Investigación
Reçu: 21 May 2015
Accepté: 16 Janvier 2016
DOI: 10.17533/udea.boan.v31n51a06
Résumé: Au Sénégal, la migration est une source de revenus par le biais des envois d’argent qui sont plus importants que l’aide internationale au développement. L’argent envoyé par des migrants offre une forme non négligeable de protection sociale pour les ménages et a eu des impacts positifs à divers niveaux. Aussi bien au niveau des familles que des communautés, les envois d’argent ont aidé les populations bénéficiaires à éviter la pauvreté tout en assurant à leur progéniture de l’eau potable, une meilleure santé, une bonne scolarisation, etc. malgré la nostalgie des parents souvent évoquée.
Mots-clés : enfants, envois d’argent, migration, protection sociale, Sénégal.
Resumen: Resumen: En Senegal, la migración es una fuente de ingresos a través de las remesas que son más importantes que la asistencia internacional para el desarrollo. El dinero enviado por los migrante proporciona una forma importante de protección social para los hogares y ha tenido impactos positivos en varios niveles. Tanto a nivel de la familia como de la comunidad, las remesas han ayudado a los beneficiarios a evitar la pobreza al tiempo que garantizan a su descendencia agua potable, una mejor salud, buena educación, etc. a pesar de la nostalgia de los padres a menudo mencionada
Palabras clave: niños, remesas, migración, protección social, Senegal.
Abstract: In Senegal, migration is a source of income through remittances which are more important that international assistance for development. The money sent by migrants provides a significant form of social protection for households and have had positive impacts on various levels. Both in the family and the community, remittances have helped beneficiaries to avoid poverty while ensuring their children potable water, better health, good education, etc. despite the often mentioned nostalgia of parents.
Keywords: children, remittances, migration, social protection, Senegal.
Resumo: Em o Senegal, a migração é uma fonte de ingressos através das remessas que são mais importantes que a assistência internacional para o desenvolvimento. O dinheiro enviado pelos migrantes fornece uma forma importante de proteção social para os lares e tem tido consequências positivas em vários níveis. Tanto no nível da família como da comunidade, as remessas têm ajudado aos beneficiários a refrear a pobreza enquanto garante a sua descendência água potável, uma melhor saúde, boa educação, etc. embora a nostalgia dos pais às vezes referida.
Palavras-chave: crianças, remessas, migração, proteção social, Senegal.
Introduction
Le Sénégal est un pays sahélien dont les écosystèmes sont confrontés à une dégradation accélérée. Dès lors, la préservation de la base productive et l’utilisation efficiente des ressources naturelles apparaissent comme des défis majeurs qui interpellent tous les acteurs du développement. L’économie du pays à dominante rurale est largement tributaire de facteurs climatiques, structurels et conjoncturels sur lesquels il a très peu de prise. En effet, les activités productives sont confrontées à certaines tendances lourdes et plusieurs contraintes qui continuent de peser sur ses performances et sa contribution dans l’amélioration des cadres et conditions de vie des populations rurales en particulier.
Selon l’Enquête de Suivi de la Pauvreté au Sénégal réalisée en 2006, 52.2 % des ménages s’estiment pauvres et 56 % des personnes interrogées estiment que leurs communautés sont pauvres.2 Cette situation s’est aggravée à cause des changements climatiques et la détérioration de l’environnement (progression de la dé- sertification et problèmes pluviométriques). Ceux-ci ont entraîné une diminution des rendements agricoles et par conséquent encouragé les flux migratoires avec souvent de longs moments d’absence des parents.
Loin de tout contrôle social, certains de ces enfants de migrants sont devenus des enfants de la rue ayant rompu tout lien avec leur famille, victimes de la violence, de la drogue. Quelquefois certains de ces enfants survivent en marge de la société tandis que d’autres sont sous la tutelle de parents (tante, oncle, grands parents, etc.) sans forcément être épargnés de la vulnérabilité.
Cette situation est parfois aggravée par, entre autres, les inégalités de genre, la durée de séjour des parents dans les territoires migratoires, etc. Outre cette difficulté, au Sénégal, seuls 16,6 % de personnes âgées de plus de 65 ans reçoivent une pension de retraite, moins de 20 % de la population est couverte par l’assurance santé et seuls 13,3 % des enfants de moins de 15 ans bénéficient des allocations familiales (Annycke, 2008). Un tel contexte rend difficile la protection sociale des enfants aussi bien ceux des non migrants que des migrants mais avec une inquiétude pour ces derniers car ils vivent sans leurs parents.
Contextualisation de l’étude
Démarche méthodologique
Cette étude s’est réalisée dans les départements de Louga et de Kébémer où les populations font partie des premières populations sénégalaises à se rendre en France, Espagne, aux États-Unis d’Amérique et en Italie. Tout au long de nos enquêtes, nous étions obligés de recourir à des comparses du fait que nous étions confrontés à un terrain nouveau où le dialogue avec un “Autre” par rapport à certains sujets est parfois difficile même si l’accès semble évident du fait de l’hospitalité qui caractérise le quotidien des populations.3
Avec l’aide des comparses, nous avions réussi à constituer des réseaux nous permettant d’heureuses rencontres et de sceller un climat de confiance avec des personnes-ressources : migrants, non migrants, enfants de migrants, enfants de non migrants, tuteurs, instituteurs, etc.
Le choix des interlocuteurs s’est fait au fur et à mesure que nous menions nos entretiens. Nous avons pu tirer le maximum d’informations pour arriver à des effets de saturation. Comme nous l’a démontré Olivier de Sardan (1995) « de chaque entretien naissent de nouvelles pistes, de nouveaux interlocuteurs possibles, suggérés directement ou indirectement au cours de l’entretien » (Sardan, 1995 : 62).
Les entrevues ont été axées sur les conditions de vie (alimentation, nutrition, santé, scolarisation, hygiène, environnement, eau potable, protection sociale, as- sistance sociale), sur l’accessibilité aux services sociaux de base, sur les risques (déperdition scolaire, échecs scolaires, mauvaise santé, etc.) et sur les systèmes sociaux de protection de l’enfant (structures de santé, scolarisation, inscription sur la liste d’état civil, loisirs).
En vue de mobiliser le maximum d’informations, nous avons essayé de voir si la proximité d’une école avec la famille de migrants ou de tuteurs d’enfants de migrants peut avoir une influence sur la scolarisation (fréquence, résultats, niveau d’étude en fonction de l’âge, etc.) de ces derniers.
