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Appropriation, remédiation, bricolage : quelques réflexions sur la crise d’un paradigme identitaire
Apropriação, remediação, bricolagem: algumas reflexões sobre a crise de um paradigma identitário
Appropriation, remediation, bricolage: some remarks on the crisis of identity paradigm
Interin, vol. 23, n° 1, pp. 43-63, 2018
Universidade Tuiuti do Paraná



Reçu: 03 Octobre 2017

Accepté: 13 Novembre 2017

Résumé: : Il y a une responsabilité de la voix énonciative au-delà de ses mouvements d’objectivation, de désolidarisation, de bricolage ou de reprise telle quelle de la sémiosphère “respirée”. Parallèlement, soutenir qu’un média est toujours une médiation de médiations ne nous soustrait pas à la tâche de comprendre l’appropriation paradoxale d’un média de la part d’un autre média. L’appropriation montre qu’il existe encore des risques à prendre dans la relation intermédiale, ce qui l’oppose à la configuration plate de l’usage qui ne renvoie qu’à des rôles codés ou asservis à la raison instrumentale. L’article propose la présentation synthétique de propositions théoriques autour de la notion de remédiation et vise à rouvrir la réflexion sur la notion de bricolage à l’intersection de l’institutionnalisation du sens et de la créativité des actes de langage.

Mots clés: Appropriation, Remédiation , Bricolage, Dispositif, Créativité.

Resumo: Há uma responsabilidade da voz enunciativa para além de seus movimentos de objetivação, de dessolidariedade, de bricolagem ou de retomada tal como a da semiosfera “respirada”. Paralelamente, a ideia de sustentar que uma mídia é sempre uma mediação de mediações não nos subtrai da tarefa de compreender a apropriação paradoxal de uma mídia da parte de uma outra mídia. A apropriação mostra que há ainda riscos a considerar na relação intermedial, o que a opõe à configuração rasa do uso que remete apenas aos papéis codificados ou submetidos à razão instrumental. O artigo propõe a apresentação sintética de proposições teóricas em torno da noção de remediação e visa a reabrir a reflexão sobre a noção de bricolagem na intersecção da institucionalização do sentido e da criatividade dos atos de linguagem.

Palavras-chave: Apropriação, Remediação, Bricolagem, Dispositivo, Criatividade.

Abstract: There is a responsibility of the enunciative voice beyond its moves towards objectification, desolidarization, bricolage or even taking as it is the “breathed” semiosphere. At the same time, endorsing the position that a media is always a mediation of mediations does not allow us to avoid the task of understanding the paradoxical appropriation of a media from another one. The appropriation process shows that there are still risks to be taken in the intermedial relationship, which puts it in conflict with the flat usage which only relates to coded roles or enslaved to instrumental reason. This paper proposes some theoretical proposals in a synthetic presentation founded on the notion of re-mediation and aims to reopen the thinking around the notion of bricolage at the intersection of institutionalization of meaning and creativity of speech acts.

Keywords: Appropriation, Remediation, Bricolage, Device, Creativity.

1 La remédiation : quelques précisions

L’introduction d’un nouveau média n’a pas d’impact déterministe sur la société ; au contraire, son efficacité culturelle relève, normalement, de la préservation de sa part d’une écologie sémiotique préexistante, de manière à ce que le nouveau capital technologique puisse être investi, avec une certaine désinvolture, dans des jeux de langage qui laissent un rôle crucial à l’indétermination de la créativité et, plus en général, des réactions individuelles.

Le nouveau média n’a pas une force inauguratrice, car il ne peut que remédier un environnement social hétérogène, plein d’interactions déjà adaptées à d’autres dispositifs élaborés par le passé. Comme Jay David Bolter et Richard Grusin (1999) l’ont remarqué, cette remédiation profite des médiations précédentes, car la puissance du média est le corrélat de sa subtile faiblesse. Nous désignons par là sa capacité à affaiblir ses propres structures internes afin de filtrer et faire passer non seulement les valeurs définitoires des identités et des pratiques accueillies (LUHMANN, 1996), mais aussi les médias précédents. L’intervention innovatrice présente alors un coté intensif, opaque, où le média impose ses empreintes, et un coté extensif, plus transparent, qui va redessiner les coexistences et les alternatives typiques des champs stratégiques. La télévision cherche son propre langage mais en même temps elle fait tout son possible pour garantir l’accès à des formes expressives qui circulent normalement sous d’autres régimes médiatiques comme le théâtre, le cinéma et même la radio.

La remédiation fonctionne comme une restructuration technologique des contraintes qui affectent les perceptions dans un espace phénoménal, les énonciations dans un terrain de pertinence linguistique, les communications dans un cadre institutionnel (BASSO FOSSALI, 2016). Non seulement des enceintes acoustiques dans une salle peuvent restructurer les conditions de l’écoute de la musique, mais l’effet Larsen – qui décrit la distorsion du feedback – obtenu par rapprochement excessif de l’instrument électrique à l’amplificateur dédié – peut parvenir à restructurer l’appréciation des sons stridents et à les exploiter sur le plan d’un nouveau langage musical (voir Jimi Hendrix) capable d’abattre les conventions des institutions musicales de l’époque (années 1960).

