dans l’histoire des nouvelles technologies — et surtout des dernières venues, les technologies digitales— c’est la rapide appropriation par les publics de la plupart des innovations technologiques. A chaque fois, un syncrétisme s’opère entre l’apparition de nouvelles machines et l’éventail des usages qui y sont associés. Certes, cette boulimie peut s’expliquer en premier lieu par le pouvoir d’achat des consommateurs et par l’utilité probable de ces dernières mais surtout par la fascination pour la nouveauté et le clinquant apportés par la modernité dont elles sont auréolées. Derrière cette pérennité d’un marché et d’une offre commerciale toujours plus vive se dissimule l’activisme sans fin d’innovateurs qui vont habiller la technique de façon à permettre la diffusion et l’adoption de la nouveauté par le plus grand nombre. Il faut en quelque sorte que les machines empruntent le “parler” et les routines des publics avec le plus souvent la reprise et la reconfiguration de certains conformismes et rituels liés aux usages anciens (le smartphone va cumuler les usages du téléphone, de l’appareil photo, du PC, etc.).
Bricolage et innovation
Cette prévalence des usages fait que l’objet ou le projet purement rationnel et ciblé (le BlackBerry comme terminal dédié aux cadres) a peu de chance de réussite tel quel et, s’il veut atteindre le grand public, doit être transformé pour d’une certaine manière s’encanailler en recourant aux pratiques triviales et au sésame de tout un chacun. Car, comme le signale Patrice Flichy « les usagers « braconnent » au sein du cadre socio-technique, ils s’approprient et se réapproprient le nouvel objet » afin que les « cadres d’usage » du dernier bijou technologique s’adaptent à leur univers quotidien (FLICHY, 1995 ; 230). Il faut que chaque interface ou chaque application soit accessible, palpable, tactile, c’est-à-dire finalement que la nouveauté adhère au sens commun en proposant une alliance et une synergie entre le sensible et l’intelligible. Ce « bricolage » levi-straussien doit beaucoup à l’alliance des hommes de communication et des ingénieurs qui, petit à petit, vont rabattre les prétentions trop désincarnées des inventeurs. Voit ainsi le jour un progrès technologique sans projet ni finalité, que vient sanctionner l’adhésion d’un public, avec toutefois des tendances lourdes, le nomadisme, l’autonomie et le transfert d’intelligence aux machines, caractéristiques qui s’accompagnent aujourd’hui de ruptures générationnelles manifestes.
En cas de réussite, la nouveauté, aiguillonnée bien sûr par l’économie de marché et la concurrence, va, du côté des publics, rencontrer un mimétisme des pratiques et, du côté des concepteurs, cette alliance va imposer un bricolage sans fin. A contrario, en l’absence d’ouverture à l’économie de marché ou en l’absence de capitaux, le bricolage va avoir tendance à s’opérer unilatéralement du côté des usagers (les Cubains maintiennent en vie des voitures des années 50, en Afrique certains trains datent de la période coloniale, etc.). Pour reprendre les notions de E.T. Hall, les hommes de l’art se sont évertués à transformer un « savoir technique » et une connaissance savante en une pratique et une « connaissance informelle » (HALL, 1984) qui reposent sur des routines intuitives ou mimétiques (dans le grand public, aujourd’hui, qui lit encore la documentation technique des interfaces ou des logiciels ?).