Les difficultés rencontrées pour réaliser cette recherche sont nombreuses. À plusieurs reprises des rendez-vous ont été reportés par manque de temps de la part de nos interlocuteurs, à cet effet, nous étions de revoir notre plan de travail suivant les disponibilités des populations.
Etat de la question
Au Sénégal, avec l’ampleur des migrations internationales et internes, de plus en plus de ménages sont dirigés par des femmes à cause de longues absences masculines. L’ESAM 2 montre qu’au Sénégal, sur 100 ménages seuls les 19 sont dirigés par des femmes contre 81 pour les hommes. On peut constater qu’en milieu rural 22 ménages migrants sur 100 sont dirigés par des femmes, contre 12 pour les ménages non migrants, tandis qu’en milieu urbain 43 ménages migrants sur 100 sont dirigés par des femmes contre 25 pour les ménages non migrants.4 Les femmes migrent au même titre que les femmes mais avec des rythmes, effectifs et motivations différents.
Les travaux de Marie Boltz-Laemmel et Paola Villar (2013: 5), nous renseignent que les motifs principaux de migration sont clairement différents entre hommes et femmes : il s’agit de raisons d’ordre économique et professionnel pour les premiers, tandis que pour les secondes, elles sont d’ordre marital (schématique- ment, les jeunes épouses rejoignent le domicile de leur mari après la célébration du mariage ou la naissance du premier enfant). Ces divergences ne sont que le reflet de l’organisation budgétaire du ménage, structurée clairement en fonction du genre et justifiée par les coutumes ou la loi coranique: l’homme doit prendre en charge les besoins matériels de son épouse et de ses dépendants (Semin, 2007), même si cela nécessite de migrer, tandis que l’épouse doit assurer quotidiennement une gestion efficace de ces ressources au sein du foyer.
L’absence des hommes dans les espaces ruraux s’explique également par le processus de paupérisation dans le monde rural suite aux variations environnementales qui ont lourdement affecté les activités agricoles. Cette situation est aggravée par la faillite des cours mondiaux de certaines spéculations comme l’arachide moteur de l’économie des pays ouest-africains ou d’autres spéculations comme le coton dont les rendements ont fortement baissé eu égard à la pauvreté des sols. C’est ainsi que de nombreuses populations masculines originaires des régions de Louga, Diourbel, Kaolack, etc. ont rejoint les villes espérant y trouver du travail. Seulement, dans les villes, depuis les années 1980, les difficultés économiques caractérisées par un secteur industriel en crise ont occasionné des vagues de déflations et de départs volontaires (Fall, 2002).
Cette situation ne s’est pas estompée car les récessions économiques ont entraîné le désengagement progressif de l’Etat et de ses fonctions de régulations économiques (moins d’États, mieux d’État) et sociales (politiques de santé, de l’éducation formelle) occasionnant des restrictions majeures et des coupures budgétaires. Celles-ci ont entraîné une détérioration constante et continuelle des conditions de vie de la grande partie de la population sénégalaise. La politique de désengagement de l’État se traduit par la fin de la prise en charge des malades et des groupes les plus défavorisés, par une dégradation et une insuffisance des infrastructures sanitaires (postes de santé, maternités de proximités, etc.), par une aug- mentation du prix des médicaments, une faible couverture sanitaire et un difficile accès aux services sanitaires. « La majorité des adolescents éprouvent de grandes difficultés dans l’accès aux soins de santé et ne peuvent faire face aux coûts élevés des médicaments et des services de soins » (Diop, 2010: 62).
Ainsi, une bonne partie des revenus des migrants est transférée vers le pays d’origine pour servir à la satisfaction des besoins des familles et de leurs communautés. Au Sénégal, au niveau de l’axe Dakar-Thiès-Touba-Saint-Louis, les transferts les plus importants, en termes de fréquence et de montants, sont ceux envoyés par les migrants vers leur ménage d’origine dans le but de subvenir à la dépense quotidienne (Boltz-Laemmel et Villar, 2013: 10).
Dans le département de Kébémer au Sénégal, les migrants basés en Italie ont équipé plus de vingt villages en ambulances. Ils ont construit un collège d’enseignement moyen à Ndande et une vingtaine de classes dans les différents villages du département (Tall et Tandian, 2010).
Ce faisant, la migration a un impact bénéfique sur la scolarité et les résultats varient selon le sexe. Des études réalisées à El Salvador et au Sri Lanka ont constaté que les enfants qui sont originaires de familles qui reçoivent des envois de fonds sont moins victimes d’échec scolaire. Dans cette même perspective, Bryant (2005) soutient que les envois de fonds des migrants vers l’Équateur ont permis à de nombreux enfants de migrants régulièrement inscrits à l’école de connaître des perfor- mances scolaires. Des cas similaires sont constatés aux Philippines, où les envois de fonds sont utilisés pour envoyer les enfants des migrants dans les meilleures écoles privées (Bryant, 2005).
Toutefois, l’impact des transferts sur la réduction de la pauvreté varie avec la façon dont l’argent reçu est dépensé par le ménage. Les analyses des tendances d’utilisation des remises montrent que les transferts sont principalement utilisés pour acheter de la nourriture, des vêtements et de couvrir d’autres besoins de base (De la Garza et Lowell, 2002 : 3).
Certaines recherches constatent qu’il y a des disparités importantes dans la façon dont les hommes et les femmes utilisent les transferts de fonds : les femmes hiérarchisent les besoins de la famille tels que la nourriture, les vêtements, la maison, l’éducation et la santé, alors que les hommes ont souvent recours à des ressources d’épargne et de placements à de générer de plus grands avantages dans le futur» (Cortes, 2007: 21). Avec Demilio Ann Lucia et al., on peut noter qu’en Amérique latine et aux Caraïbes, « les ménages qui reçoivent les envois de fonds ont une meilleure nutrition, une bonne éducation, de meilleurs soins de santé (De- milio et al., 1990 : 11).
Des recherches soutiennent que la migration du père se traduisant par un apport de ressources souvent substantielles, le niveau de vie devient supérieur à celui des familles de non migrants.
Au Sénégal, selon Boltz-Laemmel et Villar (2013: 10), « les transferts se fondent sur des relations spécifiques entre envoyeur et receveur qui varient selon les dimensions suivantes : le genre, le lien familial partagé, le statut social acquis et enfin, le statut économique. La combinaison de ces dimensions conduit à différents profils de relations dyadiques entre membres du circuit du ménage d’origine, et aussi en dehors de celui-ci. Par ailleurs, le bénéficiaire des transferts n’est pas nécessairement un individu, il peut s’agir d’un groupe, tel que le ménage en totalité, ou de noyaux spécifiques ».