Ainsi, il ne faut pas oublier les dynamiques de trans-médiation, c’est-à-dire les passages qualitatifs du phénoménal au linguistique et de ce dernier à l’institutionnel, ce qui affiche une sorte de réinitialisation des conditions de signification (sans espace perceptif, il est impossible d’avoir accès aux plans de l’expression des langages, et sans ces derniers, il n’y aucun moyen d’instaurer et socialiser les institutions). D’ailleurs, chaque aboutissement dans la complexité culturelle exhibe des plans de gestion du sens qui s’imposent comme des conditions de possibilité (infra-médiation) pour la félicité des performances réalisées dans un espace de référence de niveau inférieur. La pragmatique a montré comment les cadres institutionnels décident de la lisibilité et de l’efficacité des actes de langage, et les langages sont à leur tour un système écologique d’appréhension des percepts. Le tissu des relations prospectives (trans-médiation) et rétroactives (infra-médiation) montrent que la remédiation n’est jamais un processus unidirectionnel et isolé.

Dans l’importante contribution théorique de Jay David Bolter et Richard Grusin (1999, trad. it. p. 29), il faut souligner la « double logique de la remédiation ». D’une part, elle a pour visée l’effacement des traces de tout filtrage médiatique (recherche d’homogénéité), d’autre part, elle est consacrée à la multiplication des médias (recherche d’hétérogénéité). En résumant la théorie de Bolter et Grusin, nous pourrions donc remarquer qu’ils ont distingué :

i) une remédiation d’entrée, intransitive, lorsqu’un médium s’impose en utilisant inévitablement des caractéristiques des médias précédents (points de vue, formes d’interaction, mouvement, etc.) ;

ii) une remédiation de sortie, transitive, quand un médium cherche à résoudre son opacité afin de promouvoir une nouvelle immédiateté, ce qui augmente ses chances de s’imposer comme environnement.

Ces opérations donnent une signification presque littérale, voire étymologique, au verbe “remédier” qui vient du latin remedium (racine : mederi), c’est-à-dire “soigner”. La remédiation aurait donc une fonction “thérapeutique” par rapport à la culture. D’une part, il faut “remédier” à la non-innocence d’un médium déjà affirmé en offrant des accès concurrents aux informations, de manière à révéler les incrustations symboliques qui couvrent des connaissances directement manipulables, en apparence (hétérogénéité révélée). D’autre part, on doit remédier à la non-immédiateté de la nouvelle initiative de médiation, à travers des solutions, à leur tour, de plus en plus transparentes (homogénéité proposée de nouveau).

Le caractère contradictoire de l’opération montre que la thérapie est toujours imparfaite et que la remédiation ne peut que renouveler le rôle crucial de l’instance critique de l’interprète[1]. Heureusement, entre l’hypermédiation progressive (enchâssement de « fenêtres » médiatiques différenciées) et l’immédiateté à rattraper, il y a toujours un intervalle de diaphanéité qui permet un questionnement de la tiercéité du média[2] : de sa révélation d’hétérogénéité (chaque “fenêtre” est dédiée à un jeu de langage spécifique) et de son potentiel d’homogénéisation (transparence de la ré-objectivation d’un monde de référence).

La remédiation continue peut se transformer en un exercice de redoublement des univers de référence, mais cela ne l’empêche pas d’être un moment de retraduction entre les valeurs socialisées et les valeurs introjectées, ce qui ne peut que provoquer une effervescence linguistique et des inflexions métadiscursives dans les productions sémiotiques. Ainsi, l’acceptation d’un nouveau média serait normalement entourée par des formations discursives d’accueil et d’élaboration. La condition fondamentale pour profiter de la remédiation comme d’une forme de réargumentation des traits culturels relève apparemment de l’accessibilité publique aux emboîtements médiatiques et du ralentissement du processus de substitution.

L’ordinateur, en tant que métamédia (MANOVICH, 2001), peut représenter plusieurs médias historiquement affirmés, en simulant une efficacité égale, voire supérieure, aux langages traditionnels. La conjugaison de la remédiation avec une instance critique semble de plus en plus demander l’exhibition du filtrage technologique et sa réalisation. La remédiation n’est alors plus seulement une transformation culturelle qui réclame une investigation archéologique sur ses origines, mais une dynamique observable de manière directe dans un environnement de travail de plus en plus méta-médiatique. L’action de la remédiation cherche ainsi un “geste démonstratif”, la mise en scène d’un contrôle des variables locales, ou bien le déploiement spectaculaire de la mise en abyme d’autres espaces médiatiques.

Une contribution générale de la remédiation est normalement la sensibilisation des frontières institutionnelles, lesquelles, établies de manière performative par des actes de langage, n’étaient reconnues auparavant que pour des raisons statutaires. La remédiation peut fonctionner, alors, comme la libération de principes purement régulateurs.

La dialectique entre transparence et hypermédiation montre un paradoxe culturel toujours à l’œuvre : quand la remédiation vise la transparence, elle ratifie implicitement des frontières institutionnelles ; en revanche, quand elle fonctionne comme une multiplication affichée des médiations emboîtées, elle cherche à établir une “transpiration” des domaines, permettant ainsi leur interpénétration (LUHMANN, 1990).

