Abstract: Oriental influences present in Polish culture since the Middle Ages and incarnated by the idea of “sarmatisme” were re-evaluated or outright rejected by the young modernist generation. In fact, at the turn of the nineteenth and twentieth century the traditional Polish “Orientality” was replaced by a wave of interest for the aesthetics of Islamic art, a reflection of the European “Oriental renaissance”. The Polish imaginarium had long associated the art and culture of Islam uniquely to the Middle East and its craft. The romantic epoch brought with it a new interest for medieval Spain, Granada in particular, its history and monuments, reflected in the poetry of Adam Mickiewicz and the museographic realisations of Izabela Czartoryska at Puławy or Tytus Działyński at Kórnik. If architectural projects, principally of “Moorish” synagogues and internal decorations for aristocratic and bourgeois palaces still belong to a nineteenth century oriental current, they do however already reveal a will typical of pre-war decades by virtue of granting significance to Islamic decorative principles. In the first decades of the twentieth century, “à l’orientale” motifs recurrent in fashion and the visual universe, as witnessed by contemporary novels, found a sort of counterpoint in propositions made by representatives of the Polish applied art revival movement, successful hybridization of European, oriental and popular models: fabrics, carpets, metal and leather objects of artists from the Warsztaty Krakowskie (Cracow workshops, founded 1913) such as Józef Czajkowski, Wojciech Jastrzębowski, Bonawentura Lenart, and Karol Tichy, “javano-cracovian” batiks of young workshop apprentices or even the glazed ceramics of Stanisław Jagmin. Displayed at the 1925 Exhibition of Modern Decorative and Industrial Arts in Paris, the Cracow Workshop adherent’s productions draw the attention of the European public and critics on this peculiar breed of national “primitivist” style tainted with Orientalism.
Keywords:Cracow workshopsCracow workshops,national stylenational style,Moorish architectureMoorish architecture,orientalismorientalism,decorative artsdecorative arts.
Creating Imaginaries
La modernité "orientale" Les arts décoratifs polonais face aux arts de l’Islam au début du XXe siècle

Dans les premières décennies du XXe siècle, les artistes originaires de Pologne marquent pour la première fois dans l’histoire d’une manière distincte leur présence sur la scène culturelle internationale. Des peintres tels que Władysław Ślewiński, Louis Marcoussis ou Moïse Kisling, qui lient leurs carrières à la France, ou les élèves de Kazimir Malewicz, qui débutent en Russie, font partie intégrante des cercles avant-gardistes européens. Des artistes décorateurs, tels que Józef Czajkowski, Wojciech Jastrzębowski ou Zofia Stryjeńska, primés à l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes de Paris en 1925, représentent le versant “interne” national de la révolution moderniste polonaise.
En effet, autour de 1900, en Pologne, la conception de la création décorative change radicalement, stimulant de vifs débats esthétiques et sociaux. Pivot de la réflexion des tenants de la première avant-garde, les arts « appliqués » constituent alors de véritables champs d’expérimentation et soulèvent de nombreuses questions : statut des arts « mineurs », détour par l’art populaire, relation aux traditions artistiques non-occidentales. Cracovie, ville qui est le centre de ce mouvement, rassemble autour des Warsztaty Krakowskie (Ateliers de Cracovie) une nouvelle génération d’artistes qui cherchent un language formel pour l’avenir. Ce foisonnement de réflexions et d’inventions aboutira en définitive à une synthèse de modèles européens, populaires et orientaux. C’est justement cette version particulière du style national “primitivisant”, teinté d’orientalisme qui, en 1925, attirera l’attention de la critique et du public européens (fig. 1).

Edward Said décrit l’orientalisme comme un système binaire de géographie imaginaire par lequel l’Europe s’est définie comme distincte de l’Orient (Said). Selon lui, le discours orientaliste, dépeignant l’Orient comme « l’Autre inférieur », sert finalement à subordonner l’Orient à l’Occident, justifiant ainsi la colonisation. L’une des principales objections soulevées par les opposants à cette théorie est celle de traiter l’Occident comme un tout monolithique (Clarke). Des recherches récentes sur l’orientalisme centre-européen et les processus de réception des influences orientales en Europe centrale prouvent que cette critique est justifiée et que le modèle saïdien ne correspond pas à la description de la situation dans cette partie du continent. De fait, ni la monarchie danubienne ni aucune nation faisant partie de l’empire n’ont jamais possédé de colonies d’outre-mer ou poursuivi un plan d’expansion coloniale2. Par conséquent, l’image de l’Orient dans l’esprit de ses habitants n’a jamais été le résultat d’une relation similaire à la dépendance entre un colonisateur et un colonisé, mais a été façonnée par des contacts constants avec l’Orient, impliquant à la fois des conflits militaires et des relations commerciales.