Au Portugal, les enfants restés bénéficient, selon leurs maîtres, de leçons et de cours de rattrapage extra-scolaires qui favorisent leur scolarité. L’importance attachée par les parents à l’école, et les sacrifices consentis sont des faits connus dans le cas des migrants et de leurs familles vivant à l’étranger. Cet investissement tant matériel que psychologique dans l’éducation, comme moyen d’échapper à la condition de migrants, serait alors une attitude générale, quel que soit le type de migration. Le contact avec d’autres modèles, lorsque le père résidait à l’étranger, peut aussi induire un changement dans les attitudes à l’égard de la scolarité, dont bénéficieraient notamment les filles (Guignard; Benallegue; Boudraa et al., 1981). L’absence, du père le plus souvent, crée un vide irrémédiable. Les enfants, ne pouvant en faire leur deuil, recréent un personnage mythique, situation qui les plonge dans un état d’irréalité peu propice à la construction d’une identité solide. Lorsque les deux parents sont absents, le même mécanisme d’idéalisation de la famille se produit, au détriment des grands-parents.
Les enfants se sentent généralement responsables du départ de leurs parents qui travaillent pour améliorer leur situation. Il en résulte un sentiment de culpabilité manifeste ou occulté. Mais il s’agit au moins en partie d’un transfert de culpabilité. En effet, les parents qui partent à l’étranger en « abandonnant » leurs enfants au pays invoquent l’argument qu’ils se sacrifient pour eux (Charbit et Bertrand, 1985). Au Mexique, une recherche montre que la santé générale des enfants diminue durant les premières années de la migration de leurs parents. Quelques années plus tard, elle s’améliore en partie parce que les envois de fonds permettent aux enfants d’avoir un meilleur accès aux soins de santé (Cortes, 2007: 16). Il est à signaler que les enfants laissés sont quelquefois victimes de stress psychologique et émotionnel, et une faible estime de soi, ce qui peut causer des dommages au développement global de l’enfant et sa socialisation (Bryant, 2005).
Qu’en est-il la situation au Sénégal ? Quels rôles jouent les envois d’argent pour entretenir les systèmes traditionnels de protection sociale ? Quelles sont les alternatives des migrants pour répondre aux besoins récurrents de leurs enfants ? Les envois des migrants favorisent-ils une amélioration de la situation scolaire et sanitaire des enfants restés dans le pays d’origine de leurs parents migrants ?
Cette situation ne peut-elle pas avoir un effet sur l’équilibre psychoaffectif des enfants ramenés ou restés au Sénégal ? Comment vivent-ils cette situation ? Comment réagissent-ils ?
Migrer pour se réaliser et soutenir ses proches restés au pays
La pauvreté, le sous-emploi, le chômage et la crise du secteur agricole (manque de terres cultivables, appauvrissement des sols, désertification progressive, manque d’eau, aléas climatiques) sont les déterminants de l’émigration à Louga. La recherche d’opportunités nouvelles d’ascension sociale et de promotion individuelle est à la base des départs. La quête d’un statut de quelqu’un qui a « réussi » aux yeux des proches et de la société en général est la première motivation.
La migration est perçue par les populations interrogées comme la voie la plus rapide et la plus efficace pour réussir, d’autant plus que l’agriculture est en crise sous l’effet combiné de la péjoration du climat et des difficultés de commercialisation, le tissu industriel régional est en faillite et les employés sont licenciés. Au cours de discussions, les populations soutiennent que le retour annoncé en grande pompe vers l’agriculture, pose la lancinante question de la pauvreté des sols et de la baisse des rendements agricoles.
Je suis parti en Italie parce que l’agriculture ne marchait pas du tout au village. On investissait beaucoup d’argent pour ne gagner que peu d’argent. Les pluies devenaient de plus en plus rares tandis que nos familles agrandissaient ! Pour moi et bien d’autres populations de Mbenguène, la migration était devenue l’unique alternative pour s’en sortir (Mor, 32 ans, Migrant, Mbenguène, 11 novembre 2011).
Certaines populations sont parties, non pas par faute d’emploi, mais du fait de l’impossibilité de réaliser leurs ambitions avec leurs revenus. Certaines catégories socioprofessionnelles jusqu’alors épargnées par les départs comme les employés de l’administration, les enseignants et les ouvriers émigrent de plus en plus. Pour S. Sissokho :
La fonction publique n’offre aucune possibilité de carrière ce qu’il y a de pire dans tout ça, c’est qu’au bout de 15 années de dévotion à une tâche, je ne suis pas parvenu à épargner de l’argent pour au moins avoir une maison, en plus de cela, on se retrouve avec une retraite de misère. À cause de cela, j’ai préféré quitter l’administration pour migrer. (Sissokho, 1995 : 34)
Devant l’accumulation financière rapide des migrants, icônes de la réussite, le statut d’agent de l’Etat est dévalorisé. Tout se passe comme si la réussite sociale passait par la migration. C’est pourquoi selon Fall, un photographe : « L’émigration est la solution unique, une aubaine pour les jeunes du pays qui ne gagnent pas ou qui gagnent mal leurs vies dans des emplois précaires et faiblement rémunérés » (Pierre Mouran, 11 novembre 2011).
Cette faiblesse des revenus et l’augmentation sans cesse du coût de la vie sans un ajustement entre les deux phénomènes, décourage beaucoup de travailleurs et les incitent au départ malgré un emploi fixe dans le pays.
Dans l’imaginaire populaire wolof, la migration est assimilée à une réussite assurée. Elle est perceptible à travers la symbolique des quatre « T », à savoir, « Touki », « Tékki », « Tééd », « Terralé »5 littéralement « Partir », « S’en sortir », « Gagner de l’argent », « Aider sa famille et ses proches ». Ainsi, migrer est perçu comme la voie à entreprendre pour se réaliser. Malgré l’incertitude sur les conditions d’existence à l’extérieur, l’engouement pour la migration reste très prégnant, comme en témoignent les propos de Cissé, un commercial rencontré à Louga: « La migration vaut mieux pour moi que tout ce que je peux disposer sur terre. Ici je n’ai que mon corps, mais mon cœur et mon esprit sont déjà en Europe. Je ne vois rien d’autre que partir parce qu’ici, sans argent, personne ne te respecte ».