La compréhension du rôle de la remédiation est allée de pair avec l’affirmation d’un paradigme écologique, déstructurant la centralité obsédante de la vision stratégico-communicative. La remédiation ne peut pas se réduire à une transposition de conditions d’existence des objets et des signes, comme si elle était une sorte d’écriture sur un fond neutre, capable d’instaurer une ontologie régionale. La remédiation implique toujours un degré de compénétration entre figure et fond ; l’arrière-plan médiatique est diaphane, ce qui livre une dose de contingence et assigne une dramatisation spécifique à la résistance du “design” linguistique et des identités culturelles concernées. La possibilisation[3], activée par la remédiation, n’est que le déplacement de la gestion du possible du système à l’environnement, ce qui rend irréductible la vie des langages au réservoir interne d’occurrences virtuelles et à leur combinaison grammaticale. C’est pourquoi l’environnement médiatique se comporte comme un espace sans cartographie préalable, comme un espace d’expérimentation sociale.

La possibilisation est une complexification vécue comme une richesse ; en même temps, elle restructure le cadre des responsabilités, étant donné que les causes du devenir ne sont plus imputables définitivement aux systèmes ou à l’environnement. Ce fait explique l’observation de Bolter et Grusin sur la recherche insistante d’une hypermédiation ; en effet, la société y trouve un armistice avec elle-même, vu l’explosion des cadrages possibles des transformations en acte, qui déstabilise le monitorage des faits et en même temps réclame la rationalisation des responsabilités et des fautes.

Les lieux institutionnels, c’est-à-dire les espaces d’implémentation des objets et des dispositifs, sont alors les membranes qui permettent la séparation entre un environnement et les jeux de langage, ce qui construit un interstice vital entre la possibilisation existentielle pure et l’organisation réglée des échanges communicatifs. À ce propos, les arts performatifs sont les plus sensibles et enclins à montrer comment une remédiation touche la séparation délicate entre un terrain linguistique et un environnement, étant donné que l’espace d’instanciation et l’espace d’implémentation de l’œuvre coexistent.

2 Remédiatisation

Le média est constitutivement un système qui aspire à se faire environnement pour d’autres dispositifs. Il est en soi une remédiation qui accepte de ne pas imposer de légalité des valeurs propres en laissant une circulation tendanciellement ouverte aux valences gérées par les domaines sociaux. Pourtant, il ne manque pas de scénariser l’hébergement des dispositifs externes, bien que la mise en abyme donne généralement une impression d’objectivation, d’observation de deuxième ordre sur les opérations réalisées par des acteurs, le dispositif normalement prévoyant des distributions de relations actantielles. Paradoxalement, le filtre d’un filtre donne comme résultat l’impression d’une vie observée ; le média est en soi une “remédiation”, voire une thérapie, car il montre l’affranchissement des acteurs par rapport à leur cooptation locale de langages et de dispositifs domaniaux. On connaît la fascination typique de la télévision qui peut s’affirmer dans les “temps morts”, où les moments creux révèlent les journalistes ou les acteurs au-delà de leur rôle professionnel.

L’idée de soutenir qu’un média est toujours une médiation de médiations ne nous soustrait pas à la tâche de comprendre l’appropriation paradoxale d’un média de la part d’un autre média. À notre avis, il faudrait parler de manière plus précise de remédiatisation car le problème n’est pas la reprise des formats et des solutions linguistiques d’une tradition culturelle filtrée à travers un média. Ce dernier accède à son statut spécifique par la rupture de ses formes propres, comme la salle de cinéma qui devient un média seulement sous la condition de l’hébergement d’autres formes, comme le théâtre filmé ou l’opéra lyrique diffusé en direct. La lettre ne peut pas être réduite à un exercice d’écriture encadré par le genre épistolaire, car on peut envoyer aussi une touffe de cheveux ou de l’argent.

Si la remédiation concerne la capacité d’un dispositif à offrir une reprise d’une tradition sémiotique développée à travers d’autres techniques d’énonciation, la remédiatisation renonce à tout remède d’une entreprise expressive précédente pour réaffirmer une vocation culturelle tout à fait contraire : c’est le sacrifice du spécialisme du dispositif au profit d’une médiation d’arrière-plan qui ne pourra se transformer en pouvoir seulement à travers une conquête de transparence relative. La distinction entre médiation et médiatisation n’est alors qu’une exacerbation de la distinction entre remédiation intransitive et transitive (voir paragraphe précédent).

L’appropriation d’un autre média concerne alors l’approvisionnement en services pour continuer à garantir la diffusion à distance des formes culturelles douées d’une tradition, ce qui n’empêche pas que le média cherche à stimuler la création de modalités d’expression inédites. En tout cas, l’interprétation de cette créativité doit être bien approfondie ; d’une part le média, fonctionnant en tant qu’environnement[4], peut s’institutionnaliser comme un milieu de travail, ce qui favorise l’élaboration des genres sémiotiques spécifiques et couplés donc à l’existence du média ; d’autre part, le média peut avoir l’ambition d’affirmer sa nature de dispositif qui impose alors sa différenciation linguistique. Le cinéma n’a vécu qu’à partir de ce dilemme : s’imposer comme média de diffusion de la mode, de l’architecture moderne et d’autres formes expressions ou s’affirmer comme un dispositif qui doit approfondir et investiguer, à travers des grammaires, toutes les possibilités d’expression qu’il peut générer. Cela dit, il y a des phénomènes de dé-couplage là où un langage (la tradition généalogique du cinéma ou de la photographie) trouve la manière de continuer son histoire malgré les changements des dispositifs et des supports ; là où un dispositif garde son exercice fonctionnel mais par rapport à un autre média.