De ce point de vue, nos usages et rituels quotidiens cannibalisés aujourd’hui par la galaxie du digital prolongent des outils et savoirs ancestraux initiateurs « de ces arts de la civilisation » qui pour Levi-Strauss constituent depuis la nuit des temps la texture culturelle du quotidien des hommes qui « bricolent » avec des ressources déjà existantes – des connaissances, des instruments et des pratiques en rupture avec la rationalité scientifique, lointaine et enfouie dans l’abstraction et les hypothèses de laboratoire (LEVI-STRAUSS, 1963). Désormais, dans notre civilisation digitale, nous appréhendons la réalité à travers le filtre de ces technologies et de ces médiations (smartphones, Skype, GPS, Googlemaps, portails, sites de news, etc.). Le concepteur de ces nouvelles machines ou de ces nouvelles applications “à portée de main” est devenu un ensemblier ou bien un « traducteur » (LATOUR, 1995) qui, une fois stabilisé le « cadre de fonctionnement » de ces nouvelles interfaces, va collecter et faire se propager des savoirs, des usages, quitte parfois avec l’aide des usagers à en faire surgir de nouveaux. Chaque nouvelle interface va ainsi assurer une forme d’itinérance et d’appropriation de services, de pratiques, de discours, de genres culturels déjà existants. C’est bien finalement, à une vaste opération de « bricolage » telle que la concevait Claude Levi-Strauss à laquelle nous assistons et qui repose sur la collecte et la « remédiation » (BOLTER; GRUSIN, 2000), via leur digitalisation, de messages, de gestes ou de rituels déjà connus qui vont s’intégrer à l’environnement de l’individu moderne. D’évidence, cette “culture” digitale, comme le constate Mark Deuze, est basée depuis ses origines sur « une pratique de participation, de remédiation, et de bricolage » (DEUZE, 2006).
Recyclage et remédiation
Du point de vue de sa réception, ce qui va s’avérer déterminant, dans cette galaxie numérique, ne tient pas seulement au hardware mais au software, non pas tant au contenant qu’au contenu. Car ce qui circule aujourd’hui dans nos machines, ce que délivrent nos interfaces, ce que diffusent nos terminaux, ce sont les pièces détachées d’une culture vivante, accompagnée des traces de nos échanges intersubjectifs quotidiens et en définitive, la possibilité et la pérennité d’une conversation planétaire sans fin. Et c’est sans nul doute ce qui constitue l’attrait et l’adoption à travers le monde entier de telles innovations. Car c’est bien tout un monde symbolique et imaginaire, celui de la connaissance de l’univers et des autres, comme nous le rappelle Karl Popper, que l’homme apporte au règne du vivant (POPPER, 1991). Et désormais, au cœur de son anthropocène, l’héritier de toutes ces connaissances s’est doté des outils et des canaux pour que ce savoir et ces pratiques s’animent, vivent et circulent sur toute la planète.
Or, peut-être sommes-nous à la veille de l’acmé de ces phénomènes de recyclage et de remédiation évoqués par Mark Deuze ? En effet, la dernière de ces interfaces— une interface digitale adossée à un réseau numérique— opère pour reprendre les termes de Lev Manovich, comme un « métamédium » qui est parvenu à anschlusser tous les médias et une grande partie des formes culturelles qui l’ont précédé (MANOVICH, 2010). S’il représente peut-être une des étapes ultimes de l’archéologie des médias, ce terminal n’est pas pour autant l’initiateur de telles pratiques. Comme nous le rappelait déjà Marshall McLuhan au siècle dernier, chaque média s’est toujours livré à une sorte de recyclage des contenus et de certains des usages suscités par ses prédécesseurs. Car cette « médialité » dont cherchait à rendre compte le penseur canadien, et qu’a contribué à approfondir le chercheur allemand Friedrich Kittler est toujours dépendante de phénomènes constants d’intermédialité (KITTLER, 1986) ou de remédiation. Ce remue méninges tient avant tout à l’imagination innovante des hommes de l’art, cet « imaginaire communicationnel » (SOULAGES, LOCHARD, 1997) de saltimbanques bricoleurs qui exploitent, à partir de chaque innovation technologique, la « médiativité » propre au nouveau terminal en l’adossant ou en clonant les usages antérieurs (MARION, 1997). Ce potentiel sémiotique et pragmatique permet au dernier venu d’amalgamer des formes d’expression anciennes en les transposant sur un nouveau support de médiation et d’en déployer de nouvelles.
En remontant le temps, on peut constater que, de la fresque au tableau, ce nomadisme des interfaces et des formes culturelles est apparu très tôt. Dès le Quattrocento, la figuration picturale enfermée dans un cadre sécularisé va pouvoir circuler et devenir un média nomade, contrairement à l’icône religieuse, claquemurée dans l’immobilité de son tabernacle. Le tableau, dès sa rencontre avec la photographie va se métamorphoser peu à peu et, sous l’effet de cette concurrence, de nouvelles formes d’expression impressionnistes ou abstraites vont apparaître tirant l’œuvre picturale vers l’expressionnisme et le non-figuratif. Néanmoins, les legs et les effets de feed-back persistent. Le portrait photographique restera très longtemps prisonnier de la pose du modèle et du décorum ornemental du tableau. En cherchant à perpétuer le rendu de la patte du peintre, le pictorialisme, quant à lui, s’évertuera à réactiver la plastique picturale de la figuration ajoutant le chromatisme et la texture à la matérialité du grain photographique. Tout comme les images, les formes symboliques et les modèles culturels migrent ainsi d’un média vers un autre (BELTING, 2004).
