Résumé: Partant des impasses de l’autorité naturelle dans la relation d’enseignement, cet article approfondit la dimension « avoir de l’autorité » qui concerne la part de subjectivité que chaque professeur engage dans cette relation. En se plaçant du point de vue d’un sujet enseignant qui construit son propre rapport à l’autorité en s’engageant dans un processus d’autorisation de soi, l’auteur observe le travail de la subjectivité à l’œuvre dans la relation d’enseignement traversée par la problématique de l’autorité, à travers deux vignettes cliniques. Dans leur prolongement, il situe l’enjeu d’un tel travail, la construction d’une posture professionnelle plus pérenne, adéquate, en convoquant la notion de cadre éducatif qui concerne prioritairement l’ « avoir », à l’articulation de l’histoire personnelle et de la posture professionnelle. Des objets de travail pour la formation se dégagent : le rapport à cette histoire, à soi et aux autres, au savoir ; le retour sur les figures d’enseignants qui habitent le professeur.
Mots clés:Relation d’enseignementRelation d’enseignement,AutoritéAutorité,Processus d’autorisationProcessus d’autorisation,SubjectivitéSubjectivité.
Abstract: Starting from the impasse of natural authority in the educational relationship, this article focuses on the dimension of “having authority”, which concerns the part of subjectivity each teacher engages in the educational relationship. Situating himself from the point of view of a teaching subject who builds her or his relation to authority by engaging in a process of self authorization, the writer of this article observes in two clinical vignettes how subjectivity is at work in the educational relationship as it is linked with the question of authority. Then to situate what is at stake in this subjective process – constructing a more adequate and sustainable professional posture – the article examines the notion of educational framework as it deals primarily with “having” and how this connects with a teacher’s personal background and professional posture. Questions to address in training are thus the following: the relations to one’s personal story, to oneself, to others and to knowledge; analysing teachers’ figures inspiring trainee teachers.
Keywords: Educational relationship, Authority, Authorization process, Subjectivity.
Resumo: Partindo dos impasses da autoridade natural da relação docente, esse artigo aprofunda a dimensão “ter autoridade” que concerne à parte subjetiva que cada professor engaja nessa relação. Colocando-se do ponto de vista de um sujeito ensinante que constitui sua própria relação de autoridade se engajando em um processo de autorização de si, o autor observa a função da subjetividade na relação docente atravessada pela problemática da autoridade através de duas vinhetas clínicas. Continuando, ele situa o desafio de tal trabalho, a construção de uma postura profissional mais perene, adequada, convocando a noção de estrutura educacional prioritariamente relacionada ao “ter”, à articulação de história pessoal e da postura profissional. Objetos de trabalho para a formação emergem: a relação com essa história, a si e aos outros, ao saber; o retorno das figuras de ensino que habitam o professor.
Palavras-chave: Relação de ensino, Autoridade, Processo de autorização, Subjetividade.
Articles
Construire son Propre Rapport à l’Autorité Enseignante en s’Engageant dans un Processus d’Autorisation de Soi
CONSTRUCTING ONE’S OWN RELATION TO TEACHER AUTHORITY BY ENGAGING IN A PROCESS OF SELF AUTHORIZATION
CONSTRUIR SUA PROPRIA RELAÇÃO DE AUTORIDADE DOCENTE SE ENGAJANDO NO PROCESSO DE AUTORIZAÇÃO DE SI
Reçu: 15 Décembre 2016
Accepté: Février , 20, 2017
Publié: Février , 27, 2017
Il y a une quarantaine d’années, Jeanine Filloux (1974) constatait que la problématique de l’autorité dans la relation d’enseignement était posée « comme "don naturel", (…) "en avoir" ou "ne pas en avoir" » (p. 176). Le sort des enseignants qui n’en ont pas serait ainsi définitivement scellé puisqu’il n’est pas concevable qu’ils puissent acquérir, construire et développer une autorité défaillante dès le départ.
Cette mythologie socialement partagée de l’autorité naturelle, incarnée par la figure du « bon maître » de l’école traditionnelle (Robbes, 2010, pp. 31-34), comporte deux types de risques pour la relation d’enseignement. Le risque autoritariste l’inscrit dans une logique inconditionnelle et systématique, répétitive et compulsive d’un pouvoir de domination/soumission de l’enseignant, d’un rapport de force, d’une emprise sur l’élève. Variante du précédent parce qu’il conserve pour finalité de soumettre l’élève à ses volontés, d’engendrer la dépendance, non l’autonomie, le risque charismatique prétend affranchir la relation d’enseignement du rapport à l’institution par le recours à la séduction de l’enseignant sur l’élève (Marcelli, 2012), jouant au besoin de la culpabilisation et du chantage à l’amour qui réactive l’angoisse d’abandon (Mendel, 1971). Dans les deux cas, l’élève est nié comme sujet de parole et de désirs.
L’enseignant, lui, finit généralement par échouer. S’il se rigidifie dans une posture autoritariste, il est conduit dans l’escalade d’un face-à-face mimétique et tôt ou tard, il usera de la violence ou en sera la victime. Rarement revendiqués par les professeurs qui les commettent, ces passages à l’acte seront refoulés dans leur psychisme, entretenant leurs névroses, à moins qu’ils ne se développent en « un sadisme ordinaire » (Blanchard-Laville, 2011, p. 188), prenant par exemple la forme d’humiliations devenant des types de relation mortifères, « quasiment structural(es) » dans la classe (Blanchard-Laville & Castelneau, 2008, p. 83). Si l’enseignant cherche à plaire aux élèves voire à se faire aimer d’eux, il établit une relation reposant sur une demande de reconnaissance du don de sa personne (parce qu’il possèderait des qualités de personnalité innées et exceptionnelles), sans référence à sa fonction dans l’établissement ni liens avec d’autres personnels. Mais parce que personne ne peut plaire à chacun en permanence et que les liens affectifs sont aléatoires, il arrivera un moment où cet enseignant se retrouvera démuni. Il vivra alors cette personnalisation sur le mode d’une épreuve narcissique, en « sujet héroïque » (Dubet, 2000, p. 146), subissant en masochiste la toute-puissance d’élèves devant lesquels il n’aura pas su réagir (Cifali, 2013). Cet « amour-narcissisme » (Cifali, 1994, p. 120) se referme alors sur lui comme un piège, avec des conséquences prévisibles sur la santé psychique.