Pour gagner en estime aux yeux des autres, de nombreux candidats à la migration sont obligés quelquefois d’abandonner leurs précédentes activités professionnelles au profit d’un départ. À Mbenguène et à Niomré, des personnes interrogées soutiennent avoir abandonné leurs précédentes activités au profit du voyage car elles n’arrivaient pas à subvenir à leurs besoins:
« Mon mari est parti en Italie parce qu’il avait des problèmes pour trouver du travail au Sénégal. Avant son voyage, il faisait de la débrouillardise au Port Autonome de Dakar où il exerçait le métier de gardien. Il aurait bien aimé rester au Sénégal mais avec la situation de l’emploi qui était difficile il est parti comme tous les hommes qui ne souhaitent pas voir leur famille souffrir » (Binetou, 34 ans, Tutrice et femme de migrant, Mbenguène, 12 janvier 2012).
Ces situations laissent penser que certains candidats à la migration sont des «working poors», c’est-à-dire des travailleurs avec des bas salaires, le plus souvent dans des secteurs précaires.
Dans le cas des migrations internes comme internationales, les Sénégalais (les hommes principalement) cherchent via la migration de meilleures opportunités de travail et de revenu que celles trouvées dans leur localité d’origine. Ils peuvent, soit changer de secteur d’activité (cas des agriculteurs migrant vers le secteur urbain), soit migrer vers des localités (au Sénégal ou à l’étranger) où l’exercice de leur profession leur permettrait de profiter des différentiels de rendements (Boltz- Laemmel et Villar, 2013: 107).
À partir des réponses fournies par les enfants de migrants et leurs tuteurs, nous constatons que la majorité des migrants de Louga et de Kébémer s’est rendue en Italie (55 % selon les tuteurs et 38 % selon les enfants de migrants). Cette destination précède France qui mobilise 20 % aussi bien du point de vue des tuteurs que des enfants de migrants. L’Espagne une destination récente, vient en troisième position et mobilise 15,6 % selon les tuteurs et 12 % selon les enfants des migrants. Pour les destinations africaines, il y a l’Afrique du Sud et la Mauritanie qui mobilisent chacune d’elle 4 %.
Malgré les liens historiques, culturels et linguistiques avec la France, de nombreux migrants sénégalais ont préféré se rendre en Italie ou en Espagne. La France, est perçue par les candidats à la migration comme étant une destination où les politiques migratoires sont peu flexibles et contraignantes contrairement à d’autres pays européens.
Il faut tout de même signaler que les migrations des populations de Louga et de Kébémer sont de longues durées. Par conséquent, des enfants de migrants soutiennent que leurs parents ont vécu à l’étranger pendant plus de 14 ans. Toutefois, seuls 2 % des enfants estiment que la durée du voyage de leurs parents est comprise entre 4 et 6 ans ou également moins de 4 ans.
Ces différentes informations nous renseignent également que de nombreux enfants de migrants restent durant de longs moments sans voir leurs parents ainsi ils sont plus habitués à vivre avec leurs tuteurs en outre la périodicité.
Des envois d’argent pour améliorer la vie des familles de migrants
Au cours de nos enquêtes, des enfants et leurs tuteurs nous rappellent les pays d’établissement de leurs parents migrants. Ils nous informent également sur le nombre d’enfants qui sont à la charge des tuteurs. D’abord, pour ce qui est des enfants à la charge des tuteurs, un nombre de 3 à 4 enfants semble faire autorité soit un pourcentage de 36,7 %. Cette classe est suivie par celle de 1 à 3 enfants avec 16,3 %. Les classes de moins de 1,5 enfants, 4 à 5 enfants, 6 à 7 enfants et 9 enfants et plus suivent avec respectivement chacune 10,2 %. Et la classe 7 à 9 enfants représente 6,1 %. Cela n’est pas un fait incongru car la plupart des tuteurs sont apparentés aux migrants. Dans les zones où nous avons effectué nos enquêtes, un milieu rural, la structure familiale reste dominée par la famille étendue. La quasi-totalité des enfants sont pris en charge par leurs parents : oncles, tantes, etc. En partie, cette situation explique le nombre important d’enfants pris en charge par des tuteurs.
Ensuite, concernant les destinations migratoires des parents d’enfants à la charge de tuteurs, l’Italie occupe la première place (55,6 %). Elle est suivie par l’Espagne (20 %) et la France (15,6 %). L’Arabie Saoudite, l’Australie, la Côte d’Ivoire et les États-Unis d’Amérique mobilisent chacun 2,2 %. Il faut déduire de ce classement que l’Italie et l’Espagne sont associées depuis quelques décennies à la réussite sociale et au prestige. Ce sont des destinations qui permettent aux migrants naguère sans qualification professionnelle de trouver plus couramment un emploi.
Enfin, les personnes en charge de la garde des enfants des migrants sont âgées en majorité entre 30 et 40 ans et regroupent 53,1 % des personnes interrogées tandis que celles âgées entre 40 à 50 ans regroupent pour sa part 18,4 %. Les tuteurs ayant plus de 50 ans réunissent 10,2 % contre 8,2 % pour ceux ayant entre 20 à 30 ans.
Outre le profil d’âge, des tuteurs nous informent sur le rique de vulnérabilité, la possession de fiche d’état civil, etc. des enfants de migrants qui sont à leur charge. En effet, s’agissant de la possession d’un acte d’état civil, nous remarquons que tous les enfants de migrants en disposent. En effet, au Sénégal, depuis quelques années les populations ont intégré la culture de la déclaration de naissance sous l’effet de plusieurs facteurs liés aux activités de sensibilisation, à la décentralisation de l’appareil administratif et à l’obligation d’avoir ce document administratif pour inscrire un enfant à l’école.
Concernant les personnes ayant fait la déclaration de naissance de l’enfant, nous constatons que les parents (père/mère) représentent 67,7 % contre 17,9 % pour l’oncle, 10,2 % pour la tante et seulement 3,1 % pour les grands-parents. Cette distribution est symptomatique en ce sens qu’elle nous renseigne sur le fait que les parents, le père en l’occurrence, sont considérés comme ceux-ce qui doivent déclarer l’enfant.
S’agissant de la fréquentation des structures sanitaires, nous constatons auprès des personnes interrogées une réponse positive équivalant à 95,9 % des pourcentages contre 2 % seulement de réponses négatives. De telles informations nous confirment à quel point les populations interrogées s’attachent à la médecine moderne et aux structures de santé.
Ensuite, pour ce qui concerne la personne en charge des frais médicaux, nous remarquons que les propres parents des enfants viennent en première position avec 46,9 % tandis que les tuteurs représentent 22,4 % des personnes interrogées. À cela, nous pouvons en déduire que c’est au parent que revient la responsabilité de prendre en charge la santé de sa progéniture. Et les fonds envoyés couvrent plus que les dépenses alimentaires, les frais médicaux.