Au-delà des finalisations locales, le concept de média a fait son apparition pour souligner la vocation accueillante et transparente d’un dispositif de dispositifs. À ce propos, nous voudrions approfondir ici la question de l’appropriation. Malgré la tentative d’intercepter un intérêt public à transférer certaines pratiques sous un environnement différent de travail, il faut remarquer que seul un média peut s’approprier un autre média.

Pourtant on doit faire une exception : l’ordinateur est un dispositif qui construit un environnement de travail pour accueillir plusieurs autres dispositifs. On sait que Manovich (2001) a appelé l’ordinateur un méta-media, mais l’appropriation est dans ce cas “privée”, au-point que la violation de notre ordinateur est directement une atteinte à notre privacy. L’intégration des fonctions dans le même appareil n’est pas en soi une transformation du dispositif en média. Il faut ajouter Internet pour que l’ordinateur devienne un nœud d’un réseau de communication à distance. L’Internet des choses (Internet 3.0) montre que l’ordinateur n’est pas nécessairement le seul dispositif proposant cette médiatisation qui transforme la manière d’utiliser d’autres objets. Un ordinateur ou un téléphone portable fait naturellement partie de la domotique, mais c’est la médiatisation qui construit la scénarisation où les dispositifs technologiques les plus diverses entrent dans un réseau intégré.

Si les dispositifs peuvent à leur tour faire partie d’une scénarisation et recevoir une valorisation spécifique de leurs propriétés, le média doit non seulement affaiblir ses propriétés constitutives pour faire passer ce qu’il accueille (voir paragraphe précédent), mais aussi renoncer à une détermination de sa “propriété”. Les limites du média sont celles de sa réception et de son exploitation. Cela dit, le média mène une lutte contre l’indétermination de la diffusion de la production culturelle, en se proposant comme un service qui, si institutionnalisé, finit par encadrer la non-consommation de ce qu’il garantit comme une renonciation marquée. Quant à la sélection de la production culturelle transmise, le média peut être soumis à des censures ou il peut exercer des choix, même si cela ne définit pas son statut sémiotique. On voit bien combien Internet a du mal à sélectionner les contenus, en véhiculant souvent de la violence, des pratiques abjectes ou de la propagande terroriste.

Une transformation remarquable des nouveaux médias est constituée par les dépôts de traces de l’usage. Si auparavant il n’y avait que des estimations sur les consommations des services médiatiques, il y a maintenant un enregistrement des accès et une empreinte numérique laissée par chaque opération.

De manière paradoxale, l’appropriation participative d’un espace social à travers les nouveaux médias est corrélée à une appropriation institutionnelle des traces laissées ou à une appropriation commerciale. Par exemple, les visites des sites peuvent être transformées en valeur économique. Les champs des appropriations non-solidaires est aujourd’hui un champ d’investigation encore plus important car il y a une asymétrie temporelle entre le caractère conjoncturel des consommations et la préservation par défaut des données sur les opérations réalisées.

Si les usages conçoivent l’instrumentation numérique comme une prothèse (appropriation actorielle), le data mining fonctionne comme une transformation de la transparence d’accès en interface qui enregistre toute opération réalisée (appropriation actantielle) afin de reconstruire des portraits de consommation (ce qui peut mener à la dépossession de la vie privée ou à l’usurpation d’identité). La tiercéité transparente du média cache alors une instrumentalisation des communications et une nouvelle polémologie entre gérants des réseaux et citoyenneté.

L’appropriation révèle que l’élaboration du soi est avant tout un travail d’articulation entre le bricolage opéré sur des pièces d’altérité et une distillation patiente du propre. On peut alors se poser la question de comment l’identité en construction peut être transformée par les remédiations les plus récentes.

L’appropriation est nécessaire aux dynamiques culturelles, en sortant parfois de la cartographie préalable du droit, mais aussi de la licéité. Ainsi, la médiatisation est le rêve d’une gestion de l’intimité à distance, ce qui pourra un jour aboutir à une gestion d’un espace transitionnel en ligne (cf. TISSERON, 2012). Il y a un mélange entre, d’une part, une volonté de trouver une détermination identitaire de soi à travers des connexions éloignées mais capables de remédier au caractère stérile des contacts en vis-à-vis et, d’autre part, une aptitude presque “suicidaire” dans l’aspersion des traces de soi sans aucun contrôle sur leur réception et utilisation. L’appropriation de la technologie peut alors aller de pair avec une désappropriation de la constitution de soi, voire avec une usurpation identitaire.

3 Convergence et cross-médialité

Entre la volonté d’exister et la vocation suicidaire il y a une troisième option : la multiplication des versions identitaires et de leur ancrage. Si la remédiation peut encore être liée à une optimisation des communications, sa version intégrative, qui peut mettre en réseau plusieurs médias (hétérarchie) ou leur donner une structure verticale (hiérarchie), semble moins dépendre d’une réflexivité des technologies que de l’ouverture d’un régime de communication qui vise à construire une dialectique, presque agonistique, entre convergence représentationnelle et multiplication des univers de référence. La tension entre des constitutions structurales peut bien être promue par des productions discursives classiquement aux antipodes, comme d’une part le journalisme et de l’autre la fiction. Cela dit, la remédiation intégrée donne lieu à une restructuration des stratégies et à un changement divergent des formes de sémantisation et d’implication réceptive qui méritent d’être étudiées.