Poser la question de la relation d’autorité enseignante en termes d’ « avoir » m’apparaît pourtant nécessaire, car c’est interroger le sujet au sens de la psychanalyse (Robbes, 2016), mais à condition de préciser davantage ce qu’ « avoir de l’autorité » recouvre. Pour cela, je rappellerai d’abord que l’autorité comprend trois significations indissociables – être, avoir et faire (Obin, 2001) – appliquables à l’autorité enseignante (Robbes, 2010, pp. 72-84). J’évoquerai brièvement « être » et « faire », avant de développer « avoir ».
Être l’autorité se réfère à la potestas, à l’autorité légale, statutaire. Pouvoir légal, l’autorité statutaire relève de l’état de fait, du préalable. Elle place son détenteur dans une position asymétrique, se fonde sur ses missions articulées à l’ordre symbolique d’une culture. En ce sens, l’autorité statutaire de l’enseignant est générationnelle (il est un adulte) et institutionnelle (il est un professeur). Bien qu’elle soit une condition nécessaire de la relation d’autorité, cette position statutaire ne suffit pas à garantir au professeur qui la détient que son autorité sera effectivement reconnue par ceux sur lesquels il l’exerce. Cependant, cette double place d’adulte/professeur renvoie à la problématique du non négociable[1], c’est-à-dire à la capacité d’un enseignant à poser et à tenir un cadre éducatif explicite, suffisamment contenant, porteur de limites structurantes. Faire autorité concerne les capacités fonctionnelles – savoirs d’actions, gestes professionnels – qu’un enseignant détenteur de l’autorité statutaire va mobiliser dans des situations toujours spécifiées où il est en relation d’autorité avec tel élève, avec telle classe. Deux grands domaines sont concernés : celui de la communication dans toutes ses dimensions corporelles, verbale et non verbale (regards ; gestes ; position dans l’espace, déplacements et distance…) ; celui des dispositifs pédagogiques et des apports didactiques qui opérationnalisent les modalités de transmission des connaissances, mettant en place un rapport non dogmatique au savoir (Tozzi, 2006), un cadre éducatif contenant et des systèmes de médiations entre un enseignant et des élèves. Je pense ici à la pédagogie institutionnelle (Oury & Vasquez, 1971 ; Vasquez & Oury, 1967).
Quant à la signification Avoir de l’autorité, elle concerne la part de subjectivité engagée dans la relation d’enseignement, cet « attribut naturel du sujet » comprenant « des états de conscience, un "vécu" où les affects et l’imaginaire sont largement prépondérants, aux dépends de l’objectivité » (Ardoino & Barus-Michel, 2013, p. 269). J’émets l’hypothèse que chaque professeur met à l’épreuve cette subjectivité au contact de la relation d’autorité dans la classe. Tous les enseignants ne sont pas à égalité dans ce domaine, selon les associations qu’ils ont pu ou non établir entre leur pratique professionnelle et leur histoire personnelle – d’enfant et d’élève notamment – dans ses dimensions factuelles mais aussi inconscientes. Des expériences antérieures d’encadrement d’enfants ou de jeunes peuvent aussi favoriser la construction d’une confiance suffisante en soi dans la relation à l’autre, le manque comme l’excès de confiance en soi ne permettant pas à un sujet d’établir des relations humaines saines et de reconnaissance réciproque. Ce (ou cette absence d’un) travail d’élaboration à propos de sa subjectivité participe, me semble-t-il, de l’idée mythique qu’en début de carrière tout particulièrement, certains détiendraient une autorité naturelle et d’autres pas.
En approfondissant cette signification Avoir de l’autorité à partir de l’étymologie et du point de vue du travail de la subjectivité, j’observe qu’elle relève de l’auteur (auctor), qui s’autorise et autorise l’autre, l’augmente (augere). L’auteur, ce serait celui qui, acquérant certains savoirs et certaines compétences, conquiert progressivement une capacité de s’autoriser à accéder à la responsabilité personnelle et à l’autonomie, sur sa propre vie et dans ses relations aux autres. Sujet de son existence, il se construit à travers une histoire jamais achevée, dont l’élucidation contribue à développer cette confiance suffisante en soi que j’évoquais, ainsi que Jacques Ardoino et Jacqueline Barus-Michel (2013) l’entendent : « l’auteur (…) est (…) une dimension de la définition du sujet : capable de se reconnaître au long de son expérience et dans ses actes, de se nommer dans une permanence récapitulative à travers son histoire et ses changements » (p. 269). Cependant, un sujet ne s’autorise jamais seul. C’est aussi pour cela que l’autorité n’a rien de naturel. Jacques Marpeau (2000) souligne que
l’autorisation suppose l’expérience significative de pouvoir se reposer sur autrui et, paradoxalement, de pouvoir s’en remettre à autrui pour sa sécurité dans une situation inconnue, de faire confiance à autrui pour pouvoir se risquer à quitter ses postures défensives, sortir des captations et se situer à l’origine de ses actes et de son devenir. (p. 183)
Ces deux vignettes cliniques sont issues d’entretiens cliniques de recherche, eux-mêmes inclus dans un ensemble de seize entretiens réalisés pour une thèse, qui ont ensuite donné lieu à la publication d’un ouvrage (Robbes, 2016). Les interviewés sont des enseignants des premier et second degrés, exerçant dans les Zones d’Éducation Prioritaire d’un même département d’Ile-de-France. L’une, Stéphanie, est professeure de mathématique en collège et elle a entamé sa deuxième année d’enseignement lorsque notre entretien a lieu. Elle peut donc être considérée comme débutante. L’autre, Sophie, est professeure expérimentée d’école maternelle puisqu’elle y exerce depuis une douzaine d’années, en particulier avec des élèves de deux ans.