André Gingrich, reprenant les thèses générales de Said, souligne que l’orientalisme « classique » ne couvre pas tous les modèles de la perception occidentale de l’Orient. Afin de caractériser une variété spécifique d’orientalisme, façonnée sur la « frontière étroite » entre les deux cercles culturels, il propose un concept d’« orientalisme frontalier ». Contrairement à l’orientalisme « classique », celui-ci ne fait pas référence aux territoires d’outre-mer et aux subalternes coloniaux, mais à « notre » frontière et aux rivaux menaçants mais égaux qui l’attaquent (« Frontier Myths of Orientalism » ; « La frontière proche »). Il ne s’agit donc pas d’un discours formé dans le cercle des élites métropolitaines, justifiant l’expansion coloniale et se reflétant dans la science et la culture « supérieure », mais d’un ensemble de mythes et d’images présents dans la culture populaire des peuples vivant à la frontière de deux civilisations.
L’analyse de Gingrich porte sur les relations entre l’Empire des Habsbourg et l’Empire ottoman du point de vue de Vienne, le Turc incarnant l’« Oriental dangereux » et le Bosniaque figurant le « bon Oriental ». La situation des Polonais, avec leur longue tradition nationale et étatique (interrompue à la fin du XIXe siècle par les partages de la Pologne par la Russie, la Prusse et l’Autriche), est quelque peu différente. Appartenant à la culture occidentale, la Pologne est située à l’est des centres les plus importants de cette culture. La proximité et les relations politiques et commerciales avec l’Orient, ainsi que la présence d’intermédiaires naturels (Arméniens, Tatars, Karaïtes), contribuent à une intégration des éléments orientaux dans sa tradition artistique. Déterminée par la situation géographique et politique, cette « orientalité » – selon la définition de Jan Kieniewicz – devient ainsi l’un des facteurs majeurs façonnant l’identité polonaise depuis le Moyen Âge jusqu’au XVIIIe siècle. Elle se manifeste dans la culture populaire, qui adapte des motifs décoratifs et des tissus d’origine orientale, mais aussi à travers des figures telles que Lajkonik, symbole de Cracovie3 (fig. 2).
Mais, contrairement à l’analyse de Gingrich, elle concerne principalement la noblesse – couche dominante de la République des Deux Nations (polono-lituanienne). L’idée du « sarmatisme » et l’adaptation de l’habit d’inspiration levantine en constituent les exemples les plus évocateurs. Conquis par l’esthétique orientale, les Polonais se considèrent néanmoins toujours comme des Occidentaux, car « l’Orient a influencé les arts décoratifs, les vêtements et les armes polonais, mais jamais l’idéologie, la mentalité, le système politique du pays » comme le souligne avec justesse Maria Bogucka. Incarnées dans l’idée du « sarmatisme », ces influences, très présentes encore à la fin du XIXe siècle aussi bien dans la culture populaire que dans la vie des élites polonaises – comme le prouvent notamment les portraits officiels des personnalités du monde politique – seront fortement réévaluées, voire rejetées, par la jeune génération moderniste. C’est à ce moment-là que la traditionnelle « orientalité » polonaise sera remplacée par une vague d’intérêt pour l’esthétique des arts de l’Islam, reflet de la « renaissance orientale » européenne.

