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Dépasser l’approche de la gouvernance territoriale des projets d’aménagement par la participation. L’exemple de la France
Bernard Elissalde; Frédéric Santamaria
Bernard Elissalde; Frédéric Santamaria
Dépasser l’approche de la gouvernance territoriale des projets d’aménagement par la participation. L’exemple de la France
Beyond the approach of territorial governance of spatial planning projects through participation. The example of France
Ir más allá de la analisis a través de la participación de la gobernanza territorial de los proyectos de ordenacion del territorio. El ejemplo de francia
Ir além da análise através da participação da governança territorial dos projetos de planejamento espacial. O exemplo da França
Redes. Revista do Desenvolvimento Regional, vol. 25, núm. 3, pp. 891-914, 2020
Universidade de Santa Cruz do Sul
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Résumé: A partir du constat de la gravité de la situation posée par les conflits d’aménagement observés en France, l’article développe une réflexion sur le paradoxe apparent de la gouvernance territoriale dans ce pays, Rompant avec des décennies de centralisme et d’Etat omnipotent, la France a développé des réformes territoriales et des instances de concertation de façon à améliorer l’ajustement entre les territoires fonctionnels et les territoires institutionnels sans pour autant parvenir à améliorer les relations entre acteurs politiques et société civile.

Mots clés:Gouvernance territorialeGouvernance territoriale,FranceFrance,AménagementAménagement,ConflitsConflits,TerritoireTerritoire,Participation citoyenneParticipation citoyenne.

Abstract: Starting from the observation of the seriousness of the situation posed by spatial planning conflicts seen in France, this article develops a reflection on the apparent paradox of territorial governance in this country. Breaking with decades of centralism and omnipotent State, France has developed territorial reforms and consultation bodies in order to improve the adjustment between functional territories and institutional territories but without managing to improve relations between political actors and civil society.

Keywords: territorial Governance, France, Spatial planning, Conflicts, Territory, Public participation.

Resumen: A partir de la observación de la gravedad de la situación planteada por los conflictos de planificación territorial observados en Francia, el artículo desarrolla una reflexión sobre la aparente paradoja de la gobernanza territorial en este país. Rompiendo con décadas de centralismo y de Estado omnipotente, Francia ha desarrollado reformas territoriales y órganos de concertación con el fin de mejorar el ajuste entre los territorios funcionales y los territorios institucionales sin llegar a mejorar las relaciones entre los actores políticos y la sociedad civil.

Palabras clave: Gobernanza territorial, Francia, Planificación territorial, Conflictos, Territorio, Participación cuidadana.

Resumo: A partir da observação da gravidade da situação colocada pelos conflitos de planejamento territorial observados na França, o artigo desenvolve uma reflexão sobre o aparente paradoxo da governança territorial neste país. Rompendo com décadas de centralismo e Estado onipotente, a França desenvolveu reformas territoriais e órgãos de consulta a fim de melhorar o ajuste entre territórios funcionais e institucionais sem conseguir melhorar as relações entre os atores políticos e a sociedade civil.

Palavras-chave: Governança territorial, França, Planejamento territorial, Conflitos, Território, Participação cidadã.

Carátula del artículo

Dépasser l’approche de la gouvernance territoriale des projets d’aménagement par la participation. L’exemple de la France

Beyond the approach of territorial governance of spatial planning projects through participation. The example of France

Ir más allá de la analisis a través de la participación de la gobernanza territorial de los proyectos de ordenacion del territorio. El ejemplo de francia

Ir além da análise através da participação da governança territorial dos projetos de planejamento espacial. O exemplo da França

Bernard Elissalde
Université de Rouen, Francia
Frédéric Santamaria
Université de Grenoble, Francia
Redes. Revista do Desenvolvimento Regional, vol. 25, núm. 3, pp. 891-914, 2020
Universidade de Santa Cruz do Sul

Recepción: 31 Mayo 2020

Aprobación: 20 Agosto 2020

Introduction

La gouvernance territoriale peut désigner les modalités internes de gestion des territoires (gouvernance horizontale) et les relations qu’entretient chaque territoire à l’échelle qui est la sienne avec les autres territoires de niveaux différents (gouvernance verticale). Elle peut alors s’analyser à travers l’organisation et le fonctionnement des institutions territoriales. Dans cette perspective, l’analyse de la gouvernance territoriale est souvent une manière de statuer sur la qualité des relations entre acteurs au sein d’un territoire et entre territoires institutionnels. Elle permet d’identifier de «bonnes pratiques» en matière de gestion des affaires publiques à partir de dispositifs d’évaluation des politiques publiques permettant d’en mesurer l’efficience, c’est-à-dire le rapport entre leur coût pour la collectivité et les effets produits.

La gouvernance territoriale peut également désigner la capacité à réguler un territoire dans le cadre d’un système partenarial avec des acteurs multiples en mobilisant les ressources humaines du territoire en question. Elle apparaît alors à la fois comme un processus qui permet de fonder les priorités politiques, sociales et économiques sur un large consensus social et comme le résultat de ce processus qui instaure, dans le temps, des mécanismes de réponse aux enjeux auxquels le territoire se trouve confronter. Comme processus et système, la gouvernance territoriale implique des manières d’organiser les relations entre acteurs institutionnels et non institutionnels qui se réfèrent à la transparence des délibérations et des processus de mise en œuvre des actions. Elle implique donc la mise en œuvre d’outils permettant l’implication des différents acteurs. Cet article traitera de la gouvernance territoriale ainsi définie.

Cependant, cette définition laisse en partie dans l’ombre la question du territoire auquel on se réfère quand l’on traite de gouvernance territoriale. Souvent, la gouvernance territoriale, du fait des mécanismes concrets qu’elle met en jeu est analysée à l’échelle de territoires locaux. Or, dans le cadre de cet article, la notion de territoire est considérée en dehors de toute échelle de référence et ne désigne pas seulement le territoire au sens institutionnel. Le territoire est défini comme un espace, quel qu’il soit, qui fait l’objet d’une appropriation par un collectif. Partant, la notion de territoire utilisée ici permet de porter l’attention sur les différentes échelles territoriales et, éventuellement, sur leurs relations, qu’elles soient institutionnelles ou non. Cette conception du territoire prend appui sur la littérature développée par des auteurs, notamment francophones, à partir des années 1980 (SANTAMARIA, ELISSALDE, 2018)1.

Enfin, la gouvernance territoriale sera ici abordée à travers le prisme de la gouvernance des actions et projets d’aménagement dans le contexte français. Il ne s’agit donc pas, même à l’échelle nationale retenue ici, de proposer une analyse de la gouvernance territoriale en général mais d’analyser la situation de la gouvernance territoriale dans le domaine retenu, celui de l’aménagement. Ce domaine met particulièrement en jeu la question de la participation citoyenne dans le processus d’élaboration et de réalisation des projets d’aménagement. Même si le domaine analysé dans cet article ainsi que la focale utilisée, la participation citoyenne, ne correspondent que partiellement au champ de la gouvernance territoriale, ils constituent, comme nous le verrons, un exemple pertinent pour élargir le propos sur l’état de la gouvernance territoriale dans la France contemporaine.

On peut ainsi constater que, malgré la multiplication de dispositifs législatifs et institutionnels visant à réguler les débats autour des questions d’aménagement depuis près de 40 ans en France, les conflits dans ce domaine n’ont cessé de croitre sous des formes diverses, parfois violentes (SUBRA, 2014). Partant de ce paradoxe, nous présenterons, dans un premier temps, à partir d’analyses existantes, les limites des outils actuels de la gouvernance territoriale mobilisant des démarches de participation citoyenne (1). Dans un second temps, nous proposerons de dépasser les interprétations «classiques» en appliquant aux questions d’aménagement des cadres d’analyse plus généraux relatifs aux évolutions sociopolitiques des sociétés contemporaines en général et de la société française en particulier (2); ce qui nous conduira à interroger le recours, devenu inopérant ou problématique, à certains «mythes» permettant de justifier la manière de conduire les actions d’aménagement, d’une part, et au territoire comme espace privilégié de résolution des conflits d’aménagement, d’autre part (3). Enfin, nous envisagerons de nouvelles pistes de réflexion afin de repenser la gouvernance territoriale des projets d’aménagement dans ce contexte changeant (4).