Par ailleurs, les tuteurs (oncle, tante, grands-parents, etc.) jouent un rôle indispensable dans la santé des enfants qui sont à leur charge. Pour soutenir cette idée, nous rapportons les propos de ce tuteur d’enfants de migrants qui affirme avec fierté :
Les enfants qui ont leurs parents à l’étranger et qui vivent sous ma tutelle se portent bien parce que leurs parents mettent les moyens pour assurer leurs besoins quotidiens. Si un enfant parmi eux tombe malade, je le conduis à l’hôpital et lorsque le médecin lui prescrit une ordonnance je l’achète immédiatement et j’informe ses parents. (Moussa, 46 ans, Tuteur, Mbenguène. 15 février 2012)
Il faut tout de même signaler que les transferts financiers des migrants constituent une manne financière importante surtout à la suite de la dévaluation du FCFA, la monnaie locale, intervenue en janvier 1994. Cela a encouragé la diversification des modes de transfert d’argent. À ce jour, on assiste à l’amorce d’un processus de formalisation avec des banques qui s’adaptent pour capter la manne financière des migrants par une intermédiation avec les institutions financières étrangères. Les systèmes bancaires rigides s’adaptent aux besoins des transferts d’argent des migrants en termes de simplicité et de rapidité. Certaines banques au Sénégal ont engagé des innovations pour la mobilisation de l’épargne des migrants.
Ce faisant, les transferts de fonds constituent la principale source de revenus car non seulement ils contribuent au rééquilibrage des rapports villes/villages et au désenclavement des campagnes mais ils permettent aux familles de migrants de subvenir à leurs besoins tels que les soins de santé, l’accès à l’eau potable, l’éducation des enfants, etc.
Ainsi, les dépenses d’entretien constituent le premier poste de dépense des transferts des migrants. L’orientation des fonds vers la satisfaction des besoins familiaux et l’amélioration des conditions de vie des ménages est perçue comme une limite de la rationalisation des retombées de la migration. Les autres destinations des transferts sont essentiellement l’acquisition de terrains et de logements, les investissements communautaires collectifs de migrants organisés en associations. Dans beaucoup de zones de départ, les migrants se sont positionnés en pourvoyeurs d’équipements collectifs se substituant ainsi à l’autorité publique. Il s’agit pour les Etats de recueillir cette manne et de l’orienter vers l’investissement dit productif.
Sur la base des enquêtes effectuées, nous constatons un lien entre la source de l’eau consommée et les transferts de fonds. En clair, pour la source de l’eau consommée, nous remarquons que le robinet représente 67,3 % tandis que le forage constitue 32,7 %. Cela témoigne qu’aujourd’hui, la Société Des Eaux, compagnie nationale de distribution d’eau, a réussi à se généraliser dans toutes les localités sénégalaises à quelques exceptions près.
Dans les départements de Louga et de Kébémer, une grande partie de personnes enquêtées reconnaît utiliser l’eau du robinet. Cependant, dans certaines zones rurales où l’accès à l’eau potable pose problème, des migrants jouent un rôle essentiel pour la mise en place de forages.
Les informations collectées nous révèlent que 61,2 % des personnes interrogées ont accès à une source d’eau potable grâce à l’argent envoyé par les migrants contre 38,8 % qui répondent par la négation. En effet, à y voir plus clair, avec l’accès à l’eau potable, la migration est un moyen de « déclassement et de reclasse- ment » c’est-à-dire elle permet à certaines familles d’échapper à une situation vul- nérable et d’échapper aux maladies liées à une consommation d’eau non potable.
Des données quantitatives qui font le rapport entre la réception d’argent de la part des parents, la périodicité et la répartition des besoins montrent qu’à 95,9 % les familles, interrogées dans les départements de Louga et de Kébémer, reçoivent de l’argent des migrants contre 4,1 %. En plus, 93,9 % des personnes interrogées soutiennent recevoir de l’argent de la part des migrants chaque mois contre 2% des personnes qui affirment n’en recevoir que tous les deux mois.
Ces informations nous révèlent que ce sont les migrants qui prennent en charge la famille de façon périodique pour l’achat de l’alimentation et des autres besoins de la famille. Ces envois d’argent de manière périodique expliquent également pourquoi des migrants laissent la plupart leurs enfants dans leur famille d’origine sous le tutorat de leurs parents ou celui de leurs conjoints.
Parallèlement les enfants des migrants bénéficient de bien d’autres privilèges par rapport aux enfants de non-migrants. Ils soutiennent recevoir de leurs parents de l’argent pour leurs besoins quotidiens (76 %), des habits (14 %), des bijoux (6 %) et des jouets (2 %).
Il est clair qu’avec un contexte socio-économique difficile au Sénégal, les envois d’argent des migrants contribuent pour beaucoup à la réduction de pauvreté. Ils permettent aux familles de migrants de « bien se nourrir », de « bien se vêtir » et d’« occasionner par conséquent une certaine envie aux yeux des autres » comme en témoignent les propos édifiants d’une alphabétisatrice :
Les enfants qui ont leurs parents à l’étranger sont plus à l’aise que les autres. Déjà c’est visible au niveau vestimentaire ! Si un enfant est issu d’une famille pauvre et qu’il ne s’habille pas bien comme ses camarades, cela risque de compromettre ses études car il peut développer un complexe. C’est pour cette raison qu’à Mbenguène le directeur d’école a pensé trouver des uniformes à tous les élèves ! Je pense que c’est une excellente chose. Je parle en connaissance de cause car l’habit fait le moine surtout en milieu rural. (Ndèye Coumba, 32 ans, Alphabétisatrice, Mbenguène. 16 novembre 2011)
Nos enquêtes nous révèlent que 56 % des tuteurs soutiennent qu’il existe une influence de la présence des parents sur les études de leurs enfants tandis que 44 % défendent le contraire. Ensuite, 84 % des enfants de migrants interrogés affirment que leurs résultats scolaires seraient meilleurs s’il y avait la présence de leurs parents contre seulement 16 % qui défendent une opinion contraire même si 82% des enfants de migrants reçoivent des fournitures scolaires contre 12 % qui disent ne rien recevoir.