Dans l’imaginaire polonais la culture et les arts de l’Islam sont longtemps associés uniquement au Proche-Orient et à son artisanat. Le début du XIXe siècle apporte l’intérêt nouveau pour l’Espagne médiévale, et plus exactement pour Grenade, son histoire et ses monuments4. C’est un écrivain polonais de langue française, le comte Jan Potocki (1761-1815), qui est l’auteur du premier roman fantastique européen inspiré par les traditions mauresques : Manuscrit trouvé à Saragosse (écritsen trois versions : de 1794, 1804-1805 et 1810), publié en 1805 à Saint-Pétersbourg et en 1814-1815 à Paris avant Les Aventures du dernier Abencérage de François-René de Chateaubriand (1827) ou les Orientales de Victor Hugo (1829)5. Potocki n’est pourtant pas le seul en Pologne à s’intéresser aux Maures. À la cour de Stanislas August Poniatowski et autour de la famille Czartoryski, le goût de l’Alhambra s’associe aux modes orientales, surtout aux turqueries, venues de l’Europe de l’Ouest, mais enrichies par la présence d’authentiques accessoires, certains d’une grande valeur artistique, comme ceux provenant du butin de la bataille de Vienne de 1683.
Éprise de la culture du royaume de Grenade, Izabela, née Flemming Czartoryska (1746-1835) – fondatrice en 1801 du premier musée en terre polonaise (à Puławy, partition russe) –, rédige entre 1815 et 1820 un long article sur l’art mauresque pour le Catalogue de la Maison Gothique, et plus particulièrement la partie de sa collection consacrée aux grands héros du monde. Stanisław Kostka Potocki, l’auteur du Winckelmann polonais, première monographie de l’histoire de l’art mondiale en langue polonaise, en fait également l’éloge (O sztuce u dawnych 365-366). À l’époque, comme le remarque Czartoryska,
rares sont ceux qui n’ont pas entendu parler de la victoire des Maures en Espagne, de la splendeur, de l’opulence et du goût raffiné de cette nation. Ayant conquis une partie de l’Espagne… ils ont apporté au pays qu’ils avaient dominé des sciences, de l’artisanat, un savoir-faire exquis, un goût délicat en tout...
Et, en finissant ses réflexions, elle ajoute : « à Généralife..., il ne restait que ce que la main de l’homme ne pouvait emporter (ceci éveille de tristes souvenirs en Pologne !)6 ».
En rapprochant l’histoire des Maures à celle des Polonais, Izabela Czartoryska crée un mythe fonctionnant en Pologne à l’époque romantique, repris et popularisé par Adam Mickiewicz (1798-1855) dans son roman en vers Konrad Wallenrod(1828). De fait, la ballade « Alpuhara », sur le chef maure Almanzor qui, vaincu, gagne la confiance des chevaliers espagnols pour s’en venger ensuite en les infectant de la peste, non seulement résume le destin tragique du héros du poème mais aussi constitue le credo de cette « brochure politique » – au dire de l’auteur – véritable appel à l’insurrection (Mickiewicz 137)7.
Avec la faveur romantique pour Grenade, nourrie par les souvenirs des vétérans des guerres napoléoniennes en Espagne, s’instaure sur les terres polonaises l’intérêt pour l’architecture mauresque, comme en témoignent les traités de Henryk Marconi (1792-1863) Ordres architecturaux de 1828 (O porządkach architektonicznych) et d’Adam Idźkowski (1798-1879) Les différentes formes de l’architecture considérées comme des objets de beauté de 1832 (Kroje architektury)8. Idźkowski, l’auteur du bâtiment orientalisant (détruit) de la gare de Skierniewice (ville située sur l’importante ligne ferroviaire Varsovie-Vienne, appartenant aux tsars), considère le « style arabe » comme style architectural à part entière9. Marconi, partisan du classicisme, s’y oppose, mais introduit des éléments mauresques dans ses projets d’intérieurs pour les palais du général Ludwik Michał Pac (1824-1825) à Dowspuda (1823-1827) et à Varsovie (1824-1828), ainsi que celui d’Anna Dunin- Wąsowicz à Jabłonna, près de Varsovie (1841, détruit) (Bartczakowa)10. Les ensembles orientalisants les mieux conservés sont ceux du palais de Karol Józef Larisch à Osiek (Galicie autrichienne), attribué à Franciszek Maria Lanci, construit entre 1840 et 1885 (Śledzikowski), et du palais de Tytus Działyński à Kórnik (près de Poznań, Grande-Pologne, partition prussienne), le plus intéressant exemple de ce genre en Pologne pour des raisons tant architecturales qu’idéologiques.