Les entretiens cliniques de recherche ont débuté par la consigne suivante : « Vous avez accepté de parler avec moi de l’autorité. Que représente pour vous aujourd’hui l’autorité de l’enseignant dans la classe, dans sa classe ? ». J’ai ensuite retranscrit chaque entretien en indiquant dans la version servant pour l’analyse toutes les répétitions de termes ou d’expressions, les hésitations et les « ratés », la longueur des silences (« virgules » pour les silences de moins d’une seconde environ où l’interviewé suspend le ton de sa voix, durée en secondes au-delà, « points » lorsque la tonalité de la voix baisse), les mots sur lesquels l’interviewé insiste en haussant son ton de voix (figurés en italique dans les extraits d’entretiens repris ci-après), quelques commentaires entre parenthèses concernant des indications non verbales accompagnant l’énoncé de certaines phrases (par exemple « rires », « voix en colère »…). Dans cet article, le verbatim des extraits d’entretien a été simplifié afin d’en rendre la lecture plus aisée, mais sans trahir les significations des premières analyses.
Chaque entretien a alors été découpé en propositions faisant l’objet d’une analyse de contenu en termes de forme et de sémantique, afin de dégager des thématiques transversales à l’ensemble des enseignants interviewés (« lecture horizontale » selon Michelat, 1975, p. 242). Mais mon analyse ne s’est pas limitée à l’étude des constituants formels ou sémantiques élémentaires de l’ensemble des discours. J’ai aussi procédé à une « lecture verticale » des entretiens, en m’inspirant de l’analyse de l’énonciation (Bardin, 1977), ceci afin de saisir les cheminements de la pensée d’un sujet, pensée en cours d’élaboration, de (re)construction, de transformation. C’est cette seconde lecture qui m’a permis d’élaborer les deux vignettes cliniques qui suivent.
Les propos de Stéphanie témoignent des difficultés qu’elle éprouve, en tant que professeure de mathématique débutante en collège, à se situer professionnellement et personnellement par rapport à l’autorité, à l’autoritaire, à l’autoritarisme. Dans ses premières représentations, il me semble qu’elle associe l’autorité à un pouvoir de maîtrise (« être le maître à bord »), à une toute-puissance. Si l’emploi du terme « dire » fait écho à ce que veut dire l’autorité pour elle, je fais l’hypothèse que son insistance sur ce terme dénoterait aussi un défi lancé à soi-même : « pour moi faire preuve d’autorité enfin arriv... dire qu’on fait preuve d’autorité c’est être le maître à bord quoi c’est, décider de quelle activité on fait (…) enfin (…) décider de tout ».
Puis lorsque Stéphanie arrive dans son établissement, je fais l’hypothèse que son rapport à l’autorité fonctionnerait sur le registre imaginaire de la relation de séduction, lorsque par un mécanisme de jugement immédiat des collègues qu’elle observe, elle décèle chez eux des traits qui pourraient correspondre à un idéal de professeure principalement construit à travers son propre vécu d’élève. Ainsi, c’est au premier regard vers ses collègues qu’elle ressentirait l’autorité que certains d’entre eux dégagent : « quand je suis arrivée, au début de l’année ici, y’a des profs enfin par rapport à l’autorité y’a des profs je trouve qu’ils expriment quand on les regarde, on le sens tout de suite ». C’est peut-être parce qu’elle admet une certaine part d’irrationalité dans ses propos (« c’est bête hein ce que je vais dire mais, y’a des profs quand je les ai vu je me suis dit "ah oui lui il doit dans sa classe il doit être super autoritaire" ») que Stéphanie cherche ensuite à alimenter cette première impression en recueillant des indices physiques (« le regard noir ») qu’elle va interpréter comme des signes de l’autorité du collègue : « après par la suite ça s’est confirmé, parce que, il en impose tout de suite, tout de suite ça se voit le regard noir ».
Un second élément est évoqué avec énormément d’insistance. Stéphanie associe l’autorité autoritariste au masculin : « bon c’étaient des hommes hein, tous, enfin l’image que j’en ai moi ». Je me demande si en faisant sienne cette conception sexuée de l’autorité, elle ne s’interdirait pas d’y accéder. Stéphanie dresse alors une liste de ses manques : défaut d'allure physique qui pourrait générer la peur (« parce que, ben déjà j’ai pas la carrure de quelqu’un qui impose physiquement la peur ou quelque chose » ; absence du « costume », vêtement des hommes qui « en jettent ». La fascination de Stéphanie pour le masculin dépositaire de l’autorité la replacerait en position d’ « ancienne élève », éprouvant pour son professeur des sentiments mêlés d’amour et de crainte. C’est pour cela qu’elle ne parviendrait pas à occuper sa place statutaire de professeure : « enfin là je parle un peu comme si j’étais une ancienne élève hein (rires), mais quand je les vois je me sens comme une ancienne élève ».
Cette référence à son vécu scolaire d’élève est cependant un premier passage – obligé il me semble – qui peut permettre à Stéphanie de comprendre ce qui a nourri son imaginaire et de commencer de le mettre à distance : « l’autorité moi telle que je me l’imagine aujourd’hui (…) elle est complètement différente de l’autorité que j’ai vécue quand j’étais moi au lycée les profs très durs très secs, enfin (…), c’était presque de l’autoritarisme quoi c’était vraiment (…) enfin l’image que j’en ai moi ». Là encore, l’ambivalence règne puisque la représentation qui fascine est en même temps rejetée. Stéphanie est dans l’incertitude quant à l’image d’autorité professorale qu’elle souhaite donner : « et en même temps je me dis si je suis comme ça moi c’est je... ça me donne plus envie d’aller travailler quoi de, enfin de, donner une image comme ça, je sais pas ». Je vois dans ses propos le début d’un processus de conflictualisation interne nécessaire à l’émergence d’une posture d’autorité autre. Parlant de l’autoritarisme, Stéphanie se défend d’ailleurs vigoureusement d’avoir « choisi cette voie là » et de « reproduire ça ». Les paroles qui suivent traduisent aussi ce déplacement : « mais en fait le métier d’en... enfin le côté autoritaire dans le métier d’enseignant, quand j’étais moi élève, je trouve que, j’ai complètement changé d’avis là-dessus quoi ».