Nous pouvons établir un lien entre l’impact de l’absence des parents sur la scolarisation des enfants laissés, l’appréciation des résultats scolaires en relation avec la présence des parents et l’envoi de fournitures par les parents dans la mesure où l’envoi de fournitures scolaires détermine plus ou moins l’influence des parents sur les études. Il faut rappeler que des enfants de migrants disent recevoir des matériels didactiques nécessaires. À cela, il convient d’ajouter que la majorité de ces enfants ont leurs parents migrants qui payent l’ensemble de leurs frais de scolarisation (inscription, uniformes, manuels, etc.). Un migrant, à Mbenguène, nous affirme que :
Nos enfants ne manquent de rien ! Du côté de l’alimentation et de l’habillement, on ne pourra pas trouver mieux dans les autres villages […] les résidents de Mbenguène sont très à l’aise contrairement à d’autres. Entre les enfants de migrants et ceux des non-migrants, il y a certes une différence dans leur style de vie mais ce n’est pas très frappant. (Ablaye, 69 ans, Migrant, Mbenguène. 16 janvier 2012)
Les propos d’une personne interrogée confirment que les envois d’argent font la différence entre les familles des migrants et celles des non migrants :
Mon papa prend en charge notre scolarisation sur tous les plans. Jusqu’à la réussite à mon bac, il était la personne qui prenait en charge ma scolarisation. Je n’ai jamais fréquenté une école privée. Dès l’ouverture des classes, il nous envoie de l’argent pour les inscriptions et les fournitures scolaires. Parfois, il communique à un commerçant qui nous livre les fournitures scolaires. (Serigne Modou, 19 ans, Fils de migrant, Darou Mousty. 15 février 2012)
Il convient de préciser que la plupart des enfants de migrants sentent l’incidence de l’absence du parent sur leurs résultats scolaires. En effet, au-delà de l’aspect psychologique que peut jouer la présence du parent (père ou mère), le contact physique permet un suivi quotidien de l’enfant. Parallèlement, il faut signaler que certains événements scolaires (fêtes scolaires, convocation des parents, remise des prix ou de bulletins de notes, etc.) rappellent souvent à l’enfant du migrant l’absence de son parent. C’est pour cette raison d’ailleurs que durant ces événements scolaires certains enfants de migrants envient leurs camarades qui vivent avec leurs parents.
Conscients de l’influence de leur absence, des parents font recours aux technologies de l’information et de la communication pour se rapprocher de leur progéniture. Des femmes de migrants rencontrées au cours de nos enquêtes soutiennent :
Mon mari appelle une ou deux fois par semaine mais aussi il se connecte presque chaque jour pour discuter avec les enfants. Ils communiquent longuement par skype pour demander leurs résultats scolaires. (Fatou, 36 ans, Femme de migrant, Guéoul. 13 november 2011)
Il y a une différence entre les enfants dont les parents sont au Sénégal et ceux qui ont leurs parents à l’étranger parce que la présence du père ou de la mère joue un rôle important pour l’éducation de l’enfant. Pour mes enfants, l’absence de leur père ne pose pas de problème. Ils vivent comme si leur papa était à leurs côtés. Grâce à skype, mon mari appelle chaque jour, le soir, pour discuter avec ses enfants. (Ndèye Fama Sarr, 29 ans, Femme de migrant, Louga. 18 février 2012)
En termes d’avantages matériels, des enfants de migrants évoquent également dormir sous une moustiquaire imprégnée grâce aux envois d’argent de leurs parents. Ils sont 68 % contre 32 %. En effet, la généralisation de la moustiquaire imprégnée dans les foyers sénégalais doit beaucoup aux campagnes de sensibilisation anti-paludisme, aux dons faits par les ONGs, aux associations caritatives et aux centres de santé, mais surtout à la réduction de son prix d’achat. À cela s’ajoute aussi la prise de conscience de certains parents. Au cours de nos enquêtes, un enfant de migrant nous signale :
Pendant l’hivernage, mon père s’inquiète beaucoup pour notre état de santé. Il appelle presque tous les jours pour demander si tous les membres de la famille se portent bien. Nous dormons sous des moustiquaires imprégnées, mais il y a quelques-uns de mes frères qui préfèrent les ventilos pour chasser les moustiques. (Serigne Modou, 19 ans, Fils de migrant, Darou Mousty. 11 décember 2011)
S’agissant de l’équilibre psychologique, 62 % des enfants des migrants déclarent que leur état n’est pas meilleur que celui des autres enfants. Ils soutiennent que leur état psychologique pourrait fléchir à cause de l’absence de leurs parents mais reconnaissent que les cadeaux reçus de la part de leurs parents migrants constituent un réconfort psychologique. Des parents migrants ont compris raison pour laquelle ils ne “lésinent” pas sur les moyens pour combler leurs enfants de cadeaux en espérant que ces derniers ne leur reprochent pas leur absence à côté d’eux.
Parallèlement aux envois de cadeaux, des parents, en situation migratoire, appellent au téléphone de façon fréquente leur famille pour apporter un certain confort moral nécessaire à l’état psychologique de leurs enfants. Sokhna, une fille de migrant nous confirme cela par les propos qui suivent:
Sur le plan psychologique, moi et mes frères, nous ne sentons pas tellement l’absence de papa car il nous appelle presque toutes les semaines. Il nous demande si nous travaillons bien à l’école ou si nous avions besoin de quelque chose. (Sokhna, 17 ans, Fille d’un migrant, Ndiagne. 26 november 2011)
Malgré les efforts mobilisés par les parents, des enfants estiment être nostalgiques d’eux. Nous constatons que 98 % des enfants enquêtés éprouvent une nostalgie à l’endroit des parents migrants contre seulement 2 %. Le sentiment de nostalgie manifesté par les enfants de migrants doit être mise en relation avec la durée du séjour du parent à l’étranger. Nous constatons que c’est la longue durée du séjour effectuée par le migrant qui impacte sur le sentiment de nostalgie de l’enfant. Des enfants de migrants soutiennent que leurs parents sont partis à l’étranger avant leur naissance et quand certains sont de retour ils ne restent pas plus de deux mois au Sénégal.
Prenant en considération l’épanouissement des enfants de migrants en comparaison avec d’autres, nous constatons que 52 % des premiers affirment « être épanouis » contre 48 %. Ces informations montrent que l’épanouissement dépend du rapport que les enfants ont avec leurs parents ou leurs tuteurs. La plupart des enfants de migrants vivent avec leurs parents (le père ou la mère mais pas avec les deux conjoints) ou avec de proches parents qui sont leurs tuteurs (grands-parents, tantes ou oncles).