Datant du Moyen Âge, le palais de Kórnik est entièrement reconstruit dans les années 1843-1860, selon les plans de Tytus comte Działyński (1796-1861) lui-même, en coopération avec Marian Cybulski, sur la base des projets de Henryk Marconi, Antonio Corazzi (1892-1877) et Karl Friedrich Schinkel (1781-1841) (Kąsinowska). Le nouveau « costume » néo-gothique correspond à la vocation patriotique de la résidence, conçue comme le cadre pour les collections familiales, dédiées à l’histoire et la gloire de la nation. Il est enrichi, dans la partie centrale du palais, par des éléments mauresques. En effet, l’intérieur de la Grande Salle, destinée à la bibliothèque, est fidèlement calqué sur le schéma architectural et les décorations de la Cour des Lions et de la Cour de Myrtes de l’Alhambra (Whelan ; fig. 3). Les seules exceptions à cette règle, les parties supérieures des murs, sont décorées des armoiries de l’ancienne République de Deux Nations (polono- lituanienne).

Faute de sources écrites, cette association d’éléments provenant des univers historiques et culturels si éloignés est longtemps restée une énigme. Działyński ne connaissait pas les monuments de Grenade, mais uniquement leurs « copies » réalisées par Owen Jones pour le Palais de Cristal de Sydenham en 1854, et leurs reproductions ; surtout celles publiées dans The Arabian Antiquities of Spain de James Cavanah Murphy (1815) et Choix d’ornements moresques de l’Alhambra de Girault de Prangay (1841), deux ouvrages de sa bibliothèque. Il s’en est servi pour renforcer le programme iconographique du palais par le message contenu dans le poème de Mickiewicz11. La combinaison unique de motifs mauresques et d’éléments héraldiques polonais se traduisait donc en termes symboliques : la décoration mauresque devait protéger la mémoire du passé glorieux, rappelé par les armoiries de l’ancien Commonwealth, tout comme les murs de l’Alhambra protègent le souvenir de la présence arabe sur la péninsule ibérique, en attendant la renaissance de la Pologne (Whelan 31). Après la mort de Tytus, son fils Jan (1829-1880) change le caractère de la « Salle Mauresque ». Au lieu d’une bibliothèque, elle doit désormais contenir uniquement des collections artistiques et historiques – à celle de son père, il ajoute ses propres collections numismatiques et archéologiques – en devenant ainsi « le musée de Kórnik », comme l’appelle Działyński dans sa correspondance (Kłudkiewicz 33-64).
Au courant mauresque – ou « néo-mauresque » selon la terminologie de l’époque – appartiennent aussi de nombreuses synagogues d’Europe centrale et orientale, construites tout au long de la deuxième moitié du XIXe et au début du XXe siècle12. Parmi les exemples polonais les plus connus on peut citer les synagogues de Łódź, ville de la grande bourgeoisie juive : la grande synagogue (« réformée »), bâtie entre 1880 et 1887 par Adolf Wollf, architecte des temples de Stuttgart et Carlsbad, dont les plans furent officiellement signés par Hilary Majewski, l’architecte de la ville, et la vieille synagogue, rénovée par Adolf Zeligson dans les années 1897-1899 – toutes les deux détruites13. La décoration intérieure la plus spectaculaire, et la mieux conservée, est celle de la synagogue Tempel de Cracovie (synagogue « réformée » construite par Ignacy Hercock en 1860-1862), réalisée par Beniamin Torbe dans les années 1893-1894, avec un ensemble des vitraux aux motifs géométriques orientalisants, unique dans leur genre (Rejduch-Samkowa et Lewicka- Depta 27-31 ; fig. 4)14. Au même groupe appartiennent aussi des tombeaux de personnalités juives, comme Levi Lesser (1884) ou Jakub Eiger (1888) au cimetière de Varsovie. Parmi les synagogues érigées dans les années 1900, conçues par les architectes qui n’étaient pas liés aux milieux juifs, on peut rappeler ici la nouvelle synagogue de Tarnów de Władysław Ekielski, érigée entre 1900 et 1908, et la synagogue de Kielce de Stanisław Szpakowski, bâtie entre 1901 et 1909 (toutes deux détruites), ou encore l’hôpital juif de la Fondation de Maurycy Lazarus, de Kazimierz Mokłowski à Lwów, qui date des années 1898-1903, les trois bâtiments combinant des éléments mauresques et turcs.