Une deuxième étape permettrait à Stéphanie de se distancier de l’autoritarisme, en déplaçant la question de l’autorité sur le terrain du dilemme auquel elle est confrontée lorsqu’elle s’efforce de mettre en pratique la justice, cette valeur qu’elle partage avec les élèves. Si dans le passé des professeurs « pouvaient se permettre d’être très autoritaires » en mettant à distance leurs sentiments, Stéphanie se sent aujourd’hui tiraillée : d’une part, les valeurs qu’elle a en commun avec ses élèves – principalement le besoin de justice – lui interdisent de pratiquer une autorité « autoritaire » ; d’autre part, elle suspecte ses élèves d’utiliser ces valeurs pour l’empêcher d’exercer toute forme d’autorité, alors même qu’elle tente de la fonder sur les bases de règles établies : « ça j’arrive pas trop à le faire quoi, parce que je me dis (…) bon ben voilà eux pour eux la justice c’est injuste, ça c’est un mot qui, qui revient sans cesse, sans cesse alors bon, ils essayent de nous faire culpabiliser aussi, par rapport aux règles qu’on a établi, donc c’est délicat ». Stéphanie ne dit pas si ces règles ont été élaborées en commun (ce qui pourrait l’aider à les rendre acceptables aux yeux des élèves), mais ce mécanisme par lequel ses élèves en appellent à la justice activerait en elle des sentiments de culpabilité. De multiples tensions la traversent dans sa pratique de la justice au quotidien, par exemple lorsqu’elle est contrainte de choisir certains élèves au détriment d’autres. Ses choix sont-ils d’abord justifiés par les nécessités internes des savoirs à transmettre ou par le niveau scolaire des élèves ? Sont-ils guidés par des préférences ou des sentiments personnels, à moins que des élèves – et les garçons davantage que les filles – ne pratiquent à son égard une forme de chantage ? L’exercice d’une autorité non autoritariste l’obligerait à dévoiler des sentiments dissimulés, à devoir plus qu’elle ne le souhaiterait « donner » de sa personne.
Pour sortir d’un tel dilemme, Stéphanie construit son image du professeur acceptable à travers le regard de ses élèves (« j’ai envie qu’on me perçoive, comme une prof dure mais juste »), sans chercher à se singulariser par rapport à ses collègues (« je pense que tout le monde se définit enfin à peu près comme ça »). Mais cette nouvelle posture ne semble pas suffisamment assurée. Stéphanie demeurerait encore trop tributaire du jugement que ses élèves lui renverraient : « mais après comment on est perçu par les élèves (…) ça je sais pas (rires) je sais pas ». Le « me définir » qu’elle emploie vaudrait à la fois pour la personne et pour la professeure. J’émettrais l’hypothèse que Stéphanie ne peut se doter d’une image d’autorité professionnelle suffisamment sécurisante pour elle, tant que ses élèves sont maîtres de l’image qu’elle (se) donne d’elle-même. Pour augmenter à la fois sa confiance en soi et son autorité professionnelle, Stéphanie gagnerait alors à travailler la tension entre d’une part, une peur de sa relation aux élèves (qu’elle conjurerait en risquant de trop livrer ses sentiments et/ou en acceptant à l’excès de se définir en fonction de l’image qu’ils lui renvoient) et d’autre part, la nécessité que ses élèves reconnaissent la justesse de son autorité.
Stéphanie est consciente qu’elle doit travailler son rapport à une autorité dans laquelle elle puisse se reconnaître, entre l’image qu’elle voudrait donner d’une autorité « dynamique », qui « essaye » d’écouter les élèves, et la nécessité de s’appuyer sur des « règles » qui la sécuriseraient sans verser dans l’autoritarisme : « au contraire je suis dynamique enfin, j’essaye de l’être le plus possible, mais en même temps voilà, j’ai tout un travail à faire là-dessus quoi, pour leur montrer que, même si je suis dynamique j’essaye d’être à l’écoute et tout, bon ben les règles c’est les règles et puis après on peut voir le reste ». C’est bien une posture d’auteur qu’elle s’efforce de construire (Ardoino & Barus-Michel, 2013). Cette jeune enseignante reformule sa problématique subjective de façon plus concise encore : sa difficulté à se défaire d’un imaginaire de professeur autoritariste, en même temps nécessaire pour qu’elle élabore une posture dont elle indique déjà des caractéristiques distinctes de la représentation antérieure : privilégier le « vivant » au mortifère ; ne pas tout diriger ; se soucier que les élèves apprennent, donc qu’ils puissent prendre la parole à propos des savoirs sans que cette participation n’entre en contradiction avec la nécessité d’ordre : « bon après c’est dur hein parce que, d’un côté j’envie les profs qui arrivent à faire ça, et puis d’un autre côté je me dis "mais mince il faut que ce soit vivant" ça moi j’ai pas envie d’avoir un cours où, c’est moi qui dirige tout, et puis les élèves finalement, ils ont compris ils ont pas compris ils dorment à moitié, ils posent pas de question, ça m’intéresse pas non plus quoi, donc j’essaye de trouver un juste milieu entre les deux les faire participer mais, dans l’ordre ».
Stéphanie témoigne là de l’état de l’élaboration de son rapport à l’autorité, une autorité en cours de construction mais qui, selon moi, cherche déjà à s’inscrire dans une perspective éducative.