1 Un paradoxe initial qui révèle les limites de la participation citoyenne à la gouvernance territoriale des projets d’aménagement
La montée des conflits d’aménagement à base territoriale

Au-delà de la montée de conflits autour des opérations d’aménagement à partir des années 1970 en France2, c’est la dimension territoriale des conflits en question qu’il convient de souligner. S’intéresser à la dimension territoriale implique également de porter une attention particulière à la question de l’échelle des conflits.

Alors que l’action d’aménagement, essentiellement portée par l’État de la période d’après-guerre jusqu’aux années 80, faisait l’objet d’un consensus social et politique, les années 1970 marque un tournant (SUBRA, op. cit.). Au cours de ces années, même si les contestations demeurent peu nombreuses, elles deviennent emblématiques d’une opposition à une méthode jugée excessivement centralisée des décisions et de la lutte des populations locales, directement concernées par les aménagements projetés, qui parviennent à faire adhérer à leurs causes des populations extérieures. Il s’agit, en particulier, de deux projets de centrales nucléaires situées en Bretagne et dans le Centre-Est de la France; et d’un projet d’extension d’un camp militaire sur des espaces fortement ruraux du centre de la France. Ces différentes contestations, même ponctuelles, vont jouer un rôle essentiel dans l’organisation de divers mouvements associatifs, politiques (partis écologistes), régionalistes, etc. De manière plus générale, elle enclenche une réflexion nouvelle sur les rapports entre les activités humaines et la Nature et « … pose, pour la première fois, comme un problème politique et un enjeu majeur la question du territoire, de son usage et de son aménagement » (SUBRA, op.cit., p. 30).

Les années 1980 voient la généralisation des conflits, certes moins emblématiques mais plus nombreux et localisés. Cette situation marque l’appropriation par une partie importante de la société des questions d’aménagement sur une registre à la fois conflictuel et territorialisé, c’est-à-dire s’exprimant le plus souvent à l’échelle locale. Cette évolution constitue un nouveau rapport des populations à l’aménagement mais également au territoire considéré comme un espace d’appartenance qui légitime une expression, individuelle ou collective, portant sur la manière dont il doit être aménagé.

Cependant, le caractère général de cette évolution, remet plus largement en cause, à d’autres échelles territoriales, notamment à l’échelle nationale, l’action même d’aménager l’espace français. On oppose alors l’approche technocratique et centralisée de l’aménagement (BUTTIMER, 1979), où l’espace n’est qu’un support aux réalisations d’aménagement, à une approche où le territoire, ses caractéristiques et ses logiques, devient central pour prendre des décisions dans ce domaine (JOBERT, 1998). Dans cette perspective, le territoire est un espace caractérisé par ses composantes physiques mais également par ses composantes sociales. À ce titre, il correspond à l’espace-vécu (FRÉMONT, 1976) par ses occupants et à l’espace des stratégies et des rivalités des acteurs en présence qu’ils agissent à l’échelle locale ou à partir d’autres échelles (nationale voire internationale).

Dans ce contexte, l’environnement est mobilisé pour qualifier le territoire et, concomitamment, sert de base à l’expression des conflits. Si l’environnement constitue une dimension centrale des conflits territoriaux d’aménagement, c’est qu’il correspond à la dimension relationnelle de l’Homme à son milieu et que, de ce fait, au-delà d’un simple souci de protection de la Nature, il met en jeu la question de l’accès et de la préservation de ressources plus ou moins rares, et celle du cadre de vie, notamment dans sa dimension paysagère3. De ce fait, les rapports aux questions environnementales expriment la capacité d’appropriation de l’espace par les groupes sociaux, capacité au cœur de la définition du concept géographique de territoire (BRUNET; FERRAS; THERY, 1993). En outre, la mobilisation de l’argument environnemental dans le cadre de conflits locaux portant sur les actions d’aménagement, bouleverse les rapports d’échelle entre le local et le global, le territoire du conflit servant de base à une réflexion plus générale sur les enjeux environnementaux globaux. Cette territorialisation des conflits d’aménagement sur base environnementale explique pourquoi des dispositifs de régulations des conflits d’aménagement sont systématiquement mis en place dans le cadre de législations portant sur l’environnement à partir du milieu des années 1970 en France.

La multiplication des instances de participation citoyenne pour assurer une meilleure gouvernance territoriale des actions et projets d’aménagement

Dès le milieu des années 1970, les études d’impact environnemental sont rendues obligatoires pour les projets d’aménagement en France (1975). Cette évolution législative ne correspond pas à la mise en place d’une instance spécifique mais constitue le premier jalon de la prise en compte de l’environnement dans les projets d’aménagement ; l’un des objectifs des études d’impact étant d’informer le public des effets potentiels sur l’environnement des aménagements projetés.

Une loi de 1983 oblige la tenue, pour les grandes opérations d’aménagement et pour l’élaboration des documents d’urbanisme, d’une « enquête publique ». Même s’il ne s’agit pas, à proprement parler, d’instances permanentes, le caractère quasi-systématique du recours à « l’enquête publique » marque la volonté de disposer d’un cadre légal permettant l’expression citoyenne locale. Concrètement, l’enquête publique correspond à une démarche de consultation des populations locales concernées par une opération ou un document d’aménagement. Une personnalité indépendante des pouvoirs publics et des opérateurs d’aménagement a pour mission de consulter les populations locales par différents moyens, d’en rendre compte, de synthétiser les avis en les mettant en perspective avec les aspects potentiellement problématiques du projet d’aménagement et, in fine, de rendre un avis global sur le projet ou sur le document sous la forme d’un rapport. Cette démarche, uniquement consultative, peut ou non être suivi par l’initiateur du projet qui s’expose cependant, dans le cas d’un avis réservé voire défavorable, à une action en justice (de la part des pouvoirs publics, d’associations, de simples citoyens) contre son projet mobilisant les éléments critiques figurant dans le rapport de l’enquête publique. Les intentions affichées par le Législateur à l’époque sont à la fois de rendre le processus de décision en matière d’aménagement plus démocratique mais également de prendre en compte les effets environnementaux définis au sens large du terme dont l’identification passe par l’expression de ceux qui sont directement concernés par l’aménagement envisagé4.

En 1995, le Législateur met en place, à l’échelle nationale, une instance dédié aux débats relatifs aux opérations d’aménagement : la Commission nationale du débat public (CNDP)5. À nouveau, cette instance est créée à l’occasion de l’adoption d’une loi visant la protection de l’environnement6. Il s’agit d’une organisation indépendante des pouvoirs publics et des acteurs de l’aménagement dont les membres sont inamovibles et dont les missions sont d’informer les citoyens sur tout projet d’aménagement en France et de recueillir leurs points de vue. Concrètement, la CNDP organise, en amont des enquêtes publiques locales (cf. supra), des débats entre les citoyens qui se sentent concernés par les opérations d’aménagement et les initiateurs de ces dernières. La CNDP, du fait de son indépendance peut se saisir elle-même des projets qu’elle entend soumettre au débat ou donner voix à des demandes qui lui parviennent des citoyens qui se sentent concernés. Entre 1997 et 2013, 77 opérations d’aménagement ont donné lieu à un débat public organisé par la CNDP (SUBRA, op.cit.) sur l’ensemble du territoire national et pour des projets d’ampleur et de nature diverses: infrastructures de transports, implantations de centrales nucléaires, d’éoliennes, d’unités de traitement des déchets et d’assainissement, constructions d’équipements hydrauliques, etc.

À ces dispositifs et instances en rapport direct avec les questions d’aménagement, il convient de mentionner ici d’autres dispositifs de participation citoyenne organisée territorialement à l’échelle locale. La loi de 2002, relative à «la démocratie de proximité», oblige les communes de plus de 80 000 habitants à organiser des instances de consultations des populations locales à l’échelle du quartier, les «conseils de quartier». Si ces instances traitent de tout sujet en rapport avec la vie locale, elles sont souvent des lieux de débats des projets d’aménagement locaux.

Dans le même ordre d’idée, des «conseils citoyens» ont également instaurés par la loi de «programmation pour la ville et la cohésion urbaine» (2014) afin de promouvoir la participation des habitants des quartiers en difficulté des villes. Composés d’habitants, d’associations et d’acteurs socio-économiques locaux, ils ont vocation à participer à l’élaboration et au suivi des actions menées dans leurs quartiers en termes d’intervention sur le bâti, sur les espaces publics et d’accompagnement socio-économiques. Ils sont dotés d’argent public et peuvent avoir recours au mécénat privé.