La plupart des synagogues orientalisantes en Pologne s’inspirent directement d’exemples occidentaux, surtout la synagogue de Vienne de Ludwig Förster (1853-1858) (Bergman, Nurt mauretański 194-195). Les plus originaux, bien que non-réalisés, sont les premiers projets d’Henryk Marconi pour les synagogues de Łomża (vers 1831) et Varsovie (rue Franciszkańska et rue Daniłowiczowska, 1838-1842), ainsi que la synagogue de Franciszek Tournelle à Włocławek (1854). Pour la conception de la synagogue de la rue Franciszkańska, Marconi utilise un répertoire de formes orientales de provenance principalement turque, codifié par Idźkowski. Cependant, la synagogue de la rue Daniłowiczowska devait être intégralement mauresque15. Dans quelques réalisations apparaissent également des éléments orientalisants de genre byzantin-russe (Konin, 1829-1844), considéré pourtant comme plus approprié aux églises orthodoxes. Comme le souligne Eleonora Bergman, il est difficile de dire quelle était l’influence des autorités juives sur le choix de la forme des synagogues et dans quelle mesure celle-ci dépendait de la décision de l’architecte, dictée par la mode européenne16. Dans ce contexte, les exemples les plus frappants semblent être les réalisations d’Ekielski, Szpakowski et Mokłowski mentionnées plus haut, qui s’inspirent librement des modèles mauresques et turcs.

Au tournant du siècle, les motifs « à l’orientale » deviennent récurrents dans la mode et l’univers visuel, comme en témoignent les romans de l’époque, parmi lesquels La Terre promise (1899) de Władysław Reymont, un grand succès littéraire qui décrit la naissance du capitalisme à Łódź, ou Nouvelle Athènes. Satire sur la Grande Cracovie (1913) d’Adolf Nowaczyński17. Dans les descriptions d’intérieurs mondains, se trouvent des références aux décorations des résidences de l’aristocratie et la grande bourgeoisie des dernières décennies du XIXe siècle, telles que « l’Appartement Turc » du palais des Potocki à Łańcut, avec la galerie des portraits de dignitaires turcs (par l’imitateur de Pierre Paul Sevin), ou les fumoirs dits « salles mauresques » des hôtels particuliers de Karol Scheibler et d’Izrael Kalmanowicz Poznański à Łódź, avec leurs arcs polylobés, ornements arabesques en stuc et en mosaïque, les mieux conservés parmi les ensembles de ce genre (Popławska et Szyburska ; Pałac Poznańskich w Łodzi; Stefański).
À Varsovie, « le costume » oriental, bien que moins prisé, est aussi présent. La façade « mauresque » de l’immeuble au 18 rue Dzielna, érigé dans les années 1880 et détruit pendant la guerre (Zieliński 62), est un cas d’école. Deux immeubles au 72 rue Marszałkowska et au 22 avenue Ujazdowskie, conçus par Józef Pius Dziekoński (1844-1927) vers 1890-1900, généralement décrits comme néo-gothiques, ne sont pas sans rappeler les mêmes références stylistiques introduites à Varsovie par Marconi (Bergman, « Architektura synagog warszawskich »).
La seule réalisation orientalisante à Cracovie est la « Maison turque », au 31 rue Długa, réaménagée pour Artur Teodor Rayski par Henryk Lamensdorf (1876-1928) en 1910. Insurgé de 1863, puis officier de l’armée turque, Rayski opte pour l’introduction de trois minarets comme couronnement de la façade et des mosaïques aux motifs d’arabesque comme décoration des sols – Lamensdorf les utilise aussi dans ses autres réalisations, notamment au 6 rue Bonerowska (1906)18. Excepté pour la « Maison turque », les influences orientales sont perceptibles dans les mosaïques au sol et les revêtements muraux, comme ceux des décors de glaçures colorées de type cuerda seca, dans le vestibule de l’immeuble au 8 rue Paulińska, réalisé vers 1914 par Jozue Oberleder (1883-1962). Les carreaux de céramiques, aux couleurs chatoyantes, les compositions décoratives et technologiques complexes, proviennent surtout des manufactures étrangères, telles que Villeroy & Bosch ou Rako à Rakovnik (en Bohême), mais parfois aussi locales, comme Skawina (près de Cracovie).