À l’évocation de l’autorité, Sylvie ne peut s’empêcher de répéter le terme de « traumatisme » : « moi (…) je l’ai quand même je pense vécu comme un traumatisme, quand même je pense, je suis sûre ». Elle relate alors « un très mauvais souvenir » d’écolière au Cours Préparatoire, où elle a été confronté à un maître « très autoritaire » qui a utilisé la force physique contre elle : « je l’ai eu donc au CP où ça s’est vraiment mal passé j’en ai vraiment un très mauvais souvenir » ; « puis j’avais une grosse bosse enfin bon il était, très sévère, et dans mon esprit très autoritaire ». L’emploi du pronom « il » ici – ou plus loin dans l’entretien du terme de « monsieur » – lorsqu’elle évoque le souvenir de cet enseignant, me semble traduire un besoin de mise à distance : « j’ai quand même toujours gardé ce, ce monsieur je ». Ce souvenir particulièrement marquant pour elle tient une place telle qu’il constitue le seul qu’elle ait retenu de l’école primaire : « ce qui est bête c’est que le souvenir que j’en ai c’est que cette année là, j’ai pas trop de souvenirs après de l’école primaire ».
Je retrouve des traces de cet événement négatif dans les hésitations et les questionnements de Sylvie. Elle associe immédiatement ses interrogations quant au degré d’autorité/autoritarisme exercé par cet enseignant à une culpabilité personnelle. Je rapprocherai ainsi ses paroles des mécanismes de compréhension du « phénomène-autorité » décrits par Gérard Mendel (1971) lorsqu’il met en évidence les conséquences intrapsychiques durables des rapports de domination/soumission vécus par les sujets dès l’enfance : « surtout que, peut-être que c’est moi qui ai, je devais être peut-être une petite mignonne qui bougeait pas et les cris ont peut-être, il criait peut-être pas si fort que ça, maintenant avec le recul avec les années je sais pas (rires), mais peut-être qu’il faisait vraiment trop d’autorité pour moi il était peut-être vraiment trop autoritaire plutôt, pour moi bon, chaque enfant a son seuil peut-être je sais pas ».
Lorsqu’elle décide de passer le concours de professeure des écoles, Sylvie s’interroge sur ses motivations. Est-elle réconciliée avec l’école ? Devenir enseignante en adoptant une posture diamétralement opposée à ce qu’elle a subi serait un moyen de faire retour sur ce qu’elle nomme son « traumatisme » : « alors que, je devais l’être, puisque j’ai passé le concours c’est que (…), mais est-ce que je l’ai pas fait dans l’esprit je ferai, justement, l’inverse de ce qu’il a, de ce qu’il m’a montré quoi ». Ainsi pour elle à ce moment, « autorité » ne peut qu’être l’équivalent d’ « autoritaire » : « je pense que quand j’ai commencé à enseigner, le mot autorité était pour moi synonyme réellement d’autoritaire (…), je pense que réellement c’était contrainte (…), sévérité ». Si dans la vignette précédente j’ai supposé que Stéphanie cherchait à se distinguer de figures autoritaristes pour échafauder son rapport à l’autorité, je fais ici l’hypothèse que Sylvie construit son rapport à l’autorité enseignante contre ce maître, avec une volonté farouche de ne « pas reproduire ça » : « donc j’ai démarré je pense l’enseignement dans cet esprit là en me disant je veux surtout pas de ça » ; « je veux surtout pas reproduire ça ». Sa prise de distance à l’égard de cette expérience passée (par l’utilisation impersonnelle des « le », « lui », « il », « les enfants ») se double d’un désir exister comme personne contre ce « il » autoritaire. Pour cela, Sylvie lui lance un défi imaginaire, différé dans le temps – sans doute s’agit-il d’un défi qu’elle se lance d’abord à elle-même – comme pour lui (pour se) prouver que d’autres pratiques sont possibles : « donc peut-être que, et alors quelque part, j’ai fait ce métier en me disant le jour où je serai enseignante j’irai le voir en lui disant que, il avait pas besoin de hurler comme ça il avait pas besoin de, jeter la règle comme il le faisait d’être aussi sévère être aussi autoritaire, et du coup de perturber ou de, oui de perturber peut-être les enfants ».
Ce souvenir marquant et douloureux ne paraît cependant pas avoir anéanti Sylvie au point d’intérioriser une soumission qu’elle perpétuerait dans son activité d’enseignante. Au contraire pourrait-on dire, puisqu’en construisant son rapport à l’autorité professionnelle dans l’opposition à ce vécu scolaire d’autoritarisme, Sylvie semble se remettre en mouvement et se construire comme sujet. Les propos qui suivent montrent qu’un processus de « réparation » a bien eu lieu avec sa réussite au concours de professeure des écoles : « et je m’étais dit quand j’ai passé le concours que je l’ai eu je retournerai le voir, ça sert à rien ce serait stupide ». Les sourires qui accompagnent l’idée de Sylvie d’aller revoir cet enseignant en signifient, selon moi, l’aspect dérisoire. De même, en prenant conscience du rôle de cet événement dans son travail psychique, Sylvie semble vouloir dire qu’il ne la poursuit plus : « en fait je suis jamais allé le voir ce maître (rires) j’irai jamais maintenant » ; « c’est rigolo hein j’avais jamais pensé que, c’est monsieur M. qui me poursuivait (rires), quand j’étais enfant ».
Parmi les hypothèses qui expliquent le succès apparent de cette reconstruction subjective, le soutien de la mère de Sylvie à l’époque des faits semble avoir joué un rôle déterminant : « par contre j’avais été vraiment soutenue par ma maman le souvenir, que j’en ai c’était ça j’avais été vraiment soutenue elle était allée le voir ». Cette mère active et protectrice a vraisemblablement aidé Sylvie à préserver son estime d’elle-même, lui permettant de maintenir une confiance suffisante en soi aujourd’hui nécessaire dans son activité professionnelle.