C’est donc bien un turn-over et un bricolage incessants qui caractérise le marché des genres et des interfaces médiatiques, mais aussi celui de leur réception qui peut activer tel ou tel « dispositif de médiatisation » ; spectacle, fiction ou information (SOULAGES, 1998). Né des vues documentarisantes des frères Lumière, le cinéma va s’aligner par la suite sur la norme ancestrale du théâtre ou du music-hall (en témoignent toute l’œuvre théâtralisée d’un Méliès et celle du personnage de Charlot accumulant les sketches et les numéros de cirque), c’est-à-dire un dispositif de spectacle à public. Peu à peu, un nouveau mode hégémonique de réception va s’imposer et se cristalliser. Grâce à un jeu d’ajouts et d’emprunts, va s’initier un processus de remédiation du modèle dominant du récit fictionnel, à l’époque le roman populaire. Cette adhésion au dispositif de la fiction va s’opérer, soit par un glissement pas-à-pas, soit par une rupture plus ou moins violente ; Griffith ou Eisenstein vont élaborer la syntaxe nouvelle du récit filmique, que Vertov, dès les années 20 puis la nouvelle vague dans les années 60 (en empruntant les pas du roman moderne) vont pousser à la remédiation voire à l’éclatement. Comme le signale Daniel Dayan on est passé, en quelques décades, d’une « performance à public » du cinéma des origines, à une performance individuée du spectateur du grand écran moderne (DAYAN, 1984). On perçoit bien alors que derrière ce jeu d’intermédialité et les mutations du régime scopique du spectateur qui en découlent, ce sont une indéniable plasticité et une mobilité certaine des cadres d’usage du média qui se jouent pour au final s’établir sur la pratique d’un genre cinématographique hégémonique, ce que Noël Burch appelle « l’Institution du film narratif » (BÜRCH, 1990).
Le journal d’information comme transgenre
Dans son travail sur l’évolution des genres populaires et leur transposition dans les médias de masse, Oscar Steimberg avance que les genres se déploient dans une dimension essentiellement synchronique au cœur de la sphère culturelle et sous la pression d’une demande sociale grâce à laquelle ils voient le jour. Certains d’entre eux présentent une disposition particulière à la circulation propre à ce qu’il appelle les « transgenres » capables de transiter à travers plusieurs médias. C’est le cas du journal quotidien d’information (STEIMBERG, 1998). Typique de la première modernité, ce genre médiatique, successivement, imprimé, radiodiffusé, filmé et télévisé, a été historiquement structuré et adossé à la constitution d’une même « communauté imaginée », creuset idéologique des États-Nations (ANDERSON, 2002). Par contre, ce que Steimberg appelle les styles vont se déployer dans une dimension beaucoup plus diachronique (le style des années 70, 80, 2000, etc.). Les styles se présentent, pour le chercheur argentin, avant tout, comme des manières de faire, de produire, d’écrire datées qui se coulent à l’intérieur de l’espace résiduel concédé par les codes structurels du genre. Tout style renvoie à une économie esthétique et culturelle élaborée par les producteurs eux-mêmes qui l’investissent d’un certain nombre de “normes subjectives” débouchant progressivement sur des standards régulateurs transférables (telle ou telle longueur d’un article dans un quotidien de la presse écrite, la durée d’un sujet de JT pour telle ou telle rédaction, un type de montage, etc.). Un style peut ainsi traverser tout un éventail de genres pour se glisser dans une case d’ajustement à des expectatives esthético -générationnelles.