Enfin, les communes ont la possibilité d’organiser, à leur échelle, des référendums locaux à visée décisionnaire; les autres collectivités territoriales françaises (soit les départements et les régions) ayant la possibilité de consulter, pour avis, les populations de leurs territoires ou celles qui sont directement concernées par les décisions qui pourraient être prise par les pouvoirs publics départementaux ou régionaux. Cette possibilité de consultation est de l’initiative des pouvoirs publics locaux ou régionaux mais peut également procéder d’une demande de consultation formulée par au moins 1/5 des électeurs de la circonscription électorale concernée. De manière plus générale, cette démarche citoyenne s’inscrit dans le cadre du droit de pétition des citoyens français. Sous certaines conditions (ex.: nombre minimal de signataires), les citoyens peuvent donc adresser aux institutions nationales une pétition qui, en fonction de sa recevabilité, doit faire l’objet d’une réponse ou d’un avis consigné dans un rapport.

Les instances et dispositifs mis en place en France depuis le début des années 80 comportent une forte dimension territoriale. Cependant, ils relèvent d’une approche où la participation citoyenne est généralement cantonnée à sa dimension consultative. Constituant, certes, un progrès du point de vue de la participation citoyenne et de la gouvernance territoriale des projets d’aménagement, ils apparaissent plus comme une volonté des pouvoirs publics de prévenir les conflits d’aménagement que comme des outils de participation extensive allant jusqu’à la co-construction7 des projets d’aménagement (avec, comme potentielle exception, le rôle que peuvent jouer les « conseils citoyens », cf. infra). De ce fait, ces instances et dispositifs constituent des outils limités si l’on se réfère à la définition de la gouvernance territoriale retenue ici (cf. supra introduction).

Les limites de la participation dans une perspective de gouvernance territoriale des actions et projets d’aménagement

Comme mentionné plus haut, la développement des instances et outils visant à organiser les débats autour des actions d’aménagement n’a pas empêché la multiplication des conflits dans ce domaine. Ceci peut s’expliquer par les difficultés intrinsèques à toute démarche visant à impliquer les citoyens dans des dispositifs de participation (CARREL, 2013). Cela peut également s’expliquer par la posture des pouvoirs publics et des élus vis-à-vis de démarches qui sont souvent, pour eux, un simple passage obligé ne devant pas compromettre la mise en œuvre des projets, voire une contestation quasi-illégitime de leur pouvoir.

La question de la participation à l’échelle locale se heurte tout d’abord à des questions de représentativité. En effet, la représentativité dépend naturellement du nombre de participants. Or, alors que, souvent, beaucoup d’énergie est déployée pour organiser la participation, le nombre de participants aux différentes démarches proposées est souvent faible. Partant, on assiste à un déplacement de la justification de la participation d’une attention au nombre de participants à la qualité des débats. Cependant, demeure la question de la représentativité sociale des participants, les maitres d’œuvre étant souvent confrontés à la présence systématique de certaines classes sociales et d’âge (catégorie socioprofessionnelles supérieures, personnes âgées) et à l’absence d’autres (catégories défavorisés, jeunes). La participation peut même apparaître comme une opportunité pour les seuls opposants de s’exprimer ou pour faire valoir des intérêts catégoriels.

Recoupant en partie cette situation, la question de l’accès à l’information, mais également de sa compréhension, dans des domaines parfois techniquement complexes, empêche également une participation éclairée aux débats et en limite leur portée. La capacité des porteurs de projet à se faire comprendre de non spécialistes constitue alors une limite à la participation d’autant plus, qu’en France, notamment au niveau des services de l’État, malgré différentes remises en cause théoriques, l’approche dite rationnelle de l’aménagement (ALLMENDINGER, 2017) reste prégnante. Elle s’appuie sur le savoir des experts qui sont censés être en mesure d’identifier les solutions les plus adéquates en matière d’aménagement et les proposer aux décideurs publics responsables des choix ultimes. Cette tradition est également celle des grands aménageurs privés qui ont souvent recours aux mêmes professionnels et aux mêmes techniques. À ce titre, on peut assister à des situations d’incompréhension profonde entre les aménageurs, qu’ils soient publics ou privés, et les populations qui se sentent concernées. À titre d’exemple, les études de tracés des infrastructures de transports s’appuient sur des méthodes objectives visant à identifier les tracés qui auront le moindre impact environnemental et paysager. En soi, une telle démarche s’inscrit dans une approche visant à réduire les effets négatifs de l’aménagement. Elle est par ailleurs soutenue par des méthodes d’analyse dont l’objectif est de proposer le meilleur choix possible sans remettre en cause le principe même de la nécessité de l’aménagement projeté. Or, ces dispositifs d’expertise se heurtent à la sensibilité environnementale, paysagère voire esthétique (LABUSSIÈRE, 2009) des populations. On assiste alors à une forme d’incompréhension entre les experts qui pensent avoir mis sur la table tous les éléments permettant de justifier la meilleure solution possible et les citoyens qui apprécient le projet d’aménagement sur des critères qui ne sont pas ceux de la méthode experte.8

Cependant, au-delà de ces constats, il faut aussi prendre en compte le fait que les dispositifs et instances mis en place, malgré leur apparente neutralité, s’inscrivent dans des relations de pouvoir entre ceux qui veulent aménager et ceux qui ne le veulent pas ou qui appellent à la mise en œuvre de projets d’aménagement différents.

À l’échelle nationale, si la CNDP (Commission Nationale du Débat Public) et les enquêtes publiques constituent un progrès dans la prise en compte de la parole des citoyens par rapport au projet d’aménagement, elles apparaissent avant tout comme des instances permettant de réguler les conflits en phase amont pour des projets qui n’ont pas vocation à être fondamentalement remis en cause. Par ailleurs, l’absence de conséquences juridiques directes des enquêtes publiques pour lesquelles des avis défavorables sont rendues (cf. supra) en diminue leur portée et renvoie, dans le mesure où les pouvoirs publics ne portent pas l’affaire en justice, aux autres acteurs (simples citoyens, associations) le soin de s’opposer par voie judiciaire aux projets d’aménagement. Cela implique qu’ils en aient les moyens financiers, humains et techniques…

À l’échelle locale, le Législateur a laissé une grande marge de manœuvre aux élus locaux pour organiser la participation dans le cadre des « conseils de quartier ». Ils apparaissent le plus souvent comme des instances de communication et d’information des élus vers les citoyens sans réelle dimension participative. Même dans les cas où les « conseils de quartier » disposent de budgets de fonctionnement ou d’investissement, ceux-ci sont très limités et très encadrés par la commande politique initiale. Finalement, les conseils de quartier reposent sur l’illusion que les élus et les citoyens sont dans une situation égalitaire pour discuter des actions d’aménagement décidées par des responsables élus au suffrage universel… S’ils servent à la régulation politique locale, l’implication dans la prise de décisions des habitants reste par conséquent souvent très limitée (BRETON; GISSINGER, 2009). Au-delà de la question de la représentativité se pose donc la question de la légitimité et de la capacité à agir de chacun.

La participation dans le cadre des «conseils citoyens» est plus encadrée car ils participent d’une politique nationale, la «Politique de la Ville». Les «conseils citoyens» mobilisent, à l’échelle d’un quartier, des habitants par tirage au sort, des associations et des acteurs locaux. Ils doivent permettre la co-construction (élaboration, mise en œuvre, évaluation) des actions menées au sein du quartier au titre de la «Politique de la ville». Cependant, si la participation est ici organisée par des règles nationales qui s’imposent, notamment aux élus locaux, un récent rapport de la CNDP fait un bilan assez négatif des résultats de ces instances sur la base d’une enquête auprès de très nombreux acteurs des «conseils citoyens» (CASILLO; ROUSSEAU, 2019). Tout d’abord, les démarches participatives initiées dans le cadre des «conseils citoyens», même si elles relèvent de dispositions nationales, se heurtent parfois au manque de coopération des collectivités locales dont ressortent les quartiers visés. On retrouve ici la réticence des élus locaux à s’engager dans ce type de démarche. Le rapport note que les « conseils citoyens » souffrent

[ …] d’une vision de la participation comme simple complément à la décision (surtout des décisions à faibles enjeux), comme un levier n’ayant un effet que sur les projets urbains à périmètre limité et indépendant du reste de la ville. Il s’agit trop souvent d’une vision qui ne prend pas en compte la capacité potentielle de la participation à être une occasion d’échanges, de mobilisation et de transformation sociale, donc un outil ayant un effet aussi sur les individus et sur les enjeux de démocratie… » (CASILLO ; ROUSSEAU, 2019, p. 84)

au niveau territorial; et le rapport d’expliquer cette situation, notamment, par le manque de portage politique des démarches participatives, par la difficulté des élus et des décideurs à accepter que la participation puisse ouvrir des espaces de contre-pouvoir. Une des conclusions du rapport est que les «conseils citoyens», tout en étant conçus comme une instance de participation très ambitieuse, ne parviennent pas à atteindre l’objectif initial d’intégration des habitants des quartiers dans les décisions qui les concernent.