Sylvie évoque encore des enseignants rencontrés en début de carrière, qui l’ont renforcée dans son rejet de l’autoritaire en représentant des contre-modèles. En observant leurs pratiques, elle a pu les comparer à la sienne et vérifier l’inefficacité de la communication autoritaire. C’est d’ailleurs en commençant par refuser les traits les plus saillants de cette communication (« hurler », « violence verbale », « crier ») qu’elle commence à exister professionnellement : « c’est-à-dire que je pense que quand j’ai eu mon groupe classe, je voulais pas qu’il y ait ce sentiment de de de vi... même de violence verbale hein le fait de crier et de, et puis c’est épuisant (rires) ».
Plus encore, Sylvie dit avoir compris « très vite » que l’autorité enseignante passait par une « façon de (…) faire » connue des élèves et dans laquelle ils « perçoivent qu’il y a une autorité ». Ce savoir-faire-autorité reconnu des élèves, acceptable par eux, passe par une communication qui chez Sylvie n’emprunte pas au haussement du ton de la voix, mais au regard. Là, Sylvie montre concrètement comment elle a écarté l’une des caractéristiques d’une communication autoritariste subie, et développé une autre « façon de faire » : « je ne fais peut-être pas autorité en haussant le ton maintenant ça peut être dans le regard, et ils doivent être habitués peut-être que, je sais pas (rires) faudrait que je m’observe faudrait que je fasse attention, enfin bon donc voilà le cheminement ». Sylvie pointe là le rôle de l’échange des regards dans la construction des premières relations d’autorité vécues avec ses élèves âgés de deux ans, à l’instar des observations de Daniel Marcelli (2003). Elle souligne aussi l’importance du regard qu’elle porte non pas seulement comme enseignante sur ses élèves, mais comme personne humaine sur « l’enfant » : « moi (…) je, ça va être peut-être dans la façon de regarder l’enfant ».
S’il fait autorité, je ferais l’hypothèse que ce regard à la fois bienveillant et limitant doit, pour une part, au regard de la mère de Sylvie sur elle enfant alors qu’elle était élève dans cette classe de Cours Préparatoire. Ainsi Sylvie s’est-elle appropriée quelques traits de cette autorité protectrice et sécurisante. Elle prend d’ailleurs conscience que ces savoirs communicationnels lui sont propres et qu’ils l’ont modifiés en profondeur, au-delà d’actes strictement comportementaux : « et c’est là que je pense que ça a changé (…) pour moi personnellement (…), je peux pas parler pour les autres j’en sais rien je peux pas, mais en ce qui me concerne, peut-être je j’ai compris quelque chose ».
En conséquence, la représentation initiale de Sylvie d’une autorité confondue avec l’autoritaire ne tient plus : « je crois réellement, donc ça s’est fai... ouais ouais donc pour moi ça a changé quand même, mais ça a changé dans, dans mon esprit je veux dire, (…) entre ce que je pensais que c’était et ce que c’est aujourd’hui ». De même, elle en vient à contester l’idée d’autorité naturelle : « ou alors on va dire que c’est naturel du coup (rire), peut-être pas parce que c’est l’expérience alors ». Sylvie conclut en parlant d’ « une prise de conscience », signe là encore d’une transformation : « Ah non mais complètement y’a eu une prise de conscience, que je ne voulais pas que dans ma classe, je voulais pas être autoritaire dans ce que moi j’ai enfin dans comment je le vois, je voulais pas être autoritaire et je voulais pas qu’il y ait ce climat, qu’il y ait dans la classe je voulais absolument pas qu’il y ait ce climat de violence verbale ».
En observant comment Stéphanie et Sylvie construisent leur rapport à l’autorité, s’engageant dans un processus d’autorisation de soi qui mobilise leur subjectivité, l’on perçoit à la fois la fragilité de telles constructions, leurs nécessités et leurs singularités. Il me semble pourtant essentiel de prolonger ces deux vignettes cliniques, en élargissant mon propos. Ce qui est en jeu, me semble-t-il, à travers ce travail de la subjectivité qu’un professeur engage dans la relation d’enseignement lorsqu’il construit son rapport à l’autorité, c’est la construction d’une posture professionnelle plus pérenne, c’est-à-dire acceptable par lui et adéquate à la situation rencontrée. Pour comprendre ce qui peut la rendre possible, je vais mobiliser la notion de cadre éducatif à laquelle j’avais fait référence dans la problématique de cet article, à propos des capacités d’un enseignant à « être » et à « faire » autorité. Je montrerai qu’elle concerne aussi – et peut-être prioritairement – l’ « avoir », parce qu’elle articule histoire personnelle et posture professionnelle. En ce sens, le cadre éducatif constitue une notion repère, pour tout enseignant aux prises avec la relation d’autorité.
À partir des travaux du psychanalyste José Bleger (1966), le psychologue et formateur d’enseignants Dominique Ginet (2002) transpose la notion de cadre à l’éducation. Ainsi, il définit le cadre comme « un ensemble de constantes à l’intérieur desquelles le processus lui-même peut se dérouler ». C’est donc un « non-processus ». Bleger précise que « le cadre (…) agit comme support, comme étai, cependant nous ne le percevons (…) que lorsqu’il se modifie ou se casse ». En conséquence selon Ginet, « la définition d’un cadre, son "réglage", doive s’effectuer par référence au type de processus que l’on souhaite développer et accompagner » (p. 186).