En reprenant les propositions d’Oscar Steimberg, on peut avancer que l’une des caractéristiques de cette circulation des formes et des styles tient bien à cette plasticité des cadres d’usage d’un média qui contribue parfois à l’élargissement du cadre de sa réception. Cette opération s’opère au moyen d’un « bricolage » stylistique entre le standard, hégémonique à un moment donné, et l’original, jusque-là relégué dans les marges. « Le standard, comme l’explique Edgar Morin, bénéficie du succès passé et l’original est le gage du succès nouveau, mais le déjà connu risque de lasser et le nouveau risque de déplaire » (MORIN, 1962, p. 35). Au cœur des médias de masse, c’est donc la concurrence, le marché et la demande des publics qui poussent à ce renouvellement constant des formes. On verra ainsi en France durant les années 80, un style d’écriture journalistique apparaître avec la naissance de Libération (au ton complice, ironique ou intime) et un style de filmage (décadrages, montage clip, etc.) envahir les reportages des journaux de M6 ou Canal+. Avec le recul, ces styles validés en réception par de nouveaux publics sont devenus pour beaucoup désormais des standards de la profession (SOULAGES, 2007). Dans les rédactions comme du côté du public, au fil du temps, la nouveauté et les ruptures ont été apprivoisées et finalement adoptées. Aujourd’hui, à leur tour, c’est le cadre fenêtre immuable du journal télévisé tout comme l’habillage de ses éditions qui viennent piocher dans les rhétoriques de l’Internet (NBC et CNN s’associent avec Snapchat pour proposer un mini-JT destiné aux millennials).
Une convergence transmédia, crossmédia
Au cœur de la culture digitale contemporaine qui grignote petit à petit notre environnement quotidien, les professionnels de l’information que sont les journalistes subissent, le plus souvent à leur corps défendant, ces profondes transformations qui remettent en question leurs pratiques ainsi que les normes qui les régissaient. Le format du journal quotidien d’information (journal imprimé, radiophonique, télévisé, ou journal en ligne) historiquement daté et porté par la médiativité d’un support exclusif qui appartenait à ce qu’Eliseo Veron appelait des genres P (produit) — opposés aux genres L (langagiers) renvoyant aux formes discursives ou textuelles mobilisées (VERON, 1988) — est en perte de vitesse. Car celui-ci s’est non seulement dématérialisé mais, en se délocalisant, il a aussi quitté les astreintes des galaxies des médias de masse historiques, la galaxie Gutenberg puis Marconi et leurs audiences, et du même coup le couperet de l’édition ou de la continuité de la programmation du flux pour se fondre et s’ancrer dans le réseau des réseaux, la nouvelle « galaxie de Turing » comme la dénomme Friedrich Kittler. Fini le carcan du canal médiatique, de sa diffusion, de sa linéarité, de sa localisation et de sa parution au profit d’un espace infini dont l’horizon s’étend à perte de vue. Tout site est désormais disponible à la vitesse de la lumière partout et toujours et remis à jour vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Chaque genre P quitte alors sa niche pour s’agréger à un vaste kiosque où les rubriques et les informations n’ont ni clôture ni frontières. Au centre de cette nouvelle galaxie, c’est bien la pérennité du journal d’information quotidien qui est profondément remise en question tant dans sa forme que dans son contenu.
Face à ce médiascape inédit, la recherche en cours, centrée sur l’analyse de quatre éditions du HuffPost[1], peut nous servir de guide. Dès sa création, le nouveau média s’est démarqué du médiacentrisme et de la rigidité éditoriale des sites miroir de la presse en ligne. La politique éditoriale du groupe a misé très tôt, d’une part sur une offre foisonnante et polyphonique de blogs et d’autre part, du point de vue de la forme, sur l’imbrication continue, pour reprendre les termes de Veron, de multiples « registres signifiants » c’est-à-dire l’accumulation et l’ouverture continue dans ses éditions à de nouveaux formats et de nouveaux dispositifs sémiotiques et énonciatifs (photos, vidéo, diaporamas, etc.), devançant souvent cette logique de convergence transmédia et crossmédia de la nouvelle discursivité digitale dépeinte par Henri Jenkins (2013). A tel point que la mise en ligne de l’actualité y repose sur une mise en écran qui s’étaye de plus en plus sur une projection continue d’images et de signes. Sa Front Page évolutive, la multiplication des liens, l’arborescence fluctuante des blogs, leur turn-over continu font du HuffPost un objet mobile et malléable qui joue continûment sur une accumulation de facteurs d’activation calligraphiques, photographiques, cinématographiques ou télévisuels. Alors que la lecture du journal imprimé obéit à une logique linéaire et une homogénéité tabulaire, celle du pure player va non seulement faire alterner des pages écrans mais aussi des objets images, constitués de blocs sémiotiques déployant des registres signifiants tout à fait variables. Sur un fond d’écran blanc, l’agencement délibéré et l’attractivité de ces séries de modules lecturels ou spectatoriels entrent en synergie avec la pression de la publicité qui milite sur les écrans pour la discontinuité de la lecture et l’interruption du flux.