Les différents dispositifs et instances de participation mis en place en France depuis les années 1980 n’apportent donc pas la contribution que l’on pourrait en attendre en termes de gouvernance territoriale de l’aménagement, la différence étant bien grande entre les attendus initiaux, tant politiques que théoriques, de la participation citoyenne et les effets produits (BLONDIAUX; FOURNIAU, 2011). D’un point de vue plus général, cette situation interroge les analyses de la participation citoyenne uniquement centrée sur les attentes qu’elle suscite et sur les résultats, bien insatisfaisants, qu’elle produit. Elle justifie le recours à des éléments d’analyse plus généraux de l’évolution de la société française et de la problématique de la gouvernance territoriale dans la France d’aujourd’hui.

De quelques exemples récents de projets d’aménagement publics et privés contestés

- Le projet d’aéroport de Notre-Dame des Landes: il s’agit d’un projet de construction d’un aéroport international situé dans l’Ouest de la France à proximité de la ville de Nantes. Le projet avait plusieurs objectifs : desservir l’Ouest de la France via une plate-forme aéroportuaire de grande ampleur, désengorger les aéroports parisiens et diminuer les nuisances liées à la proximité de l’agglomération nantaise de l’aéroport existant. Le projet remonte à 1963. L’emprise nécessaire à la réalisation du projet (1 650 hectares) a été décrétée par l’État en 1974. Depuis cette date, le projet a fait l’objet d’une contestation permanente qui s’est amplifiée à partir de la fin des 2000 par l’occupation des lieux par des militants contestant le projet, notamment à partir d’arguments environnementaux (préservation de l’agriculture et de zones humides). Pendant près de 10 ans, ces militants s’opposent à l’État et à certaines collectivités locales qui soutiennent le projet confié à l’opérateur privé Vinci Aéroports. Après l’échec d’une opération d’expulsions des militants menée par les forces de l’ordre en 2012 et une tentative de résoudre le conflit par l’utilisation d’un référendum local, le Gouvernement décide d’abandonner définitivement le projet en 2018 et fait procéder, par le force, à l’évacuation des militants dont certains furent blessés pendant l’opération.

- Le projet de barrage de Sivens: ce projet, situé dans le Sud-Ouest de la France, était destiné à l’irrigation des cultures de maïs. Les tensions sont apparues dès que les travaux de défrichement ont débuté en 2014. Le site a fait l’objet d’une occupation par des opposants qui a fait craindre de sérieux affrontements avec les agriculteurs locaux. Une opération d’évacuation par les forces de l’ordre a connu une issue dramatique, un jeune militant écologiste ayant trouvé la mort, tué par une grenade lancée par un gendarme dans la nuit du 25 au 26 octobre 2014. En janvier 2015, l’État a préconisé une réduction de l’emprise du barrage, solution acceptée par la collectivité locale maitre d’ouvrage. Cependant, à ce jour, le projet n’a pas vu le jour.

- Le projet de Center Park à Roybon: il s’agit d’un projet privé d’aménagement touristique (logements, commerces, infrastructures aquatiques, parkings) de la société Pierre et Vacances soutenu par les élus de la petite commune d’implantation (Roybon dans le Centre-Est de la France) sur un site forestier de 202 hectares dont une centaine d’hectares de zones humides. Une opposition locale (pêcheurs, riverains, écologistes) au projet se manifeste progressivement pour défendre des espèces protégées et pour dénoncer l’artificialisation d’une aire d’infiltration d’eau de bonne qualité qui sert à l’alimentation des villes alentours. Fin 2014, alors que le chantier a déjà commencé, il est envahi par des opposants extérieurs au territoire local. Différentes associations de protection de la Nature portent alors l’affaire devant les tribunaux. Après plusieurs appels, c’est la plus haute juridiction administrative française qui se prononce pour l’arrêt du projet tant que des mesures environnementales compensatoires ne sont pas proposées par le maitre d’ouvrage. Actuellement, des recours juridiques sont toujours en cours pour contester le nouveau projet de l’opérateur supposé mieux tenir compte des effets sur l’environnement.

- Le projet du Centre industriel de stockage géologique vise à enfouir dans le sous-sol d’une petite commune de l’Est de la France, les 80.000 m. de déchets hautement radioactifs et à vie longue produits par le parc électronucléaire français. Les riverains, de nombreuses associations locales, ainsi que les mouvements antinucléaires, se sont mobilisés contre le projet depuis le lancement, en 2000, de l’étude de faisabilité conduite par une agence spécialisée de l’État. Durant l’été 2015, des opposants se sont installés sur place pour soutenir la contestation du projet. Depuis 2015, la contestation s’est traduite par des actions violentes dont certaines ont été condamnées par la justice. Une opération d’expulsion du site de ses occupants contestataires a été menée par les forces de l’ordre en février 2018. De 2017 à 2019, les militants antinucléaires sont venus s'installer sur place et font l’objet d’une surveillance par les forces de l’ordre. D’autres opposants ont recours à la voie judiciaire soit contre les décisions des collectivités locales favorables au projet, soit contre l’Agence de l’État, soit contre l’État lui-même, qui, pour l’instant, n’a pas donné lieu à des décisions défavorables à la réalisation du projet à l’horizon 2025.

2 La crise de la gouvernance territoriale et le changement dans les représentations du devenir des sociétés démocratiques européennes
Gouvernance territoriale et modernité

Ce que l’on dénomme la crise de la gouvernance territoriale est à replacer dans les transformations des cadres de pensée qui traversent les sociétés européennes. Cette crise émerge dans une époque marquée par la fin de ce que François Hartog (2003) nomme le «régime moderne d’historicité9», c’est-à-dire d’un rapport au temps inauguré par la philosophie des Lumières, et fondé sur l’idée de progrès de l’humanité tout au long de son histoire et porté, entre autres, par les écrits de Condorcet10. Avec la « fin des idéologies », on assiste également à la fin de la croyance téléologique dans un avenir meilleur, se matérialisant notamment par un progrès social continu de génération en génération. Ce type de, représentation s’est d’autant plus facilement instillée dans la société qu’au fil des années le fossé s’est creusé entre le champ d’expérience vécu concrètement et l’horizon d’attente. Les interactions entre des représentations collectives émergentes et un certain nombre de catastrophes énergétiques et/ou industrielles (Seveso, Tchernobyl, etc) ont grandement participé à l’effondrement de l’optimisme technologique, considéré comme source de l’amélioration de la vie humaine et fondé sur le progrès scientifique, hérité du XIXème siècle.