En éducation estime Dominique Ginet (2002), « la notion de cadre révèle sa pertinence chaque fois que l’expérience d’un sujet est celle d’une discontinuité, voire d’une rupture, d’une menace pour son identité, d’une mise en question de ses identifications ou encore de la perte d’un code culturel ». Le cadre permet alors de « maintenir une continuité dans la discontinuité, de maintenir ce qui ne doit pas changer pour que le sujet, lui, change ». Le cadre est donc « ce qui procure une sécurité psychique suffisante pour que le sujet puisse assumer l’incertitude du changement auquel il a à se confronter, pour grandir et se former ». En conséquence, « l’espace de l’éducation, l’espace de la formation sont ainsi à entendre comme des espaces de transition psychique », où « la capacité du sujet à supporter la transformation dépendra « très directement de ce qu’il éprouve de la fiabilité du cadre, c’est-à-dire de son aptitude à la contenance de son désordre interne » (p. 186). Le cadre doit donc à la fois « s’expliciter clairement, sans contradiction, avec rigueur mais sans rigidité », et « se maintenir sans défaillance, en dépit des attaques dont il fera nécessairement l’objet de la part des éduqués ou des formés » (p. 187).
L’auteur utilise une image explicite pour qualifier la consistance d’un cadre éducatif adéquat : « sa consistance peut être qualifiée de "souple-dure", à l’instar de ces matières plastiques qui sont aptes à encaisser une élévation de la pression interne, sans se déchirer ou exploser, pour reprendre ensuite leur configuration initiale » (p. 191). Dès lors, le rôle du porteur du cadre – c’est-à-dire sa capacité à demeurer fiable, à la fois ferme et souple, rigoureux sans être rigide, constant dans l’exigence – s’avère déterminant. C’est ainsi qu’il peut créer des conditions favorables pour contenir des désordres internes d’élèves et rendre possible des transformations psychiques. Dès lors conclut Dominique Ginet, c’est « le rapport interne de celui qui est le garant du cadre, éducateur ou formateur, à son propre cadre » (p. 187) qui va conditionner la qualité de l’accompagnement, donc du cadre éducatif ou formatif.
Avoir de l’autorité dans la relation d’enseignement, c’est donc faire du rapport à son l’histoire personnelle, du rapport à soi et aux autres, du rapport que chacun entretient avec le savoir des objets de travail en formation professionnelle initiale et continue. Ils sont les composantes du travail de formation que Claudine Blanchard-Laville (2013) propose à des enseignants, dans le but « d’accroître » ce qu’elle nomme « leur capacité au holding didactique »,
une capacité qui ne renvoie pas à ce que les enseignants ont coutume de désigner par « avoir de l’autorité » mais une capacité à trouver la posture intérieure adéquate pour contenir les élèves, ces autres pas forcément identiques à nous-mêmes, mais néanmoins des semblables, dont il s’agit de respecter les tâtonnements comportementaux et les balbutiements d’apprentissage, tout en ne renonçant pas à nos exigences d’enseignant. (p. 71)
Cette capacité consiste à mettre en œuvre « la fonction contenante de l’enseignant »[2], « à savoir sa capacité à accueillir ces projections (d’éléments hostiles de la part des élèves) sans pour autant se laisser détruire, mais au contraire avec la possibilité de les métaboliser, c’est-à-dire de les transformer pour les rendre digestibles en retour pour l’élève ». Autrement dit, il s’agit d’être en mesure de « contenir les attaques au cadre sans riposter dans une contre-attaque ». Cette fonction contenante serait « à la fois "suffisamment" élastique pour se laisser distendre et déformer, en même temps que "suffisamment" ferme pour résister à ces assauts » (p. 72). C’est en ce sens aussi, selon Mireille Cifali (2005), « qu’être une autorité revient à ne pas être démonté pas l’opposition et la résistance de ceux avec lesquels on travaille. Tenir sans nous venger est peut-être le premier pas » (p. 5). Car précise-t-elle (2013), « l’opposition et le refus sont nécessaires pour grandir, apprendre, guérir, exister. Un non d’un élève ou d’un enfant est souvent un non qui teste si cet autre est consistant ou pas, s’il est cohérent dans ses discours comme dans ses actes » (p. 47). De tels propos font écho aux questionnements de Stéphanie, qui s’efforce de régler sa relation aux élèves.
Avoir de l’autorité dans la relation d’enseignement, c’est aussi élucider son propre rapport à l’autorité, en revisitant notamment les figures d’enseignants que l’on fantasme, que l’on côtoie ou que l’on a conservé en mémoire, pour construire sa posture professionnelle. Les cheminements de Stéphanie, et plus encore de Sylvie, en sont d’éloquentes illustrations. Mireille Cifali (2005) s’essaie à dresser un portrait-type des enseignants qui, dans les histoires de chacun, ont été ces figures d’autorité permettant de se construire en s’identifiant partiellement à eux : « Ce portrait a la particularité de tenir ensemble les contraires. Cet adulte est en effet à la fois fort et faible. Il possède du savoir et accepte son ignorance. Il peut être maladroit, mais cherche d’être juste. Il maîtrise et lâche prise. Il rationalise, et garde son intuition. Il croit en l’autre, l’estime malgré les difficultés présentes. Il pousse, exige, et accompagne. Il garde le lien. Bref, un professionnel qui n’est pas un robot dont l’autorité serait faite de forces, de cris, de peurs, d’arbitraire et de rabaissement. Un professionnel, avec son humanité, sa présence, son accueil, et sa ténacité. Qui est consistant, avec ses fragilités. Qui accepte de prendre des risques, de rencontrer le porteur de refus. Qui tient bon » (p. 10). Dans le travail d’accompagnement qu’elle propose à des professeurs pour « renouer avec une "autorité bénéfique" » (2013, p. 45), Cifali estime que le fait de « retrouver ces figures qui se sont avérées précieuses dans leur histoire a le pouvoir parfois de réconcilier ces adultes éducateurs avec une position d’autorité, même si par ailleurs ils ont subi à certains moments des abus humiliants ». Elle ajoute que « la construction d’une telle position est lente : elle leur demande de chercher à saisir ce qui leur revient, d’où l’importance d’accompagner leurs premiers pas dans une classe » (p. 46). Progressivement, l’enseignant va devoir faire le deuil d’une autorité qui serait acquise une fois pour toutes. « Notre faiblesse, notre vulnérabilité », déclare encore Cifali (2005) « n’est pas le contraire d’une position d’autorité. C’est à partir d’elle que notre autorité va souvent pouvoir se construire » (p. 10). La construction d’une posture d’autorité suffisamment solide et sécurisante, mais qui toujours demeurera fragile, s’inscrira alors dans la durée.