Pour mieux appréhender l’état de santé des enfants de migrants, nous avons cherché à croiser diverses variables à savoir la fréquentation d’une structure de santé, la prise en charge des frais de consultation et l’obtention d’un carnet de santé. En effet, tous les enfants de migrants interrogés disent fréquenter une structure sanitaire en cas de maladie. D’ailleurs, la prise en charge de leurs frais médicaux est assurée à 54 % par les parents migrants et à 44 % par leurs tuteurs.
Concernant la détention d’un carnet de santé, 32 % des enfants de migrants disent en avoir contre 68 %. Ces informations témoignent de l’attention que les populations locales des départements de Louga et d Kébémer portent à la médecine moderne, mais aussi du rôle que jouent les envois d’argent pour couvrir les besoins sanitaires des enfants de migrants. Par ailleurs, il faut ajouter que les tuteurs jouent aussi un rôle clé en veillant sur la santé des enfants qui sont à leur charge. Il arrive également que des tuteurs amènent des enfants qui sont à leur charge dans des structures sanitaires se trouvant dans d’autres localités. Un médecin interrogé à Guéoul nous confirme cela par ces propos :
Pour la fréquentation des patients à l’hôpital, je dirai qu’on voit rarement les enfants de migrants venir se soigner. Leurs mères préfèrent aller à Louga, à Kébémer, à Dakar, etc. pour soigner leurs enfants. Nous les voyons que lorsqu’il y a des cas d’urgence […] Des familles de migrants préfèrent se rendre dans les structures de santé privées qui sont dans les autres régions. (Mass, Médecin à Guéoul. 28 november 2911)
Si des enfants de migrants sont amenés par leurs tuteurs loin de chez eux pour être soignés c’est parce que ces derniers reconnaissent les limites du plateau médical de leur lieu de résidence. Cette possibilité de se rendre ailleurs à la recherche d’une meilleure structure médicale n’est possible que grâce à l’argent envoyé par les parents migrants. Il faut signaler que des tuteurs soucieux de l’état de santé des enfants qui sont à leur charge prennent des initiatives en cas d’urgence et informent les parents par la suite. Au cours d’une discussion, Moussa, un tuteur résidant à Mbenguène nous informe :
Les enfants qui ont leurs parents à l’étranger et qui vivent sous ma tutelle, vivent bien parce que les parents mettent les moyens pour assurer leurs besoins quotidiens. Ils n’ont pas de protection sociale ni de carte maladie. Si un enfant tombe malade, on le conduit à l’hôpital et lorsque le médecin lui prescrit une ordonnance je l’achète immédiatement. (Moussa, 46 ans, Tuteur, Mbenguène. 30 november 2011)
Deux tutrices rencontrées à Ndiagne et à Mbenguène nous signalent que c’est par téléphone qu’elles informent les parents des enfants qui sont à leur charge en cas de maladie :
Il m’arrive d’appeler le papa au téléphone quand un enfant est malade à la maison, pour lui demander d’envoyer de l’argent afin de payer les médicaments. (Diarra, 47 ans, Tutrice, Ndiagne. 1 décember 2011)
Lorsqu’un enfant est malade, il est conduit au dispensaire. Parfois le médecin nous de mande de le conduire à Kébémer ou à Thiolome. Dans de tel cas, j’appelle le papa pour lui expliquer la situation. C’est le cas d’un des enfants ! Quand le papa est informé, il ne reste pas plus de deux jours sans appeler au téléphone pour prendre des nouvelles du petit ! (Rokhaya, 41 ans, Tutrice, Mbenguène. 3 décember 2011)
Il faut également signaler que l’achat de médicaments, la détention d’un carnet de santé, les visites médicales dans des structures spécialisées autres que celles du lieu de résidence, etc. expliquent en partie qu’il existe une différence au niveau du taux mortalité entre les enfants de migrant et ceux des non-migrants :
Il y a une petite différence au niveau du taux de mortalité entre les enfants de migrants et ceux des non-migrants, mais ce n’est pas très remarquable parce qu’il y a des familles de non-migrants qui s’occupent bien de la santé de leurs enfants. Elles ne sont pas nombreuses mais il existe. Vous savez la santé coûte tellement chère ! (Aïssata, 29 ans, Tutrice, Guéoul. 4 décember 2011)
De ces propos, nous constatons que les risques de vulnérabilité des enfants sont occasionnellement liés aux ressources financières auxquelles disposent leurs tuteurs et leurs parents. À la question posée aux parents non-migrants, “Enviez-vous des migrants ?” 42 % répondent “Oui” et 32 % d’eux affirment le contraire. Des raisons de cette envie, les non-migrants citent l’argent (36,4 %), la maison construite et la voiture possédée qui représentent chacune 31,8 %. En plus des envies, des nonmigrants estiment que leurs enfants pourraient avoir une meilleure scolarisation (64 %), une meilleure santé (24 %), une meilleure alimentation (16 %) et de meilleurs loisirs (2 %). Ces informations révèlent le caractère fantasmagorique de la migration chez les non-migrants. Nous constatons que l’acquisition de biens matériels (argent, voitures et maisons) motive l’envie de migrer des non-migrants. Il faut également préciser que les non-migrants sont conscients de l’influence que l’argent peut avoir sur la scolarisation, la santé, l’alimentation et les loisirs de l’enfant.
Accès à la protection sociale « formelle » et « informelle »
La question de la protection sociale des enfants de migrants constitue un problème fondamental. Si l’assurance maladie est essentielle, nous nous rendons compte qu’elle est souvent méconnue par les populations enquêtées. Malgré quelques cas isolés, de nombreuses populations interrogées manifestent un réel manque d’information à propos de l’assurance maladie. À Ndiagne, par exemple, un mi- grant nous affirme avec désolation :
En ce qui concerne leur état de santé, ils sont bien suivis. Ils se rendent au poste de santé quand le besoin se fait sentir. Quand on leur prescrit une ordonnance, je l’achète moimême et en mon absence la maman s’en occupe. L’assurance maladie, on ne la connaît pas encore à Ndiagne. Nous avons un poste de santé et pour se faire soigner on achète un ticket. C’est tout ! (Bassirou, 49 ans, Migrant, Ndiagn. 12 janvier 2012)
Nous pouvons faire remarquer également que la souscription d’une assurance maladie est quelquefois faite par le biais de l’école. C’est ce que nous révèle une fille de migrant originaire de Darou Mousty mais inscrite dans une école de santé à Dakar.