Concernant les idéaux et les représentations qui traversent les sociétés européennes, ce constat correspond à l’épuisement du régime d’inégalités et de justice animant des rapports sociaux marqués par de fortes appartenances aux classes sociales (DUBET, 2019). Dans les sociétés développées des pays européens, le régime des classes sociales, durant une bonne partie du XXème siècle, était encadré par des syndicats puissants, agissant selon un modèle de justice sociale visant à obtenir de nouveaux droits sociaux et un progrès social, grâce aux transferts de revenus et à l’Etat-Providence. L’acceptation des inégalités et des injustices reposait sur l’avènement annoncé d’un avenir meilleur auquel contribuaient les grands projets de ce qui était dénommé «aménagement du territoire» et qui poursuivait des objectifs d’équilibrage des potentiels de développement et de richesse à l’échelle nationale. Il s’agissait là de la dimension territoriale de la mise en œuvre par l’Etat-Providence de la solidarité entre les régions, même si cette politique était, de fait, impulsée depuis Paris. Dans ce cadre, la gouvernance territoriale correspondait à un modèle qui prolongeait la démocratie représentative. Son fonctionnement est simple: il s’inspire du paritarisme et se limite à quelques acteurs labellisés et institutionnalisés (différents corps de l’Etat, élus des collectivités publiques, syndicats reconnus, associations ayant pignon sur rue). Au niveau européen, les premières initiatives en matière d’aménagement et de développement des territoires au milieu des années 70 ont été le décalque, au niveau territorial, des politiques redistributives des sociétés des Etats membres. À la fin des années 90, et suivant les préconisations du Schéma de développement de l’espace communautaire (SDEC), document d’orientation politique validée par les États membres en 1999, l’objectif des politiques territoriales de l’Union européenne, notamment la politique dite de «cohésion», peut être vue comme une tentative pour tendre vers une situation où populations et firmes ne seraient pas handicapées par des disparités dans l’accès aux infrastructures, aux services et aux savoirs de base.

La gouvernance en situation d’incertitude

En matière de politiques territoriales, cette crise de l’avenir, appelée aussi «l’effacement de l’avenir» (TAGUIEFF, 2000) correspond à l’émergence d’un doute sur la vision performative de l’aménagement et des infrastructures. Celles-ci seraient porteuses d’un idéalisme implicite : les actions mises en œuvre au nom du développement et de l'aménagement du territoire sont supposées produire les effets attendus par les planificateurs (ex.: un aéroport international) et bénéficier automatiquement à l’ensemble d’un territoire.

Or, la gouvernance organisée par les acteurs «classiques» ne fonctionne plus., A titre d’exemple, la gouvernance des ressources en eau analysée par François Molle illustre cette rupture. Fondée sur l’association d’une gouvernance hiérarchique, d’un modèle prédateur des ressources naturelles et la sélectivité des acteurs participant la gouvernance de l’eau a été progressivement confrontée à l’épuisement du modèle ancien dont les excès « ». Cette dénonciation des modalités de la décision publique, de la place de l'expertise, du traitement purement technique des questions d'eau, «met l’accent sur l’importance démesurée donnée aux critères d'efficience économique, les asymétries de pouvoir entre acteurs, ou le peu d'attention portée aux questions d'équité, de justice sociale ou environnementale» (MOLLE, 2020).

Les attitudes des sociétés devant l’incertain prennent de nouvelles formes et mettent en avant la précaution (différent de la prévoyance), la conscience d’une vulnérabilité et d’une irréversibilité potentielle. C’est ici l’impossibilité de se représenter un futur positif qui s’invite dans les attitudes face au présent et qui justifie de refuser une action ou un aménagement face aux relations incertaines entre probabilités et risques. Cette notion de risque est toute relative et dépend de la manière dont les sociétés conçoivent leur fragilité face aux périls. Au cours des temps, la perception et la réactivité des populations face aux risques les ont fait passé du fatalisme ("le coup du sort", la "volonté divine") à l’exigence de protection. L’efficacité des mesures à prendre dépend fortement de la volonté de réduire la vulnérabilité par des actions de prévention et de protection qui peuvent prendre la forme de réglementations ou de protocoles d’actions. En matière d’urbanisme, un tournant a également été pris avec la durabilité urbaine, la ville lente, les « mobilités douces », les effets de congestion ou les externalités négatives de la pollution qui subsume l’abandon des planifications générales fondées sur le fonctionnalisme et la Charte d’Athènes.

La prise en compte de l’intersectionnalité

Aujourd’hui, la vague souvent qualifiée de néolibérale tend à contourner les corps intermédiaires et à détruire les instances de stabilité et de régulation dans les relations sociales. En réaction (ou comme conséquence ?) on observe la montée de l’individualisation des projets et des attitudes, cassant les solidarités et les identités collectives. Doutant de l’avènement d’un avenir meilleur, l’individualisation des comportements conduit les acteurs sociaux à se réfugier dans le «présentisme», pour lequel toute modification du cadre de vie peut être perçue comme une agression et/ou une dégradation des conditions d’existence. Face au changement subi, on assiste à une montée des réactions particularistes et des comportements sectaires d’individus atomisés qui correspond, dans le domaine de l’aménagement, à ce que certains ont qualifié de «syndrome NIMBY».

Il est nécessaire de tenter de comprendre pourquoi, en dépit de l’individualisation des comportements et de la fin des solidarités, des coalitions temporaires peuvent émerger pour s’opposer à des projets d’aménagement en impliquant des groupes locaux auto-constitués. Ces échecs en matière de gouvernance peuvent être cernés en adaptant le concept d’intersectionnalité (CRENSHAW, 1989; DUROS, 2014). L’intersectionnalité vise à intégrer dans l'étude des rapports sociaux la prise en compte des mécanismes de domination multiples, liés au sexe, au genre, à la caste, à la communauté ethnique, aux générations. Le concept d’intersectionnalité fut introduit à la fin des années 1980 par la juriste américaine Kimberley W. Crenshaw au sujet des femmes afro-américaines. Elle a cherché à étudier la combinaison de différents mécanismes dont le cumul tend à l’accentuation des situations et des perceptions de discriminations ou d’injustices spécifiques. Dans un monde marqué par l’individuation des rapports à la puissance publique et au politique, la perception des niveaux d’inégalité et d’injustice seront différenciés selon les lieux, les situations et les particularités de chacun des sous-groupes ainsi identifiés, en fonction de la perception de l’acceptable et de l’inacceptable, ce qui influera sur l’implication de chacun dans les revendications et les contestations. Les différents choix se comprennent dès lors comme la manifestation et la revendication d’une identité spécifique, et assumée, bien loin des liens traditionnels énoncés selon la prééminence des relations univoques entre le social et le politique. Au nom de l’autonomie individuelle, il sera fait des choix qui soulignent la « personnalité » du sous-groupe, loin de tout déterminisme social ou ethnique, tout en laissant, face à une situation donnée, à celle-ci l’opportunité de mettre en avant une « identité » ou une autre, voire d’y renoncer selon son libre-arbitre.

Au niveau territorial, l’intersectionnalité peut être additive, séquencée, ou soustractive: un agriculteur peut vivre dans un endroit où il sera privé d’accès aux services publics et à internet mais où il bénéficie d’un environnement paisible et écologiquement équilibré. Son attitude ne sera pas d’un rejet à l’égard de la société toute entière mais d’opposition à l’égard de certaines orientations de la gestion locale et/ou de projets d’aménagement, ou de pratiques nouvelles qui remettent en cause ce qu’il considère comme son capital territorial. Cette approche permet de comprendre l’émergence de nouveaux groupes et de nouvelles alliances par rapport au système de cadrage politique et juridique institué (JAUNAIT, CHAUVIN, 2012) et donc l’imprévisibilité des situations d’acceptation ou de rejet face à une transformation, un processus ou un projet.

3 L’inadéquation d’un certain nombre de mythes dans la gouvernance .aménagiste» en France
La notion d’intérêt général dans la gouvernance territoriale en France et le déplacement des frontières entre intérêts particuliers et intérêt général

Illustrant l’effacement des implications sociales de l’ancien régime d’inégalités, la notion d’intérêt général est de fait progressivement questionnée et repensée. Cela est d’autant plus sensible en France où la tradition d’un Etat omnipotent et agissant selon une stricte neutralité par rapport aux intérêts catégoriels et corporatistes est solidement ancrée dans l’imaginaire des citoyens. L’intérêt général en France correspond à l’idée que certaines actions publiques, considérées comme bénéfiques pour l’ensemble de la société, dépassent les intérêts individuels et s’imposent donc à eux. Ainsi, les intérêts individuels doivent se soumettre aux actions menées en vertu de l’intérêt général11, notion au fondement du droit public français. Dans le vocabulaire du droit public, l’intérêt général correspond à la notion d’intérêt public. Dans le domaine de l’aménagement, cette dernière se traduit par deux outils juridiques spécifiques : la « déclaration d’intérêt général » et la « déclaration d’utilité publique ». La première autorise les collectivités publiques à intervenir au nom de l’intérêt général sur des terrains privés avec des fonds publics afin de préserver ou développer une activité (agricoles et forestières) ou une ressource (eau et milieux aquatiques) ; la seconde ouvre le voie à la remise en cause du principe d’égalité12 et du droit de propriété privée en autorisant, notamment, les expropriations13 pour la mise en œuvre d’actions d’aménagement.