Il est aujourd’hui possible de multiplier les formats et les versions des produits culturels sans se limiter à l’idée de varier l’offre pour impliquer des publics différents. La tendance proliférante et apparemment superfétatoire des hypermédias et des exploitations trans-médiales devient un marquage des régimes d’existence en compétition.

Cela explique la dissimilation nécessaire entre, d’une part, une trans-médiation transitive qui conduit à une véritable remédiation et, d’autre part, une trans-médiation réflexive (cross-medial) qui s’offre comme une déclinaison et une saturation éventuelle des transpositions médiatiques du même projet culturel. La dépense et le risque de la remédiation alternative, avec sa destination indéterminée vu les réappropriations aspécifiques et incertaines des interprètes, sont alors substitués par des “remédiations” en parallèle qui sont non seulement une optimisation des consommations, mais aussi la coexistence de plusieurs environnements de référence. Le média n’aspire plus à s’affirmer comme s’il était un environnement capable d’accueillir plusieurs jeux de langage, mais il vise une sorte de “dés-environnementalisation” (sur le calque du concept deleuzien de déterritorialisation), où même les gestes de changement de plateformes et d’offres de la part des usagers sont déjà des parcours codés. Toutefois, ce codage ne relève plus d’une syntaxe de choix, comme la sélection d’un parcours narratif dans un hypertexte, mais d’un codage des appropriations qui permet de passer, de manière fluide et sans options dramatisées, d’une implication expérientielle d’un monde possible à un autre.

La cross-médialité implique qu’une entité culturelle trouve son identité distribuée dans des manifestations médiatiques différenciées et mises en réseau. Toutefois, chaque manifestation est abordée singulièrement ; seule la trans-médialité parvient à une appréhension intégrée de toutes les manifestations de cette entité culturelle, au-delà de leur enracinement médiatique. Afin d’améliorer l’intelligibilité des espaces technologiques, on peut suggérer de distinguer quatre formes de médiations de l’entité culturelle à partir de deux oppositions : l’implémentation singulière vs plurielle et la parataxe vs hypotaxe des réceptions. Grâce à cette schématisation catégorielle on pourra reconnaître :

(i) le multimédia comme une plateforme d’accueil des entités culturelles polysémiotiques qui respecte leur textualité individuelle à travers une saisie dédiée (fenêtre) ;

(ii) l’hypermédia comme une forme multimédiale qui ajoute la réception simultanée de plusieurs entités culturelles ;

(iii) le cross-média comme une pluralisation des plateformes technologiques pour s’ajuster aux formes transcendantes de manifestation de la même entité culturelle ;

(iv) la trans-médialité, qui garantirait en revanche un cadre synoptique de réceptions simultanées des formes transcendantes de manifestation.



Figure 1: Dispositifs à remédiation intégrée

Apparemment, la forme de remédiation intégrée la plus favorable est la trans-médialité, laquelle pourrait soutenir une articulation élective mais cohérente des formes de manifestation de la même entité culturelle. En revanche, elle demande des efforts de production et de réception très élevés. C’est pourquoi, après la passion du monitorage du multimédia et la palette des attractions compétitives de l’hypermédialité, c’est la cross-médialité qui semble s’imposer actuellement. Le problème est que l’aspect intégratif de la remédiation est parfois substitué par une diversification des entités culturelles concernées par le même projet ; ce dernier exploite chaque plateforme médiatique pour y inscrire des jeux de langage différents et pour impliquer les spectateurs selon des thématisations, des systèmes de rationalité, des régimes interactionnels divers. C’est la mêmeté de l’entité culturelle qui devrait traverser les médias qui peut être enfin affectée et déconstruite au bénéfice d’un nominalisme et d’une relative stabilité figurative qui régit des expérimentations identitaires, chacune dotée de son propre monde.

Ainsi, d’une part, l’idéal de la trans-médialité, c’est-à-dire la convergence, trouve des simplifications et des impasses de telle portée que l’article journalistique risque finalement de rester le même sur les différentes plateformes ; de l’autre, le parcours paratactique traditionnel de la consommation transforme chaque bulle de jouissance en un monde à part, en une autre version des vraies exigences de l’usager, ce qui ne peut qu’avoir des reflets sur son identité. En effet, la perte d’une écologie du projet cross-médial concerne le fait qu’il ne doit plus respecter un environnement commun à ses solutions ; il peut se plier épistémologiquement à chaque version et demander des croyances et des formes de participation hétérogènes. Le confort narratif résulte du fait que tout peut bifurquer sans qu’il y ait une exigence à exercer des choix (ce qui est coûteux sur le plan cognitif et affectif) et que la modalité d’appropriation est déjà prête, parfois avec une encyclopédie de référence ad hoc (par exemple, le web n’est pas la télévision). La gamification de la réalité passe par cette idée que le croisement des médias ne donne pas un tissu commun (sémantique) avec une convergence des supports, mais une continuation de la fiction avec d’autres moyens. La procédure fictionnalisante peut être utilisée de manière récursive : les personnages ou les simulacres peuvent alors être déformés sur le plan identitaire de manière à adhérer au monde médiatique dans lequel ils sont inclus.