Si les projets architecturaux des synagogues et la décoration intérieure des palais de l’aristocratie et la grande bourgeoisie s’inscrivent encore dans le courant orientaliste de la fin du XIXe siècle, ils révèlent déjà d’une volonté typique des décennies qui précèdent la Grande Guerre par la place accordée aux principes décoratifs puisés dans l’univers islamique. Ils trouveront en quelque sorte le contrepoint dans les propositions des représentants du mouvement de renouveau des arts appliqués polonais : céramiques, tissus, kilims, influencés par l’art populaire polonais d’une part, et les traditions artistiques orientales de l’autre.
En fait, au tournant des XIXe et XXe siècles, une vague d’intérêt renouvelé pour l’art du Proche- Orient atteint l’Europe centrale. En Pologne, cette « nouvelle renaissance orientale » – comme la définit Suzanne Marchand19 – coïncide avec l’émergence du japonisme : les deux courants se développent presque simultanément, en se fondant sur des principes similaires et en utilisant le même réseau d’institutions et d’échanges d’informations (Kluczewska-Wójcik, « Go East »). L’introduction de nouveaux modèles, hétérogènes par rapport aux traditions artistiques européennes, sera un agent stimulateur de la transformation du système esthétique dans lequel les formes orientales deviendront la clé d’expression de la modernité dans les arts décoratifs. Grâce à l’engagement personnel de quelques amateurs, tels que Feliks Jasieński (1861-1929) ou Włodzimierz Kulczycki (1862-1936), la connaissance des arts décoratifs islamiques s’approfondit, les catalogues et publications spécialisées forment les bases de la future recherche scientifique et réflexion artistique (Kluczewska-Wójcik, « Orientalisme versus orientalité »). Jasieński, collectionneur et mécène, donateur du Musée national de Cracovie, féru de tapis orientaux, mais aussi d’art japonais, représente le mieux voire incarne ce mouvement.
Cette révolution ne serait pas possible sans l’introduction dans l’espace public d’œuvres en provenance du Proche et de l’Extrême-Orient, ces dernières récemment découvertes, les premières redécouvertes ou réévaluées. En Europe, leur visibilité augmente considérablement grâce aux Expositions universelles. À l’Est, c’est la Weltausstellung de Vienne de 1873 qui joue un rôle majeur, l’un de ses objectifs étant de promouvoir les relations « privilégiées » de l’Empire austro-hongrois avec l’Empire ottoman et la Perse, ouvrant ainsi la voie à de nouveaux marchés aux investisseurs occidentaux. Par la suite, les arts islamique et japonais entrent dans les collections publiques, ou privées mais ouvertes au public. Dans un premier temps, il s’agit de musées des arts appliqués, réunissant des modèles pour l’artisanat en développement. La plupart des premiers collectionneurs et mécènes d’arts orientaux sont d’ailleurs liés au commerce et à l’industrie. Ils s’inspirent en général du South Kensington Museum de Londres, comme le Musée technologique et industriel du docteur Adrian Baraniecki (1828-1891) à Cracovie (Beiersdorf ; Więcek et Dolińska ; Hapanowicz).
Fondé en 1868, le Musée Baraniecki réunit des collections industrielles, d’artisanat et d’arts décoratifs, avec une forte présence d’art oriental. Faute de locaux convenables, il fonctionne principalement comme une école d’art, organisant des ateliers et des cours pour les artisans, ainsi que des cours supérieurs pour femmes (le « Baraneum »), les premiers de ce type en Pologne. En 1901, le musée reçoit en dépôt la collection de la société de l’Art appliqué polonais (Polska sztuka stosowana) nouvellement créée (Huml, Polska sztuka stosowana). Après la réorganisation postulée par les membres de la Société, le musée s’installe dans son nouveau siège, construit en 1910-1913 d’après les projets de Tadeusz Stryjeński et Franciszek Mączyński. Le bâtiment, dont la construction en béton armé est cachée derrière une façade monumentale de Józef Czajkowski, avec des intérieurs conçus par Czajkowski, Karol Homolacs, Wojciech Jastrzębowski et Henryk Uziembło, devient une vitrine du mouvement. Les publications et les expositions organisées par la société de l’Art appliqué polonais préparent le terrain pour les activités des artisans et des artistes associés dans les Ateliers de Cracovie (Warsztaty Krakowskie), qui fonctionnent à partir de 1913 auprès du musée (Huml, Warsztaty Krakowskie ; « Warsztaty Krakowskie »).