Or,

l'intérêt général, formule de légitimation étatique par excellence, n'échappe plus à la controverse, et peut être compris comme le produit de délibérations et de négociations. Il doit dès lors être pensé comme un cadre de référence que différents acteurs peuvent investir de justifications et d'intérêts plus ou moins universalisables (JOBERT, 1998, p81).

Touchée par la diffusion d’un relativisme affectant des pans entiers des principes républicains, la remise en cause de l’intérêt général serait à mettre en relation avec la crise de l’Etat-nation. En tant qu’entité visant la réalisation d’un projet collectif transcendant, la République, une et indivisible14, ne parviendrait plus à concilier les droits du citoyen à protéger son cadre de vie et la réalisation d’infrastructures bénéficiant à tous.

Progressivement les débats autour de la question de de l’intérêt général se sont déplacés sur le terrain des stratégies en matière de légitimité. L’analyse de plusieurs contestations de projets d’équipement montre comment certains acteurs tentent de dépasser le stade de l’opposition entre intérêt général et intérêts particuliers en cherchant à déplacer les frontières entre intérêts particuliers et intérêt général. L’évolution de la stratégie passe par une reformulation de l’intérêt général. Initialement portées sur des intérêts locaux, des coordinations d’opposants au niveau régional ou national s’organisent afin de participer à la définition d’un nouvel intérêt général, différent de celui du porteur (institutionnel) du projet d’aménagement. Cela change progressivement l’échelle du conflit et autorise sa montée en généralité. Le constat a été dressé dès la fin du XXème siècle:

Ainsi peut-on postuler que la manière dont sont appréhendés les ‘intérêts particuliers’ donne des indications importantes sur d'éventuels déplacements des frontières entre intérêts légitimes. […] [La] légitimité technico-économique qui investissait les aménageurs de la transcendance de l'intérêt général et par conséquent, renvoyait à leur particularisme tout autre intérêt, est en effet de plus en plus contestée (GAÏTI, JOBERT, VALLUY, 1998,p68).

La fin de la culture du compromis

Pendant longtemps, les stratégies politiques en matière d’aménagement s’apparentaient à la théorie de R. H. Coase (COASE, 1960), qui suppose l'existence d’une relation entre compromis et optimalité. Une solution librement négociée entre les parties prenantes passant par le versement d'une compensation (quelle qu’en soit la forme) à celui qui se considère victime (spoliation, pollution) est supposée permettre un retour à une situation optimale d'un point de vue collectif. Or, dans bien des cas, de nos jours, les faits contredisent cette vision consensuelle et les acteurs préfèrent, au contraire, s'engager dans le conflit de manière préventive (TORRE & RALLET, 2005). Plutôt que de bénéficier d'un hypothétique dédommagement monétaire, ils cherchent à défendre l'intégrité de leur cadre de vie. Il s’agit là d’un défi pour la gouvernance traditionnelle fondée sur le tryptique : institutions, expertises, consensus. L’alternative se situe désormais entre le passage en force ou le retrait pur et simple du projet. Pour en rendre compte, il semble nécessaire de mobiliser ici le concept de mésentente. A la suite de Jacques Rancière (1995), la notion de mésentente consiste à considérer la réalité des échanges, entre les responsables techniques d’un projet et les acteurs mobilisés, comme une sorte de relation asymétrique où ce que proposent les premiers n’est pas audible pour les seconds. Comme le montre O . LABUSSIÈRE dans le cas du projet d’implantation de lignes à haute tension par l’entreprise Électricité de France au sein d’un petit territoire français situé dans le Sud de la France (Quercy blanc),

l'apport de la mésentente est de montrer que les débats entre aménageurs et opposants ne peuvent se régler sur la base d’une stricte rationalité argumentative. La confrontation des arguments excède leur seul contenu: c’est une forme d’expérience qui doit s’accorder avec les conditions d’existence des individus (LABUSSIERE, 2009, p78).

Faute d’aborder les problèmes sous cet angle, toute résolution du problème selon un schéma de type dialogique (au sens du sociologue français Edgar Morin15) devient vite inatteignable, comme l’illustrent certains cas emblématiques ayant suscité encore récemment des conflits longs et violents

Le territoire comme objet. L’instrumentalisation de la question territoriale

Dans les conflits d’aménagement il reste à insister sur le rôle symbolique de ce qui y est dénommé «territoire» au singulier ou au pluriel. A la suite de N. ENTRIKIN (1991), O. Labussière (op. cit.) insiste sur une conception du territoire comme signifiant de l'action humaine. Plus que l’intérêt représenté par ses caractères propres, le territoire tirerait son importance stratégique des projets qui animent les hommes à son sujet; tout comme les éléments signifiants que les protagonistes pensent y détecter. Réduit au rôle de vecteur d’intentionnalités, le territoire en tant qu’unité construite devient un objet porteur d’une certaine vision du monde et d’une dynamique pour lesquelles s’affrontent les discours et les actions des protagonistes. Sur le fond, pour chaque décision d’aménagement, les citoyens ont depuis longtemps appris à décoder les comportements et les prises de position et à identifier facilement les bénéficiaires et les lésés des projets. Mais, par son utilisation, le territoire devient un concept utile pour les différentes parties prenantes. Pour les institutions et responsables politiques, le territoire permet d’accorder des avantages au niveau local sans modifier le «système» dans son ensemble. Pour les opposants, le territoire local est une échelle d’action qui permet une mobilisation sur un objet concrétisant les grands idéaux du mouvement revendicatif en l’instrumentalisant sur la base d’oppositions simples: ruralité vs ville, local vs mondial, environnement vs pollution, etc. De telles mobilisations permettent d’obtenir des «victoires» politiques à l’échelle locale sans se confronter à des «échecs» au niveau national par manque d’influence sur l’ensemble de la société. La mise en avant du concept de «zone» («Zones À Défendre», «ZAD») comme alternative au terme de territoire souligne une échelle d’action intentionnellement plus restreinte. On ne peut que constater que les actions sont plus fréquemment menées en zones rurales plutôt qu’en centre-ville. En tant que lieux de mobilisation puis de pérennisation des luttes, les «ZAD», sont davantage situées en périphérie plutôt que dans des zones urbaines, dont les compositions sociales sont plus complexes et diversifiées, ainsi que dans des lieux à faible densité, avec des sociétés locales plus homogènes. En centre-ville, les oppositions passent davantage par des moyens «classiques» (pétitions, recours aux tribunaux, etc..). L’apparition du phénomène «ZAD»16 constitue un tournant à la fois dans le processus de réalisation des opérations d’aménagement, et pour les différentes formes de contestation. En premier lieu, la succession rituelle qui scandait traditionnellement la réalisation d’un projet d’aménagement s’en trouve bouleversée. L’alternance entre les différentes étapes du processus juridique (enquête publique, déclaration d’utilité publique, appel d’offres, etc.) et les manifestations successives d’opposants qui y répondent, se trouve interrompue par une occupation permanente du site. Du point de vue des opposants, il s’agit également d’un tournant, outre l’entrée en scène de nouveaux militants de type altermondialistes (SUBRA, 2017), on s’oriente vers une occupation permanente d’un lieu que l’on s’approprie, au sens concret comme au sens symbolique du terme et sur lequel on projette l’ensemble des idéaux portés par le mouvement de contestation. Ce faisant, on substitue, dans les priorités, parfois inconsciemment, le combat pour la «défense» concrète de la «zone», à celui contre le projet d’aménagement.