Dans ce format composite, ce sont donc la visibilité et surtout l’attraction de la mise en page et en scène de la nouvelle qui désormais priment. Le public accompagne cette tendance qu’il a grandement contribué à susciter par des exigences accrues auxquelles répond une quête constante d’originalité et de nouveauté. Dans le but de capter des audiences de plus en plus volatiles, le HuffPost propose des trajectoires individuelles à des diasporas de lecteurs qui s’agrègent autour de facteurs d’activation disséminés dans le site ; des effets de titrages, des visuels de toutes sortes, des blogs, structurés par des nœuds et des liens qui encadrent la « textualité navigante » du lecteur (MAINGUENAU, 2013). Aussi, loin d’obéir à une trajectoire univoque et au tunnel de la pagination continue du journal imprimé, l’usager va à la rencontre de zones-carrefours susceptibles de générer ce que l’on pourrait appeler différents “newsscape” possibles, même si, sans doute, ce n’est qu’un fragment infime de ces univers qui lui sera accessible.
Du reste, sur le plan des contenus, ces derniers connaissent une expansion tout à fait éclectique. Sur la Front Page du HuffPost peuvent se succéder la tribune d’un leader politique, les frasques des people ou bien les diktats des fashonistas. Ce format disparate repose sur une polyvalence inédite du regard journalistique qui œuvre simultanément à l’élargissement du spectre culturel et identitaire de son lectorat ; du people, au fan de musique, aux férus de géopolitique ou de culture, tout peut coexister et tous peuvent s’y croiser. Ce regard tout azimut est celui d’un « méta-récepteur » transmédia (SOULAGES, 2017), celui d’un sujet universel et cosmopolite, surplombant le local et le particulier. Deux processus de bricolage sont ici à l’œuvre :
- le premier est le choix de privilégier un format éditorial que l’on pourrait qualifier « d’omnibus » (SOULAGES, 2007) dans la lignée de certains programmes fédérateurs qui ont suivi la dérégulation de la télévision à l’aube des années 90 et qui cherchaient à offrir à leurs publics un patchwork de genres et de thématiques tout à fait disparate susceptible de capter des audiences plus larges et diversifiées. Au fil des pages écran, alternent alors, suivant les thématiques voire les styles, soit un dispositif d’information, soit un dispositif de spectacle ou d’infotainement.
- le second processus tient au lissage des différences que l’on perçoit aussi bien dans une cohabitation délibérée entre soft news et hard news – de l’article people à la chronique d’un ministre, du fait divers insolite à l’attentat terroriste – mais aussi dans la promiscuité d’énonciateurs souvent antinomiques ; la parole éditoriale, la parole amateure ou experte des blogs ou bien celle encore de nombreux “messages publicitaires” – la native advertising ou publicité native sous forme d’articles ou de mini-magazines labélisés « contenus de marque », déployant une sorte d’hypergenre informatif inédit.
Autre facteur discriminant, la recherche de publics traditionnellement délaissés par les organes d’information généralistes, et tout particulièrement le public féminin qui va se retrouver en première ligne dans certains regroupements thématiques. En proposant des sujets plus “féminins” (art de vivre, vie de couple, santé, fitness, cosmétique, etc.), le média réussit à mixer des identités éditoriales multiples et donner naissance à un média “crossgenre” tout à fait hybride. A côté du flux des news de l’actualité du jour, peuvent aussi bien cohabiter l’ébauche d’un quasi-magazine féminin, d’un journal people, d’un magazine économique, ou bien d’un magazine automobile, etc. S’il s’est agi au départ de la simple mise en ligne et du clonage de formats existants on perçoit rapidement que les genres P y ont été aspirés les uns après les autres. Le site du pure player est rapidement devenu une vaste vitrine de genres L et de multiples formats transmédiatiques (reportages, blogs, interviews, photographies, diaporamas, etc.), dans laquelle l’internaute se déplace à sa guise. Du reste, même si le rubricage est toujours présent dans la barre des menus, ce formatage éditorial des anciens médias est délaissé au profit du libre arbitre de la navigation de l’usager qui peut, en se déplaçant de modules en modules, composer à son gré son propre puzzle. A tel point qu’à certaines occasions, la page écran en vient à prendre l’allure d’un véritable portail. En opérant cette dissolution et cette fusion des genres P, les sites du HuffPost s’efforcent ainsi de capter sans cesse de plus larges diasporas digitales susceptibles désormais de s’inventer leur propre monde possible.