Le paradoxe réside dans le fait que l’offre apparente d’une hétérarchie de libres appropriations des produits médiatiques, coordonnées par un projet de diversification des économies de jouissance, s’articule avec une démonstration interne aux narrations, d’une exigence minimale, voire nulle, d’appropriation identitaire. Tout enjeu et toute émotion relèvent d’une version, ne réclamant pas une véritable intimité. Certes, la marque, en tant que logiciel identitaire nomade, a été le cheval de Troie pour introduire un modèle de plasticité absolue, d’adaptation immédiate aux configurations narratives et d’absence de revendication d’un noyau dur de l’identité. La traversée d’exploitation, d’un média à l’autre, ne peut qu’éroder progressivement ce pli intime que l’avatar pouvait encore préserver.

L’intime cherche à s’approprier soi-même car au départ il ne s’appartient pas, mais dans ce mouvement il invite d’autres profils identitaires à émerger en tant que revendication d’une disponibilité de valeurs “propres”. La condition paradoxale de l’intime trouve une possibilité de déploiement à travers une inter-appropriation, en transformant un déficit originel d’appartenance et d’appréciation en une condition existentielle commune aux formes de vie. Pour ces dernières, les profils identitaires ne sont que les indices d’irritation des appropriations réciproques, d’où le fait que les lisières sont instables, plurielles et échangeables dans le temps.

La faillite de l’inter-appropriation est une perte de croyance en la potentialité maïeutique de l’intime par rapport à la construction du social. Le paysage interactionnel serait alors constitué seulement par des identités négatives, à savoir des épicentres d’indétermination qui n’ont plus aucune motivation à entrer dans un réseau commun.

4 Bricolage et réappropriation

On entend de manière habituelle des critiques de la société de consommation aux accents préoccupés, voire alarmistes, concernant la perte d’une tenue identitaire ou morale de l’homme. Une chanson de la fin des années 1960 annonçait le « Twentieth Century Schizoid Man ». Pour ce qui nous concerne, nous voudrions terminer cet article avec une réflexion sur le bricolage : est-il encore un remède pertinent (ou pas) dans une société cross-médiale ?

Le bricolage est conçu comme une classe des pratiques qui ont comme stratégie commune l’assemblage des parties d’autres objets désormais désuets ou endommagés afin de reconstruire une identité objectale nouvelle. Pourquoi le bricolage a-t-il eu un rôle si important dans l’anthropologie culturelle et en particulier chez Lévi-Strauss ?

À partir de ce dernier, Jean-Marie Floch (1995) a élaboré une réflexion pointue et une application hautement heuristique du concept de bricolage, ce qui a constitué pour deux décennies l’état de l’art sur la question. L’idée principale de Lévi-Strauss est que le bricoleur se dispose à improviser un projet à partir de matériaux de fortune ; cela dit, il cherche à gouverner son destin à travers l’accumulation des pièces fragmentaires et des vieilleries qui un jour pourraient être utiles. Bien qu’il demande une forte expérience de terrain, le bricolage n’a pas comme point de départ une grammaire, car il n’y a un répertoire d’éléments préalables et les démarches syntaxiques doivent s’adapter au cas, en démontrant une “élasticité” remarquable. Le paradigme d’éléments est localement “clos” (ce qu’on a à disposition par chance et cumul à l’aveugle) mais en même temps beaucoup plus ouvert par rapport à une rationalité d’ingénieur qui imposerait la sélection préalable des matériaux pertinents, voire électifs. En tout cas, le paradigme est marqué par son hétérogénéité et par un classement partiel et hybride étant donné que le point de départ n’est pas constitué par des matières primaires, mais par des objets obsolètes, abîmés ou ratés. Le bricoleur ne démontre qu’une initiative seconde là où quelqu’un avait déjà dégrossi la matière première. La compromission avec la culture est alors double : d’une part, on tire profit d’un bagage de productions déjà attestées, de l’autre on doit s’adapter à ce qui n’avait pas la vocation originaire d’appuyer le projet local du bricoleur.

Ainsi, le bricolage semble nous apparaître comme une tactique qui cherche à faire des rapiéçages des systèmes culturels localement cooptés selon diverses formes d’assomption. Déjà Saussure (1907, p. 132) soutenait que « la langue est une robe faite de rapiéçages » et le bricoleur peut nous apparaître finalement comme le plus prototypique des énonciateurs. Le bricoleur cherche un remède par rapport à la crise endémique de la langue (SAUSSURE, 1894, p. 208) et, à travers des rapiéçages, il offre un tissu de sens doté d’une certaine consistance et tenue, bien que les parties et une certaine parataxe entre elles restent évidentes.

L’action du bricolage est bilatérale ; elle agit sur la langue, en interceptant des éléments externes qui pourraient combler des vides d’expression ou de contenu dans le système linguistique de référence et fonctionne comme une appropriation de la parole qui montre qu’il y a encore du “jeu” entre les jeux de langage institués. Il est une correction de la “sphère” de la pensée linguistique et une pointe émergeante et affilée d’un processus de resémiotisation.