La priorité au local pour la réalisation des «bonnes pratiques»

Les analyses contemporaines de la gouvernance territoriale ont permis de sortir d’une vision idéalisée du local et des relations de proximité et de dénoncer les omissions dans l’approche théorique du développement local (TORRE, RALLET, 2005). Dans cette vision, les conflits, porteurs d’affrontements pouvant devenir violents, n’existent pas et les pratiques déviantes (anti-concurrentielles) sont supposées punies et toute considération sur le pouvoir est évacuée. Dans les relations entre acteurs locaux on ne valorise que les aspects positifs des relations de proximité, par opposition aux effets négatifs de la globalisation. Un tel schéma repose sur l’idée implicite d’une compétition loyale, dans le cadre d’une concurrence parfaite permettant d'assurer la conciliation de l'intérêt collectif et des intérêts individuels divergents . Cette déconstruction de la notion de «local» renvoie aux implications du concept de territoire local dans la littérature géographique francophone et notamment de la notion d'appropriation (SANTAMARIA; ELISSALDE, op. cit.). Le processus d’appropriation peut se manifester sous forme d'idées ou de manière concrète, et elle confère au territoire les caractéristiques d'une construction sociale, plutôt que d'un "donné" fourni a priori par des éléments naturels, ou d'autres éléments supposés immuables. Cette appropriation est le fait d'acteurs qui ont une certaine conscience d'eux-mêmes, et qui ont une certaine représentation de ce que devrait être leur cadre de vie, et donc le territoire qu'ils occupent. Elle permet d'introduire les logiques des différents acteurs (citoyens, politiques, entrepreneurs, professionnels de l'aménagement, etc.), leurs pratiques et leurs représentations, dans l'analyse du fonctionnement d'une entité géographique. Les acteurs locaux ont des aptitudes et des compétences (stratégiques, législatives, argumentatives, etc.) et des intérêts qui peuvent se révéler inconciliables comme en témoignent, depuis plus de vingt ans, les conflits entre éleveurs de porcs et communes du littoral en Bretagne.

4 Repenser la gouvernance territoriale

Quelles formes de gouvernance territoriale parviendraient à satisfaire les revendications vers plus d’implications pour des habitants et à stimuler la capacité des acteurs locaux à se coordonner et à s’organiser collectivement afin de répondre aux problèmes communs qui se posent dans et entre les territoires dans un contexte marquées par des échelles multiples, des appartenances et des identités multiples, et des instances de décision multiples ?

L’interterritorialité17 comme avenir pour la gouvernance territoriale?

Parallèlement à La multiplication des instances de participation citoyenne mentionnée en première partie, les responsables politiques ont engagé plusieurs réformes territoriales. Or, qu’a-t-on pu observer en France après plusieurs décennies de réformes territoriales? MartinVanier fait le constat que les autorités publiques ont réagi par la super-territorialisation, c’est-à-dire par

une montée en échelle des diverses collectivités en place, comme s’il suffisait que les territoires institutionnels « rattrapent » les territoires fonctionnels pour en sortir. Les territoires historiques ont été ainsi invités à enfiler des « surterritoires » (plus vastes) pour se mettre à la taille de leurs problèmes. (VANIER, 2005, p. 5)

La France décentralisée ayant réformé les différents échelons de son maillage administratif (régions, métropoles, communautés de communes, syndicats intercommunaux, etc), pensait en avoir fini avec les problèmes de gouvernance territoriale, en englobant les anciens dans les nouveaux échelons aux mailles plus larges. Or, tandis que de nouvelles territorialisations issues des réformes territoriales se mettent en place, le «social déborde les territoires» pour reprendre l’expression de Martin Vanier, non pas seulement dans leurs formes concrètes, mais aussi en fabriquant de nouvelles territorialités. Le fonctionnement socio-spatial de la population refuse de se conformer aux limites, même actualisées, du maillage administratif et met en avant des concepts volontairement polysémiques tels que les territoires au pluriel, le local, l’enracinement, le cadre de vie, etc . Ces concepts qui n’ont pas les mêmes significations pour les politiques et pour les citoyens, les premiers réfléchissent en termes de gestion, alors que les seconds en termes de valorisation de leur cadre vie. On a pu ainsi avoir l’impression d’avoir résolu les problèmes de gestion en tentant de faire correspondre le découpage administratif et les territoires fonctionnels, en cherchant à mieux assembler les lieux où l’on vit et les lieux où l’on travaille. Pour autant la question demeure : dans quelle mesure les nouveaux découpages administratifs s’accompagnent-ils de formes de gouvernance correspondant «en même temps» à la société mobile d’aujourd’hui et à la reconnaissance de l’importance du local? Certains promoteurs de l’interterritorialité18 (Béhar et al, 2014) soulignent la situation d’écartèlement des collectivités territoriales, partagées entre les besoins des habitants et la coordination avec les autres entités administratives, et avec quels interlocuteurs (autres que les services de l’Etat) pour aborder les problèmes émergeant à d’autres échelles, notamment pour la mise en œuvre d’actions d’aménagement. De son côté, à la manière du Dieu Janus, le citoyen des petites entités englobées dans de plus vastes, peut à la fois s’identifier aux frustrations par l’effet NIMBY, tout en revendiquant plus d’interterritorialité de la part des méga-entités nouvellement créées. Or nous avons vu précédemment que ce sont les projets d’infrastructures produisant de l’interterritorialité à vaste rayon d’action (aéroports, autoroutes) qui suscitaient de fortes contestations. Ainsi les nouvelles interterritorialités donnent l’impression de fonctionner sans pour autant produire une gouvernance satisfaisante pour les acteurs et même si l’administration tente de suivre, les politiques publiques continuent de fonctionner selon une logique pyramidale. Une réforme sur le droit à la différenciation19 pour les collectivités locales pourrait constituer une amorce de solution. Ce droit serait envisagé de deux façons :

- la possibilité pour des collectivités de disposer de compétences dont ne disposent pas toutes les collectivités de leur catégorie: ce serait la possibilité, par exemple, qu’un département exerce des compétences qui, ailleurs, relèvent d’une commune ou d’une région ;

- la capacité donnée à des collectivités de déroger (par leur composition, membres élus et membres nommés, et par leurs compétences), de façon temporaire, le temps de réaliser un projet d’aménagement, aux normes en vigueur20.

Gouvernance et démarche dialogique

L’acceptabilité sociale des projets lorsque la société civile présente des attitudes aussi complexes et fragmentées est centrale dans les réflexions contemporaines sur la gouvernance territoriale. A la question: comment se construit l’acceptabilité des nouveaux projets les réponses proposées passent par l’Intégration des principes de la démocratie participative qui, dans l’esprit des citoyens est devenue aujourd’hui un paramètre majeur dans l’évolution des conceptions de la gouvernance territoriale, mais qui renvoie à une autre question sur la façon d’initier des démarches participatives. La participation des citoyens et des acteurs non directement politiques d’un territoire à la définition d’actions d’aménagement ne peut être réduite à ce que l’on pourrait qualifier «d’ateliers de paroles Cependant, Thomas L. Stein et Stanley M. Harper considèrent que la question du langage et de son utilisation constitue un élément essentiel dans la manière de définir les actions d’aménagement. Ces auteurs proposent aux aménageurs, plutôt aux techniciens de l’aménagement qu’aux maitres d’œuvre cependant, de s’extraire d’une conception purement rationnelle du langage où chaque mot aurait, pour chacun, la même signification. Pour eux, les débats sur les actions d’aménagement doivent, en première instance, porter sur les termes employés pour qualifier des objectifs, des actions, des moyens de mise en œuvre, dans une logique de confrontation des différentes manières de définir des termes identiques. C’est de cette confrontation que doivent naître de nouvelles idées et, potentiellement, un accord final sur les objectifs poursuivis et les actions à mettre en œuvre.

L’exemple du débat récurrent concernant la question de la gestion de la densité peut aider à comprendre la proposition des auteurs. Selon les acteurs et personnes interrogées, la densité peut avoir un sens différent et être liée à des objectifs et des effets attendus plus ou moins désirables. Certains se réfèreront à la densité du bâti, d’autres à la densité de la population. Parfois, ces deux éléments seront liés, parfois ils seront abordés séparément. Par ailleurs, les postures que chacun peut avoir par rapport à une situation de forte densité (du bâti, des populations, des deux ensemble) peuvent être diamétralement opposées : sources de multiples problèmes (sociaux, sanitaires, environnementaux, etc.) pour certains, solutions pour aménager la ville durable pour d’autres21… Par conséquent, les conséquences opérationnelles qui découlent de ces postures viseront des objectifs différents : dé-densification via une intervention sur le bâti existant (destruction sans reconstruction) ou, à l’inverse, densification des espaces déjà bâtis et utilisation de nouveaux espaces libres au sein ou à proximité de zones denses. Pour les auteurs, il ne s’agit pas d’arbitrer entre ces différentes options mais plutôt permettre, par le dialogue, de nouvelles formulations des enjeux attachés à la question de la gestion de la densité. Ainsi, le débat peut conduire d’un positionnement initial hostile à la densification à une formulation nouvelle qui, tout en ménageant la posture initiale, l’exprime différemment et dans une perspective d’action : « comment peut-on s’assurer que la densification ait un effet positif sur notre territoire ? ». Pour les auteurs, l’aménagement, ainsi conduit, est marqué par la flexibilité et par le fait qu’aucune position initiale ne puisse être considérée comme établie une fois pour toute22.