La fusion des imaginaires
Au cœur de la nébuleuse du réseau, le métarécepteur n’est plus la cible éclairée du média traditionnel mais un “passant” le plus souvent inaliénable. Car ce récepteur idéal est la résultante de la mise entre parenthèses de ce grand public que les mass-médias avaient cherché à confisquer en privilégiant très longtemps l’hégémonie d’un contrat de lectorat univoque. Aujourd’hui, l’usager des « néo-médias » comme le décrit Lev Manovich se rapproche beaucoup plus de la « réincarnation du flâneur baudelairien,[…] qui navigue dans un espace virtuel et adopte la position de l’explorateur du XIXe siècle, d’un personnage de Cooper ou de Twain » (MANOVICH, 2013, p. 469). Ces flâneurs annoncent surtout l’agonie de ce grand public au profit de l’itinérance de diasporas digitales. Comme le relève Henry Jenkins, c’est sans doute la relative stabilité de la presse imprimée ou de la télévision, qui n’a duré que quelques siècles pour la première et quelques décennies pour la seconde, qui nous a incité à substantialiser et à éterniser le fantasme d’un public stable et toujours homogène (JENKINS, 2013, p. 16).
La galaxie de Turing propose donc un véritable atelier propice à la remédiation et la transposition de nos savoirs, de nos modalités de communication et d’information et donc de nos usages. Cette mécanique digitale anthropophage prolonge la dimension « ensembliste-identitaire » du faire social technique décrite par Cornelius Castoriadis dont le projet est bien de produire un monde entièrement « prévisible et transparent » (CASTORIADIS, 1975). Au risque de découvrir derrière les nuages du cloud et les calculs des algorithmes, le retour du « démon » de Laplace mais qui, cette fois-ci, ne déterminerait plus les trajectoires des corps célestes mais la destinée et les tranches de vie des hommes, quitte à chercher en planifiant le présent à prédire leur futur. Car ces interfaces communicationnelles ont non seulement segmenté et pulvérisé le “grand public” mais poussé l’usager à l’individuation et surtout à sa singularisation. En encourageant l’exposition et le traçage des profils et des parcours des usagers, ces pulsions expressivistes de reconnaissance mais surtout de performances singulières illustrent parfaitement cette réflexivité décrite par Anthony Giddens qui caractérise aujourd’hui les sociétés de la seconde modernité (GIDDENS, 1994) ainsi que les mutations que connaît l’individu moderne aux prises avec cette « société singulariste » dépeinte par Danilo Martuccelli « inséparable d’une injonction spécifique contraignant les individus à devenir des individus » (MARTUCCELLI, 2010, p. 38).
Or, derrière ce collage-bricolage de genres, de registres signifiants et de locuteurs qui encadre notre rapport à l’actualité du monde, c’est aussi la cristallisation d’un certain nombre d’imaginaires qui s’opère :
- L’imaginaire de l’immédiateté et de l’ubiquité : si le bulletin radiophonique puis le journal télévisé ont contribué à dissoudre en partie le monopole du journal imprimé, les médias de flux ont rapidement supplanté et bousculé l’inertie de l’écrit en y ajoutant la vitesse de la lumière et donc l’immédiateté et l’ubiquité. Internet n’a fait pour sa part que dématérialiser tous les supports du passé et délinéariser tous leurs contenus en rendant accessible à chacun l’accès à l’information en temps réel. La Galaxie Gutenberg avait rendu possible la collecte et le stockage des informations, le réseau des réseaux a permis sa libre circulation sur toute la planète.