En montrant dans quelles impasses autoritaristes ou charismatiques le mythe de l’autorité naturelle peut conduire les enseignants, j’ai voulu poser différemment la problématique de la relation d’autorité enseignante en terme d’ « avoir ». Indissociablement lié aux significations Être l’autorité et Faire autorité, Avoir de l’autorité concerne la part de subjectivité que chaque professeur engage dans la relation d’enseignement, mise à l’épreuve à travers la relation d’autorité dans la classe. Le fait qu’un travail d’élaboration de cette subjectivité, associant pratique professionnelle et histoire personnelle, ait (ou non) été conduit facilite (ou empêche) la construction d’une position d’auteur, selon un processus d’autorisation passant nécessairement par d’autres, bien que jamais achevé. Suffisamment confiant en soi, cet enseignant auteur est en capacité de permettre à ses élèves de poser des actes leur permettant de s’engager dans un processus comparable au sien.
À travers les vignettes cliniques de Stéphanie et de Sylvie, j’ai cherché à saisir ce travail de la subjectivité à l’œuvre au contact de la relation d’enseignement traversée par la problématique de l’autorité. Il s’est agi d’observer comment ces deux enseignantes construisaient leur propre rapport à l’autorité en s’engageant dans un processus d’autorisation de soi.
Le rapport à l’autorité dont Stéphanie a fait d’abord état semble lui interdire d’exercer son autorité, puisqu’elle l’associerait à un pouvoir de maîtrise fonctionnant sur la séduction masculine. La remémoration d’un vécu d’élève associée à l’image d’un ancien professeur m’apparaît comme un passage obligé pour qu’elle commence à s’en distancier. Un processus de conflictualisation interne – entre fascination et rejet de l’autoritarisme – paraît nécessaire à l’émergence d’une posture d’autorité autre chez elle. Par la suite, Stéphanie se distancierait de l’autoritarisme lorsqu’elle s’efforce de mettre en pratique la justice dans sa classe. Là, elle se sentirait tiraillée entre d’une part, cette valeur qu’elle a en commun avec ses élèves et qui lui interdit de recourir à l’autoritarisme ; et d’autre part, le fait qu’elle les soupçonne de demander la justice pour l’empêcher d’exercer son autorité. Les tensions multiples qui surgissent dans ces situations la culpabiliseraient et l’exercice d’une autorité non autoritariste l’obligerait à s’exposer davantage personnellement. Stéphanie semble tributaire du jugement que ses élèves lui renverraient. Elle ne pourrait donc se construire une image d’autorité professionnelle suffisamment sécurisante et acceptable qu’en travaillant cette tension entre la peur de sa relation aux élèves et la nécessité qu’ils admettent la justesse de son autorité. C’est bien une posture d’auteur cherchant à s’inscrire dans une perspective éducative qu’elle se construit : une image d’autorité « dynamique » qui ne dirige pas tout, à l’écoute des élèves, soucieuse qu’ils prennent la parole à propos des savoirs en se référant à des règles.
Sylvie a associé l’évocation de l’autorité au terme de « traumatisme ». Elle aussi a croisé le chemin d’un maître « très autoritaire » lorsqu’elle était élève de Cours Préparatoire. Ses questionnements quant au degré d’autorité/autoritarisme que cet enseignant exerçait sur elle raviveraient une culpabilité personnelle. Son choix de devenir professeure des écoles l’amènerait alors à s’interroger sur la posture qu’elle devrait développer. J’ai fait l’hypothèse que Sylvie construisait son rapport à l’autorité enseignante et son désir d’exister comme personne, contre ce maître. Sa réussite au concours de professeure des écoles aurait déjà fait office de « réparation ». Sylvie s’est également remémorée le soutien de sa mère lors de cette année de Cours Préparatoire, déterminant pour sa confiance suffisante en soi. Dans ses débuts professionnels, d’autres enseignants ont représenté des contre-modèles qui l’ont confortée dans sa posture. Son refus d’une communication autoritariste lui a permis d’être en phase avec elle-même. Son savoir-faire-autorité reconnu des élèves s’appuierait principalement sur le regard. Ce regard qui fait autorité sur ses élèves, peut-être Sylvie le doit-elle en partie au regard bienveillant et limitant, protecteur et sécurisant de sa mère.
Dans le prolongement de ces vignettes, j’ai ensuite souhaité élargir ma réflexion en situant l’enjeu des cheminements de ces deux enseignantes : la construction d’une posture professionnelle plus pérenne. J’ai alors mobilisé la notion de cadre éducatif (Ginet, 2002), car elle me semble constituer une notion repère pour tout enseignant aux prises avec la relation d’autorité. Un cadre éducatif est un cadre explicite, non contradictoire, rigoureux, non défaillant malgré les attaques, qui permettrait de maintenir une continuité et une sécurité psychique suffisante pour qu’un sujet puisse assumer un changement, s’y autoriser. Dès lors, la façon dont un enseignant incarne ce cadre paraît essentielle, ce qui le renvoie à nouveau à son histoire personnelle.
Avoir de l’autorité dans la relation d’enseignement, c’est-à-dire tenir cette posture professionnelle adéquate, capable de contenir l’hostilité et les attaques des élèves, sans contre-attaquer mais en les métabolisant (Blanchard-Laville, 2013), capable d’admettre leur opposition, leur résistance et leurs refus sans se venger (Cifali, 2005), cela s’élabore en formation professionnelle. Ce serait d’une part, travailler ses rapports à son histoire personnelle, à soi et aux autres, au savoir ; d’autre part, éclaircir son propre rapport à l’autorité, notamment à travers les figures d’autorité enseignantes qui nous habitent.