L’objectif premier des artistes groupés autour des Ateliers de Cracovie est de développer un style national fondé sur l’art populaire polonais. Ils rejettent toutefois l’imitation directe de motifs folkloriques, se concentrant plutôt sur l’application des règles de traitement des formes inhérent à cet art. Cette leçon est enrichie par la lecture des principes régissant les arts décoratifs orientaux : « capacité d’extraire des effets intéressants par une combinaison appropriée de formes contrastantes », « sens de la décoration ornementale, très développée et raffinée au fil des siècles de travail, même lorsqu’elle est basée sur des formes dérivées de la nature », mais surtout « composition mûre, strictement ornementale, logiquement liée à la forme et à la fonction » de l’objet (Przewodnik 69, 36-37).
Le peintre et théoricien de l’art Karol Homolacs (1874-1965), l’un des fondateurs des Ateliers, préconise l’accord parfait de la forme et de l’ornement. Selon lui, l’ornementation ne consiste pas à imiter la nature mais à grouper les éléments suivant un certain rythme :
Ces éléments de forme sont toujours en rapport avec la matière dans laquelle l’ornement a été travaillé, et avec l’outil qui a servi à l’exécuter, de sorte qu’ils trahissent régulièrement leur origine matérielle, autrement dit technique ; par contre, le rythme qui décide de leur groupement émane d’une source immatérielle (L’Ornementation 3).
C’est pourquoi, ce n’est pas l’étude de la nature mais les exercices (« procédés ») techniques qui forment la base de sa méthode pédagogique qui
appliquée aux éléments concrets de la forme…développe chez l’élève le sens du rythme en général et permet en même temps au maître de corriger ses travaux avec toute l’objectivité nécessaire qui ne met aucune entrave au développement de l’intuition artistique (L’Ornementation 8 ; voir aussi Podstawowe zasady budowy et Budowa ornamentu).
Dans son œuvre décorative multiforme – meubles, kilims, objets en métal, reliures de livres, pochoirs – Homolacs met toujours en valeur les propriétés du matériau et la « vérité » technologique de la méthode de fabrication, en les associant aux nouvelles règles d’ornementation (fig. 5). Cette tendance est lisible aussi dans les réalisations des autres adhérents des Ateliers : meubles de Wojciech Jastrzębowski (1884-1963), reliures de Bonawentura Lenart (1881-1973), vases et autres objets en métal de Kazimierz Młodzianowski (1880-1928) (Kluczewska- Wójcik, « Les années 1910 » ; fig. 6, 7).



Mais c’est dans les kilims qu’elle trouve sa meilleure expression. La grande échelle de l’ornement, le nombre restraint des couleurs soigneusement sélectionnées et une composition compacte : telles sont les traits caractéristiques des kilims de Kazimierz Brzozowski (1871-1945), Karol Tichy (1871-1939) ou Józef Czajkowski (1872-1947 ; fig. 8). Mais leur qualité visuelle la plus frappante est une certaine « logique » décorative qui permet d’intégrer des éléments nouveaux dans une structure – un schéma de composition – traditionnelle. Hybridation réussie des modèles orientaux et des productions traditionnelles polono-ukrainiennes, ils deviendront d’une certaine façon la marque distinctive de la nouvelle école décorative polonaise (Warchałowski 32).
Les batiks « javano-cracoviens » sont un autre produit phare des Ateliers (Niezwykłe spotkania). Fabriqués par des jeunes apprentis de l’atelier de batik, fondé par Antoni Buszek (1883-1954) sur le modèle de l’Atelier Martine de Paul Poiret, ils puisent dans le répertoire des motifs organiques, d’origine orientale ou indigène, en simplifiant la composition, régie toujours par les lois de la symétrie, appropriée à l’art naïf (fig. 9). Leur forme et leur popularité sont dues à la conjonction de plusieurs facteurs : l’intérêt pour les tissus javanais et la présence de batiks dans la collection de Jasieński et celle du Musée technologique et industriel, la tradition des costumes polonais avec leurs ceintures décoratives, devenues à leurs tours l’objet de collection, et enfin, la mode de l’exotisme et le coût très abordable des châles et autres tissus ou objets en bois décorés à l’aide de cette technique.