- L’imaginaire de la singularisation : rien d’étonnant à ce que le processus d’individuation de la réception qui mène du regardeur du tableau jusqu’à l’internaute en passant par le téléspectateur, aboutisse à la singularisation de ce flâneur hypermédiatique puisqu’il ne fait que s’approprier une technologie qu’il a désormais dans sa poche. Il est devenu cet « homme terminal », dont nous parle Paul Virilio, « condition de possibilité de la soudaine mobilisation de l’illusion du monde, d’un monde entier, téléprésent à chaque instant, le corps propre du témoin devenant le dernier territoire urbain » (VIRILIO, 1995, p.24). D’évidence, ce public individué a repris la main et, du même coup, ce qui a lieu c’est bien une forme de désynchronisation du joug de l’Etat nation et du pré carré de collectifs transcendants au profit de diasporas horizontales. Dès lors qu’il n’y a plus de droit d’entrée, les barrières s’effacent, chacun peut adopter son parler et assumer un environnement cognitif composite. Ce point de vue désintermédié et quasi synoptique concurrence et démonétise en partie le journal quotidien national, toujours pyramidal au profit d’un zapping individué et souvent aléatoire de l’actualité.
- L’imaginaire de la base de données et des datas :
Que sont devenus les sites d’information aujourd’hui, si ce n’est des sortes de portails ou d’encyclopédies du quotidien, une agrégation d’informations proposant les contours d’une méga-actualité dont les données cohabitent sur le même écran ? On peut alors retenir l’hypothèse formulée par Lev Manovich et concevoir la base de données comme l’impensé, tapi derrière nos écrans, de la digitalisation de la communication et de la culture et comme « une nouvelle forme symbolique de l’ère informatique, une manière nouvelle de structurer l’expérience qui nous avons de nous-mêmes et du monde ». (MANOVICH, 2010, p.395). Or, derrière cette structuration des données ou ce manteau digital, il y a bien un nouveau risque qui voudrait que la vérité soit dans les chiffres et dans une quête quasi platonicienne non pas des idées, mais des nombres.
Conclusion
Ces traits qui caractérisent la circulation de l’information raniment et illustrent le vieil adage mcluhannien « message is medium », car ces imaginaires ne font qu’exprimer et répercuter l’infrastructure médiumnique du web ; la vitesse de la lumière, les bases de données du cloud et les portails, les réseaux et les liens, le travail des algorithmes et les data. Le processus inéluctable de digitalisation et de fusion des médias et de nos connaissances secrète une base de données relationnelle infinie et dont l’accessibilité est rendue possible à tous à partir de n’importe quel lieu. Les médias depuis toujours assurent ce mouvement perpétuel de remédiation de notre environnement expérientiel et culturel qui s’est accéléré avec l’apparition du web. De la même manière que Googlemaps a recouvert l’espace du territoire, le manteau du digital est en passe de cannibaliser toute la discursivité sociale. Le temps réel, l’interactivité, la numérisation nous incitent à repenser la situation du média, du journaliste et de l’information dont la pratique est devenue en un sens une œuvre ouverte et partagée. Les médias, dans nos sociétés de la seconde modernité, ont quitté l’époque de l’imposition d’un flux de données univoque et de l’irradiation d’audiences inertes et dociles. La téléprésence du journaliste court le risque en misant trop sur ses supplétifs digitaux et autres algorithmes de vouloir assurer une omniprésence mortifère ou au pire une absence irréparable. Derrière le flux des datas et des informations, le journaliste est le seul à même de procéder à l’élaboration d’un récit à l’intérieur du magma des informations, ce récit dont nous parle Manovich, que nous préférons appeler discours, et que les algorithmes sont incapables de produire. Car l’actualité n’est pas réductible à une série de datas transmis mécaniquement à travers des scripts attendus ; elle est littéralement “parlée” quelque soit la forme du story telling qu’elle adopte. C’est pourquoi le récit journalistique est toujours indispensable car il demeure un discours d’escorte de nos démocraties mais aussi d’apprivoisement de la réalité — à quoi s’oppose le fait brut, concrétion de purs datas ou de purs signifiants, privés de signifiés (procédé à la base de la séquence No comment diffusée par Euronews ; le trou noir d’un événement mutique et éviscéré de tout sens). Il est donc urgent d’envisager le traitement de l’actualité comme une conversation globale qui nous construit un monde commun. Et peut-être, l’addition de ces potentialités médiatiques nouvelles desquelles découleront des appartenances multiples serait en train de nous construire une nouvelle identité cosmopolite, ce « cosmopolitisme d’en bas » dont nous parle Ulrich Beck (BECK, 2006).