En tant que savoir-faire diffus et populaire, le bricolage est à la fois normalisation des remèdes sémiotiques à l’inachèvement de la sémiosphère culturelle de référence et application récursive d’un principe d’exception. Probablement, les antinomies tensives exploitées productivement par le bricolage sont la meilleure démonstration qu’il est le candidat principal pour recouvrer le rôle d’une rationalité mythique. Il gère des provocations expressives et sémantiques provenant de l’étranger ou du passé et en même temps il ne peut que fonctionner à travers un principe analogique. En effet, le bricolage est moins l’effet de l’abduction d’une forme nouvelle, qu’une extension analogique qui cherche encore le potentiel de son résultat. Le rôle du bricolage est d’autant plus important là où l’on est dépourvu de théorie et il intervient comme une sagesse pratique pour résoudre l’impasse constituée par la coprésence de l’inapplicabilité des lois et de la tentation de l’arbitraire pur.

La sémiotique juridique peut aider à comprendre le bricolage bien que le terme ne se rencontre pas habituellement dans la jurisprudence ; comme Dworkin (1985) l’a souligné, la recherche d’une justesse dans l’application de la loi passe par une double interprétation : celle concernant les faits et celle qui se concentre sur les textes normatifs. Quand les tenants et les aboutissants ne font pas cas d’occurrences déjà codées, on doit avoir recours à des analogies (analogia legis), lesquelles doivent entrecroiser la rationalité immanente aux lois existantes et l’organisation spécifique du cas examiné. Il n’y a pas une projection d’un système sur l’autre, mais plutôt une double exemplification : la synthèse du bricolage n’est pas l’inédit, mais au carrefour de deux généalogies, il parvient à une entité qui est à la fois reconnaissance et émancipation, tradition et violation, auto-intégration du système d’origine et abâtardissement.

Par rapport à la vision destinale (finalisation de la vie), le bricolage invite à s’attarder dans le présent et à s’occuper de l’entour qui, bien qu’apparemment normé et parfois vétusté, contient encore des germes potentiels ou des occasions fortuites de rencontre avec le divers ou l’inconnu. Dans cette proximité instrumentale, à tenue identitaire faible et donc plastique, le bricoleur peut de nouveau allumer l’étincelle de la sémiotisation de l’entour selon un principe de récursivité qui est valide jusqu’à ce que la culture soit réduite en poussière. Des fragments sont nécessaires a minima pour s’investir dans le bricolage et donner vie de nouveau à une culture, bien qu’elle ait besoin de rapiéçages externes. L’association du bricolage à la dimension de l’aventure révèle le fait qu’il constitue une contre-tendance par rapport à l’assomption des instruments en tant que prothèses ; à l’appropriation radicale de l’incorporation (l’objet est une extension des capacités somatiques), le bricolage oppose une distance moyenne qui peut permettre des réappropriations et de penser les outils comme « moyens du bord » (LÉVI-STRAUSS, 1962, p. 26), vu que le devenir empêche de penser la tiercéité normative comme adéquate pour toujours.

Le caractère « mythopoïétique du bricolage » représente alors une alerte persistante pour des réorganisations nécessaires, mais assumée le plus possible avec désinvolture. La conduite la plus propre est de garder des appropriations lâches, desserrées, prêtes à retenir ou à capter des éléments “hors norme” ou qui ont à offrir seulement leur encombrement.

L’invention des “déchets” est récente, nous ne voulons plus les voir « à bord » avec nous. Avant la société capitaliste, même les débris et les ordures quotidiennes étaient réutilisés avec des procédures traditionnelles ou des bricolages ad hoc. Le bricolage était l’avant-dernière hypothèse d’exploitation, laissée à la singularité de l’occasion et sans peur du caractère “remédié” de la trouvaille utilisée.

Le bricolage préserve un destin culturel sans en avoir un pour soi ; son caractère ad hoc prévoit qu’il se dessine directement sur les choses mobilisées (par tentatives et erreurs) ou s’il a un dessein, ce dernier n’est alors valable qu’une seule fois. En tant qu’expédient local, il cultive une sagesse récursive : bricoler à partir des bricolages déjà connus. S’il n’y a pas d’auteur, on trouve une coappartenance du projet et de l’objet dans chaque bricolage, une signature de singularité.

Le bricolage fonctionne comme une sorte de dé-dramatisation du conflit entre appropriation et détournement qu’on réalise dans le traitement de l’héritage culturel. Il n’a pas l’emphase de l’art ou de la création de l’ingénieur car il procède avec une ironie subtile qui accepte son rôle apparemment marginal et parfois traité comme s’il était parasitaire.

5 Bricolage et dispositif

Derrida a discuté à plusieurs reprises la notion de bricolage, souvent avec des accents critiques (voir DERRIDA, 1967a, p. 417 et suiv. ; DERRIDA, 1967b, p. 200 et suiv.). D’une part, il n’a pas accepté la distinction entre bricoleur et ingénieur car tous les deux travaillent à partir des pièces culturelles déjà existantes et des langages de la tradition ; d’autre part, il a posé l’accent sur la notion de supplément qui affecterait tout langage. Derrida a identifié le bricolage comme une critique par défaut du langage ou comme le langage critique même (cf. GENETTE, 1966) ; le fait de rendre fructueux un héritage passe nécessairement par une activité de bricolage. Il faut voir si l’extension du terme garde sa pertinence théorique ou s’il déplace le noyau fondamental des questions vers d’autres concepts-clés comme le supplément. Ce dernier est un remède à un jeu de langage insatisfait de soi-même ; il relève en même temps d’une hétérogénéité et d’une homogénéité, il est prometteur mais il signale aussi une défaite.