Dans le cadre du mouvement décoratif orientalisant s’inscrivent aussi les activités des artistes tels que le céramiste Stanisław Jagmin (1875-1961), qui n’appartient ni au groupe d’avant-garde cracovien ni aux cercles académiques officiels. À la fois sculpteur et potier, c’est en créateur solitaire qu’il pousse les possibilités de la matière à leurs limites en bousculant les barrières entres les arts. Autodidacte, dans ses mémoires rédigés à la fin de sa vie, il décrit ses années formatrices à Paris entre 1904 et 1905 :
À l’époque, à Paris, toute une série d’artistes se consacraient à la céramique : Jean Carriès, Chaplet, Müller, Metthey, Mougin, et plusieurs autres, comme Clément Massie de Golf Juan qui se vendait très bien et qui avait sa propre boutique sur l’avenue de l’Opéra. On se passionnait pour un grès cérame ou un grès flammé… Mise à part Sèvres, où j’allais, tout comme au musée de Versailles et aux anciens palais royaux de Saint-Germain et Fontainebleau, il m’était difficile de gérer mon temps. À cela s’ajoutait encore le travail pour les frères Mougin. Artistes-céramistes, ils avaient un atelier où ils fabriquaient et cuisaient tout de leurs propres mains. Je les aidais gratuitement et nous sommes devenus amis20.
De retour à Nieborów (près de Varsovie), influencé par la céramique orientale et orientalisante, il commence à expérimenter de nouvelles formes et matériaux, et surtout de nouveaux types de glaçures (fig. 10). Remarquées à la première exposition de l’artiste à Varsovie – la première de ce genre en Pologne – ses productions constituent, selon la critique de l’époque, un vrai tournant dans les arts décoratifs polonais. De fait, contribuant à la diffusion des nouvelles techniques et formes de céramique, puis en transférant ses découvertes technologiques à son œuvre sculpturale, Jagmin mérite pleinement le titre de précurseur de la céramique moderne polonaise.



La voie qu’il ouvre sera suivie par des représentants de générations et formations stylistiques différentes, tels que Rudolf Krzywiec (1895-1982), responsable de l’atelier de céramique de la société Ład (L’Ordre) fondée en 1926 à Varsovie ; Julian et Mika Mickun, ou les artistes et artisans associées à l’École nationale de poterie de Kołomyja (créée en 1876). Les influences de la céramique islamique seront perceptibles dans les projets d’artistes issus d’horizons si éloignés que Kazimierz Stabrowski (1869-1929), peintre orientalisant académique et premier directeur de l’École des beaux-arts de Varsovie (1904) ou l’architecte Tadeusz (Tadé) Sikorski (1852-1940), directeur de l’École de Kołomyja entre 1881-1882, puis designer et directeur artistique de la Manufacture de porcelaine Zsolnay à Pécs, marié à Julia, fille de Vilmos Zsolnay, le fondateur de la manufacture et auteur notamment de la décoration du Musée d’arts décoratifs de Budapest (Hagedorn, Auf der Suche nach dem neuen Stil 56-63 ; Strasz; Gałusek).
Avec la renaissance de l’État polonais, les années qui suivent la Grande Guerre sont marquées par la recherche du caractère national dans l’art. Cette recherche se nourrit des idées et des expériences des décennies précédentes, surtout liées au mouvement général d’intérêt pour les arts décoratifs des artistes et artisans regroupés autour des Ateliers de Cracovie. Une image cohérente de leurs réalisations ne sera présentée qu’à l’Exposition de 1925 à Paris, en confirmant leur rôle dans la formation du style national en Pologne et en leur apportant un succès sur la scène culturelle internationale (fig. 11).

« Tant dans ses grandes lignes que dans ses moindres détails, [le pavillon polonais] offre une unité parfaite et est aussi polonais qu’il est possible de l’être, et aussi moderne et aussi traditionnel, dans le meilleur sens du mot », écrit Gabriel Mourey (310). La section polonaise de l’Exposition des arts décoratifs parviendra à créer ainsi une image de la modernité sophistiquée, ancrée dans la tradition et la culture populaire vivante et nourrie du concept renouvelé de l’art oriental, conçu comme l’une des expressions de cette modernité.