Les références
Beck, Ulrich. Qu’est-ce que le cosmopolitisme ? Alto/Aubier, 2006.
Belting, Hans. Pour une anthropologie des images. Paris : Gallimard, 2004.
Bolter, Jay David; Grusin, Richard. Remediation : understanding New media. London : Cambridge, The MIT Press, 2000.
Bourdieu, Pierre ; Wacquant, Loïc. Invitation à la sociologie réflexive. Paris : Seuil, 2014.
Bürch, Noël. La lucarne de l’infini, naissance du langage cinématographique. Paris : Nathan-Université, 1990.
Castoriadis, Cornelius. L’institution imaginaire de la société. Paris : Essais, Editions du Seuil, 1975.
Dayan, Daniel. Le spectateur performé. Hors Cadre. no 2, 1984, pp. 137-149.
Deuze, Mark. Participation, Remediation, Bricolage: Considering Principal Components of a Digital Culture. The Information Society. 22,2006, pp. 63–75.
Flichy, Patrice. L’innovation technique. Récents développements en sciences sociales. Vers une nouvelle théorie de l’innovation. Paris : éditions de la Découverte, 1995.
Giddens, Anthony. Les conséquences de la modernité. Paris : L’Harmattan, 1994.
Hall, Edward. Le langage silencieux. Paris : Points, éditions du Seuil, 1984.
Jenkins, Henry. La culture de la convergence. Des médias au transmédia. Paris : Armand Colin, Ina éditions, 2013.
Kittler, Friedrich. Grammophon, Film, Typewriter. Berlin: Brinkmann & Bose, 1986.
Latour, Bruno. La science en action. Paris : Gallimard, 1995.
Lévi-Strauss, Claude. La pensée sauvage. Paris : La Pléiade, [1963] 2008.
Lochard, Guy ; Soulages, Jean-Claude. Les imaginaires de la parole télévisuelle, Permanences, glissements et conflits. In : Sociologie de la communication (sous la direction de Beaud Paul, Flichy Patrice, Pasquier Dominique, Quéré Louis), Paris, CNET, 1997.
Maingueneau, Dominique. Genres de discours et Web : existe-t-il des genres Web? Manuel d’analyse du web. Sous la dir. de Christine Barats, Paris : Armand Colin, 2013.
Manovich, Lev. Le langage des nouveaux médias. Dijon : Les presses du Réel, 2010.
Marion, Philippe. Narratologie médiatique et médiagénie des récits. Recherches en communication, n° 7, Louvain : Université Catholique de Louvain, 1997. p. 61-89.
Martuccelli, Danilo. La société singulariste. Paris : Armand Colin, 2010.
Morin, Edgar. L’esprit du temps 1, névrose. Paris : Grasset, 1962.
Popper, Karl R. La connaissance objective. Paris: Champs Flammarion, [1979]1991.
Soulages, Jean-Claude. Informação on line e seu Metarreceptor. Revista Uninter de Comunicação, v. 5, n. 8, jun, Centro Universitário Internacional (UNINTER) Curitiba – Paraná – Brasil, 2017.
________. Les mises en scènes visuelles de l’information. Paris : Nathan INA, 1998.
________. Les rhétoriques télévisuelles ou le formatage du regard. Media Recherches, Paris, Bruxelles, INA - De Boeck Université, 2007.
Steimberg, Oscar. Semiótica de los medios masivos. El pasaje a los medios de los generos populares. Buenos Aires: Coleccon del circulo, Atuel, 1998.
Veron, Eliséo. Presse écrite et théorie des discours sociaux : production, réception, régulation. In : Charaudeau, Patrick (dir.) La Presse, Produit, Production, Réception. Paris : Didier Érudition, 1988.
Virilio, Paul. La vitesse de libération. Paris : Galilée, 1995.
Notes