L’inquiétude du bricolage doit trouver sa souplesse, la tranquillité d’une économie sémiotique où les investissements sont aussi des dettes dans une autre monnaie. Pour Genette (1966), le critique littéraire s’investit dans son écriture comme un bricoleur qui utilise des passages des œuvres, afin d’être payé en retour avec une littérature renouvelée.

Toutefois, le bricoleur-critique devrait être intéressé aussi par la continuation de la littérature avec d’autres moyens ; c’est pourquoi Genette envisage déjà la mort du livre en disant que cela montre bien l’exigence d’organiser une histoire de la lecture.

Quel est alors le rapport du bricoleur avec les médias et en particulier avec les remédiations ? La lecture est une pratique instituée et couplée à l’écriture ; mais on peut se débrouiller là où il n’y a pas une écriture intentionnelle, là il y a des codes secrets de la nature ; on peut lire au-delà de la lettre, en filigrane, lire à haute voix un texte dont on ignore l’idiome pour voir si on comprend au moins la teneur, l’intonation ou tout simplement le son du discours.

Certes, on pourrait immédiatement affirmer qu’un nouveau média survient sur un paysage culturel comme un bricoleur qui doit composer son offre en termes de genres, registres d’interaction, syncrétismes linguistiques, etc. à partir des dépôts symboliques stratifiés par les médias précédents. Pourtant, cette description, si elle n’est pas prête à accepter l’“ingénierie sociale”, doit laisser la place des bricoleurs aux acteurs sociaux qui se sont emparés de la technologie offerte. Si on pense à la remédiation cinématographique, elle a été un succès par rapport à la photographie (mouvement) et au théâtre (inscription de la représentation), mais la « musique pour les yeux », bien que promue des années 1920 par des artistes de grand talent, n’a pas trouvé d’articulation avec des pratiques. La possibilité d’ouvrir plusieurs “fenêtres” sur l’écran de l’ordinateur n’est pas la pratique improvisée de suivre l’information à la télé et de continuer à travailler sur des écrans différents et situés dans des points différents de la salle.

L’ingénieur utilise plusieurs traditions praxiques comme arrière-plan à ses innovations ; mais un bricolage productif ne peut pas dicter la ligne à un bricolage réceptif, vu qu’il y a intromission d’un dispositif institutionnalisé. Quand l’invention du dispositif est ad hoc (par exemple, un dispositif psychiatrique strictement lié à un patient), nous sommes dans une situation limite : on invite à bord pour réaliser ensemble une pratique non reproductible.

Au fond, la remédiation nous pose le problème théorique général de savoir s’il est possible d’institutionnaliser le remède et de faire du bricolage un dispositif ; ou si en revanche, le bricolage fait partie d’une histoire de singularités, où la créativité des pratiques est marginale et éparpillée, donc non systématique même si constante comme le courant d’un fleuve.

On vit de dispositifs et d’expédients et la remédiatisation ne peut pas être superposée au remède local du bricoleur. Pourtant, la première change l’environnement du second, donc la contingence des situations à remédier, les formes de stockage de ce qui peut toujours servir, le traitement des débris et des objets désuets ; mais la sagesse pratique (phronesis) du bricoleur a ses propres courants dont le lit n’est pas là où l’ingénierie l’attend.

Cela dit, quelqu’un pourrait bien trouver un détour approprié pour appliquer la notion de bricolage à la “remédiatisation” ; ce détour passerait alors par l’idée que le média est un acteur anonyme et que le bricolage s’opérerait par des dynamiques internes à l’imaginaire collectif ou à l’inconscient symbolique.

Les références

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DERRIDA, Jacques. L’écriture et la différence. Paris: Seuil, 1967a.

________. De la grammatologie, Paris: Minuit, 1967b.

DWORKIN, Ronald. A Matter of Principle. Oxford: Oxford University Press, 1985. Trad. fr. Une question de principe. Paris: PUF, 1996.

FLOCH, Jean-Marie. Identités visuelles. Paris: PUF, 1995.

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TISSERON, Serge. Rêver, fantasmer, virtualiser. Du virtuel psychique au virtuel numérique. Malakoff : Dunod, 2012.

Notes

[1] L’interprète est une sorte de médiateur rétrospectif, qui exhibe son filtrage méthodologique et sa contiguïté avec d’autres instances culturelles, sans aucune tentation de les dépasser.
[2] Le rôle tiers du média est aussi une médiation symbolique (tiercéité dans l’acception peircienne) qui change l’encadrement institutionnel des confrontations sociales à travers des nouvelles conventions.
[3] Le concept de possibilisation possède un rôle important dans la théorie des systèmes sociaux de N. Luhmann (1990). Le terme n’indique pas tout simplement l’opération “à effet catalyseur” de “rendre possible”, mais une ouverture d’un possible sur un possible déjà maitrisé par organisation préalable. C’est pourquoi l’autoréférence peut conduire elle aussi à une possibilisation à travers une montée en complexité interne.
[4] De manière plus précise, il faudrait affirmer que le média fonctionne comme si il était un environnement. Le dispositif peut s’élever au statut de média dans la coalescence créée entre les espaces d’implémentation (continuité de la rationalité praxique codée) et l’environnement (avec son éloignement constitutif de la rationalité qui l’interroge) ; en effet, le média catalyse des reconfigurations des conditions d’exercice du patrimoine sémiotique dans la dissimilation in vivo entre appropriation et possibilisation, implémentation et environnement.


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