J’ai une assurance maladie parce que je fais une formation en médecine dans une école privée à Dakar. Les autres membres de ma famille n’ont pas d’assurance maladie. J’ai cette assurance parce qu’on l’exige dans mon établissement. (Biguë, 18 ans, Fille de migrant, élève en Médecine, Darou Mousty. 13 janvier 2012)
La récente crise financière a une réelle influence sur la santé des enfants de migrants. Des migrants affectés par le chômage sont de moins en moins prompts à envoyer de l’argent pour des frais médicaux. Un médecin rencontré à Darou Mous- ty affirme :
La santé des enfants de migrants pose problème parce que de nombreux migrants vivent dans des conditions très difficiles à l’étranger à cause de la crise économique. Certains tardent à réagir quand la famille a besoin d’argent pour acheter des médicaments, pour payer de soins à l’hôpital ou pour des analyses à faire à Dakar. Avec la crise économique, la priorité des migrants est d’envoyer de l’argent pour l’achat de nourritures ! (Médecin Général, Hôpital de Darou Mousty. 14 janvier 2012)
Malgré ces difficultés signalées à Darou Mousty, des populations à Niomré nous confirment le rôle important des migrants dans les mécanismes traditionnels de la protection sociale. Mbargou, un migrant, nous signale :
Avec les cotisations versées à la caisse villageoise, des migrants ont pu recevoir un soutien financier pour acheter leur billet d’avion mais également pour avoir un peu d’argent pour leurs familles restées à Niomré. La caisse villageoise a joué un rôle important à Niomré tout le monde peut vous témoigner cela ! Des enfants, des femmes, de personnes qui étaient dans le besoin ont pu acheter leurs médicaments grâce au soutien de la caisse villageoise. Il est vrai qu’avec la crise financière la caisse a moins d’argent qu’avant mais elle continue à soutenir des compatriotes qui sont dans le besoin ! (Mbargou, 52 ans, Migrant, Niomré. 25 janvier 2012)
Pour confirmer les propos de ce migrant, nous pouvons à titre d’informations, prendre à témoin des associations qui œuvrent pour une meilleure protection sociale des populations locales. L’association des migrants de Niomré -qui date de 1978- fait partie de l’une des premières associations des migrants de la région de Louga est ouverte à l’ensemble des fils du village de Niomré établis à l’étranger. Elle a pour objectif de développer l’entre aide entre les migrants de la localité, mais aussi, l’appui à la mise en place d’infrastructures dans le village.
Les différents projets réalisés par l’association ont été financés grâce aux cotisations de ses membres. Aujourd’hui, l’association compte quelques 800 membres qui s’impliquent activement dans les résolutions des problèmes socioéconomiques de la localité. Elle œuvre pour le développement de Niomré en s’intéressant particulièrement aux domaines sanitaire et religieux. À son actif, l’association des migrants de Niomré a pris en charge le fonctionnement du centre et le personnel (infirmier, sage femme, chauffeur, ambulance). Elle s’est occupée également de la réhabilitation du centre de santé, de la construction de la grande mosquée, des achats d’ambulances et de médicaments, etc.
Cette association œuvre au même titre que l’association Self-Help de Louga qui participe à des actions de développement communautaire depuis sa création en 2001. À présent, l’association compte quelques 3.000 membres qui cotisent chacun 23.580 FCFA (36 Euros) par année. L’association a entamé des investissements dans le secteur agricole à travers un financement d’une valeur de 35 millions FCFA (53.435 Euros) de la Commune de Faenza.
L’association Self-Help de Louga compte, avec l’appui du projet Initiatives de co-développement, orienter ses actions, jusque-là limitées au secteur de la santé, vers les autres secteurs que sont l’éducation, la formation, l’hydraulique villageoise et les activités génératrices de revenus.
Les actions communautaires des migrants, bien que diversement appréciées par les populations souffrent d’une absence de coordination entre les associations de migrants, les autorités politiques et les populations locales dans les départements de Kébémer et de Louga. Avec l’inexistence d’une convention en matière de protection sociale, de nombreux migrants sont obligés de payer les frais de soins de santé de leurs familles dans leur pays d’origine bien qu’ils s’acquittent de leur souscription dans leur pays d’établissement.
Pour rappel, le Sénégal est lié à plusieurs pays par des conventions de Sécurité Sociale. Outre la Convention avec la France, le Sénégal a signé et ratifié cinq conventions avec le Cameroun, le Gabon, le Cap Vert, le Mali et la Mauritanie. Il convient cependant de signaler, qu’à ce jour, seule la Convention franco-sénégalaise de Sécurité Sociale fait l’objet d’une application réelle.
Conclusion
Pour conclure, nous pouvons rappeler que certaines recherches constatent qu’il y a des disparités importantes dans la façon dont les hommes et les femmes utilisent les fonds envoyés par les migrants tout en soutenant que les ménages qui reçoivent les envois de fonds ont une meilleure nutrition, une bonne éducation et de meilleurs soins de santé. Ainsi, la migration se traduisant par un apport de ressources souvent substantielles, le niveau de vie des familles de migrants est devenu supérieur à celui des familles de non migrants.
En termes précis, il faut noter qu’avec la migration des parents, les envois de fonds ont eu des impacts positifs à divers niveaux. Aussi bien sur le plan des fami- lles que des communautés, nous avons pu constater que les envois de fonds ont aidé les populations bénéficiaires à éviter l’extrême pauvreté. Ils ont permis aux familles de migrants de réduire les risques de vulnérabilités auxquels de nombreux enfants étaient exposés. Les revenus des ménages après la réception des envois de fonds sont utilisés pour les besoins quotidiens (santé, scolarisation, accès à l’eau, etc.).
Nos recherches nous ont également permis de comprendre que les envois de fonds ont fait diminuer la mortalité infantile et améliorer la santé des enfants en renforçant les ressources des individus et l’accès aux services de santé.
Parallèlement d’autres recherches mentionnent que l’absence du père crée un vide irrémédiable. Les enfants, ne pouvant pas faire le deuil, recréent un per- sonnage mythique, une situation qui les plonge dans un état d’irréalité peu propice à la construction d’une identité solide. Les enfants laissés au pays d’origine sont victimes de stress psychologique et émotionnel, et une faible estime de soi, ce qui peut causer des dommages au développement global de l’enfant et sa socialisation.
En outre, à cause de l’absence des parents, des enfants de migrants sont quelquefois privés de leur droit de grandir avec leurs parents, d’affection et de protection. Souvent dans une situation de nostalgie, ils souffrent de manque de modèles qui est un élément fondamental de la socialisation primaire. Pour certains enfants de migrants cette situation a eu un effet négatif sur leur parcours scolaire et leur développement émotionnel
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Notes