Ce type d’approche implique qu’aucun projet ne soit défini en amont, le projet d’aménagement devant découler, in fine, de la mise en œuvre de la démarche qualifiée par les auteurs de « dialogique ». Si elle semble plus facile à appliquer à l’échelle locale de la gouvernance territoriale des projets d’aménagement qu’à des échelles plus vastes du fait du grand nombre d’acteurs à mobiliser23, elle implique un changement très profond, de nature quasi-culturellle ou du moins politique, qui place les élus, les maitres d’œuvre et les opérateurs de l’aménagement dans des situations, sinon de spectateurs des débats, du moins de simples participants (éventuellement d’animateurs) à ces derniers… Comme nous l’avons vu précédemment, ce type de posture est loin de correspondre, actuellement, à la réalité française de la gouvernance territoriale des actions d’aménagement !

Conclusion

Les analyses qui précèdent ont permis de mettre en lumière les impasses dans lesquelles se trouvent certains projets d’aménagement. Que ces blocages se fondent sur la revendication d’une plus grande équité territoriale ou la remise en cause d’anciennes conceptions de la gouvernance territoriale, ils interrogent l’objet gouvernance lui-même et appellent à tenir compte de l’émergence de nouveaux acteurs et de nouveaux comportements sur la scène territoriale. L’observation des différentes composantes tant structurelles que conjoncturelles de cette crise conduit souligne la nécessité de prendre en considération non pas une seule variable, mais l’agencement de l’ensemble des éléments susceptibles d’interagir dans le fonctionnement spécifique du cas abordé. En un mot de prendre en considération ce que Michel Foucault nomme le «dispositif». C’est-à-dire « un ensemble résolument hétérogène, comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques, bref : du dit, aussi bien que du non-dit. Le dispositif c’est le réseau qu’on établit entre ces éléments» (Foucault, 1977: p 62). Cette idée de dispositif permet, de plus, de dépasser l’interprétation de la non réalisation d’un projet d’aménagement, suite à un conflit, comme révélateur simplement d’une «mauvaise» gouvernance… Car, comme dans tout système d’interactions, la défaillance de l’une des composantes, ou l’existence d’une intervention inappropriée peut contribuer à fabriquer de l’entropie.

Les propositions et les analyses présentées ici n’ont pas vocation à l’universalité. Plus largement et très humblement ces propositions de renouvellement de la gouvernance quelles que soient les avancées futures et les multiples ajustements des systèmes de gouvernance territoriale vont être confrontées à un principe de réalité. Il est donc nécessaire de rappeler ici que les résultats effectifs de tout protocole d’action dépendront majoritairement des acteurs qui les mettront en œuvre. A la suite de (Lagroye & Offerlé, 2010) , il est nécessaire de rappeler que les institutions n’existent, in fine, qu’au travers des personnes qui les habitent qui elles-mêmes interagissent avec les éléments sociaux. Ces dernières ne pouvant être réduites à des agents passifs subissant les structures, ce constat est loin de n’être une situation uniquement française…

Material suplementario
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Notas
Notes
1 On pourra notamment consulter les textes et ouvrages de DI MÉO, G. Géographie sociale et territoires. Paris: Nathan, 1998 ; RAFFESTIN, Cl. Pour une géographie du pouvoir. Paris: LITEC, 1980 ; FERRIER, J.-P. Antée I. La géographie ça sert d'abord à parler du territoire, ou le métier du géographe. Aix-en-Provence: Édisud, 1984 ; FRÉMONT, A.; CHEVALIER, J.; HERIN, R.; RENARD, J. Géographie sociale. Paris: Masson, 1984 ; LE BERRE, M. Territoire. In: BAILLY, A.; FERRAS, R; PUMAIN, D. Pumain (eds.). Encyclopédie de la Géographie. Paris: Economica, 1992
2 Cette situation n’est cependant pas limitée au cas français, la même tendance pouvant être observée, notamment aux Etats-Unis d’Amérique dans le courant des années 1970.
3 L’idée de paysage est considérée ici au sens large. Elle concerne à la fois les paysages « naturels » mais aussi les paysages fortement urbanisés, les paysages urbains.
4 À ce titre, l’intitulé de la loi de 1983 renseigne sur les intentions, au moins formelles, du Législateur : Loi relative à « la démocratisation des enquêtes publiques et à la protection de l’environnement ».
5 https://www.debatpublic.fr/
6 Loi relative au « renforcement de la protection de l’environnement ».
7 Diverses mesures de l’intensité de la participation citoyenne existent. Nous retenons ici 3 niveaux au-delà de la simple information: celui de la consultation (demander un avis), celui de la concertation (négocier le projet) et enfin celui de co-construction (établir le projet grâce à la participation).
8 À ce titre, la discipline géographique a fourni aux aménageurs des outils d’analyse paysagère visant à objectiver les qualités relatives des paysages. Selon le niveau de « qualité » paysagère, les choix de localisation d’aménagements sont réalisés selon le principe du moindre impact paysager.
9 Il s’agit du rapport qu’entretient, à un moment donné, une société avec sa représentation du temps (passé, présent et avenir).
10 Condorcet, 1795, Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain https://gallica.bnf.fr/essentiels/condorcet/esquisse-tableau-historique-progres-esprit-humain
11 Cette conception française est distincte de la conception anglo-saxonne qui définit l’intérêt général comme la somme des intérêts individuels.
12 L’intérêt général permet de justifier juridiquement, dans certaines situations, la remise en cause des dispositions juridiques censées s’appliquer uniformément à tous les citoyens français.
13 Cette privation de propriété est cependant compensée par une indemnisation financière et/ou matérielle.
14 Voir l’article 1 de la Constitution :https://www.legifrance.gouv.fr/
15 Selon Edgar Morin, à la différence de la dialectique, la dialogique est l'unité de deux contraires. Cela signifie que deux ou plusieurs logiques sont unies sans que la dualité se perde dans cette unité. Le principe dialogique « unit deux principes antagonistes qui sont indissociables et indispensables pour comprendre une même réalité».
16 La première « zone à défendre », celle de Notre-Dame-des-Landes, sur le site du projet d’un nouvel aéroport international dans l’Ouest de la France, apparaît entre 2007 et 2009 à une vingtaine de kilomètres au nord-ouest de Nantes. Depuis une dizaine de ZAD sont apparues en France (SUBRA, op. cit.)
17 Le concept d’interterritorialité considère que chaque organisation politique gestionnaire d’un territoire est prise dans un ensemble plus vaste à la coordination duquel elle doit contribuer.
18 Réforme territoriale: avis de décès de l’interterritorialité? Daniel Béhar, Philippe Estèbe & Martin Vanier, Métropolitiques, juin 2014, http://www.metropolitiques.eu/Reforme-territoriale-avis-de-deces.html
19 Réforme évoquée dans : Assemblée nationale, Mars 2019, RAPPORT D’INFORMATION n°1816, Délégation Aux Collectivités Territoriales et à La Décentralisation sur les Possibilités Ouvertes par l’inscription dans la Constitution d’un Droit à la Différenciation.
20 La loi accorde déjà des compétences différentes à certaines collectivités en raison de leur situation physique, géographique ou économique (ex : la loi Montagne).
21 À noter : il ne s’agit pas ici de préciser les arguments qui sous-tendent ces postures mais seulement d’en faire état au titre de l’exemple présenté.
22 « For example, if a community accepts that increased density (as they now understand it) could have positive effects, their problem may be redefined from “How do we stop increased density?” to “How do we ensure that increased density has a positive impact on our community?” This flexibility is what we want in planning. In our view, nothing should be regarded as fixed. » (STEIN; HARPER, 2012, p. 8)
23 Les auteurs cantonnent d’ailleurs leurs propos à l’échelle locale de l’aménagement urbain.
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