Abstract: Although the place of music in the French political imagination has recently been the subject of fruitful research, it remains a blind spot in the study of French cultural exchange. This can be explained by the non-verbal nature of musical events, or the relative technicality of their study. This article shows how the Association d'expansion et d'échanges artistiques contributed to the promotion of French musicians in Cairo between the late 1920s and the late 1930s.
Keywords: French Association for Artistic Action, cultural diplomacy, music, cultural life in Cairo, interwar.
Articles
Une diplomatie du concert La présence musicale française au Caire dans les années 1920 et 1930

Publicación: 01 Abril 2021
Malgré l’attention récemment portée sur l’importance de la musique dans la diplomatie (Ramel et Prévost-Thomas), elle reste un point aveugle dans l’étude des politiques culturelles françaises au début du XXe siècle. On peut l’expliquer par le caractère non verbal des manifestations musicales ou la relative technicité que suppose leur étude. La place de la musique dans l’imaginaire politique français a pourtant été l’objet de recherches fécondes. L’historienne américaine Jann Pasler, dans une stimulante synthèse, a montré de façon convaincante que la musique tenait une place capitale dans la philosophie politique de la Troisième République. Elle a proposé une généalogie de ce statut particulier, qui remonterait aux fêtes révolutionnaires de la fin du XVIIIe siècle, qui ont ancré la pratique instrumentale dans les traditions républicaines (Pasler).
Il n’est donc pas étonnant de constater l’importance de la musique dans la politique étrangère française. Elle doit en effet défendre, hors des frontières nationales, l’art et la culture français, dont elle illustre l’excellence. L’Association française d’expansion et d’échanges artistiques (AFEEA), rebaptisée en 1934 Association française d’action artistique (AFAA), a été investie de cette mission. À sa création offcielle en 1922, à l’initiative d’un groupe d’artistes et d’hommes politiques soucieux de promouvoir dans le monde la création artistique française2, le choix de son premier directeur, le célèbre pianiste Alfred Cortot (1877-1962), manifeste l’importance que l’AFEEA accorde à la musique (Piniau). De 1922 à 1938, l’Association est dirigée par un autre amateur de musique, Robert Brussel (1874-1940). Arrivé à la diplomatie pour faire entendre la musique française dans le monde, il est le promoteur infatigable des musiciens français, dont il est souvent très proche. Sa culture musicale et sa connaissance des cercles musicaux parisiens lui permettent de tenir la baguette d’une entreprise qu’il dirige pratiquement seul jusqu’en 1938, lorsqu’il est remplacé par Philippe Erlanger3.
Actrice décisive de la diplomatie musicale française, l’AFEEA/AFAA se situe à l’interface de la sphère politique à l’origine du projet musical français, des musiciens qui le réalisent, et des relais sur lesquels elle s’appuie à l’étranger. Cette association est particulièrement active en Europe et dans les pays où la francophonie est forte. Dans les pays arabes, elle s’illustre donc notamment au Liban, ainsi qu’en Égypte, où elle rencontre les goûts et les envies des élites francophones et francophiles. La dispersion des archives de l’Association entre les fonds du ministère des Affaires étrangères et le département de la musique de la Bibliothèque nationale de France, et leur classement hasardeux, ont fait qu’elles ont été jusqu’à présent peu exploitées4.
La présence française en Égypte, en raison de modalités politiques particulières, a pris la forme d’une diplomatie largement culturelle. Elle s’est donc appuyée sur un personnel original, à la fois diplomatique et artistique, spécialiste des enjeux culturels, qui avait la responsabilité d’organiser et de faire vivre une riche activité musicale au Caire. Malgré des fluctuations, entre 1920 et 1940, ces efforts ont donné lieu à de nombreux concerts et manifestations musicales françaises. Ces représentations, dans leur diversité (en matière de taille des ensembles, de durée des tournées, de répertoire), visaient un même objectif : promouvoir en Égypte la musique française, ses compositeurs, en particulier les plus modernes, et ses interprètes.
Depuis le protectorat de facto établi sur l’Égypte par les Britanniques en 1882, la France a abandonné l’ambition d’y exercer une domination politique ou militaire, ou même une influence telle que celle qu’elle avait eue à l’époque de Méhémet Ali et de ses successeurs. Elle a dû trouver des modalités différentes pour y conserver une assise et défendre ses intérêts, notamment économiques. Les gouvernements français ont donc veillé à soutenir le développement d’un vaste réseau d’écoles françaises, souvent congréganistes et catholiques : les jésuites du Caire, les Sœurs de Notre-Dame des Apôtres ou du Sacré-Cœur forment les élites – hommes et femmes – de la bonne société égyptienne où s’illustre particulièrement une bourgeoisie levantine francophone, celle des « Syriens d’Égypte » qui passent souvent leurs vacances au Liban, voyagent à l’occasion en France. Plus généralement, dans la société égyptienne, à l’instar des khédives puis des rois, les élites sont francophones et le restent jusqu’à la révolution des Offciers libres. Elles envoient souvent leurs enfants poursuivre leurs études supérieures en France, même si l’entre-deux-guerres voit une diversification des destinations, notamment vers la Grande-Bretagne ou l’Allemagne. Une bourgeoisie ou une petite bourgeoisie « levantine » plus modeste, juive ou chrétienne, s’attache alors à la francophonie grâce à ces écoles. Jusqu’aux années 1960, les grecs-catholiques d’Égypte forment une élite culturelle francophone brillante, comme l’œuvre de Robert Solé, lui-même issu de ce milieu, l’a montré (Philipp). Le réseau d’écoles françaises, au cœur de la politique française (Abécassis ; Gérard-Plasmans), a donc permis de diffuser au sein de la jeunesse égyptienne, élites comme classe moyenne, la connaissance de la langue, de la littérature et plus généralement le goût de la culture française.
Cette implantation scolaire a constitué un terreau fertile pour une présence culturelle plus générale : on sait la place importante qu’a occupée la littérature française en Égypte, ainsi que celle du français dans la littérature égyptienne (Lançon). Cette imbrication révèle la présence de l’art et de la culture français au sein d’une élite intellectuelle égyptienne. Dans son journal intime, le compositeur, chanteur et chef d’orchestre Reynaldo Hahn a décrit son voyage en Égypte de 1932 (Journal de voyage en Égypte). Il y a donné une série de récitals-conférences. Il rapporte qu’à l’issue des représentations, le public, composé de jeunes égyptiens cultivés et férus de culture française, lui posait beaucoup plus de questions sur Marcel Proust que sur les compositeurs dont il vient d’interpréter les œuvres. Cette anecdote révèle que ces jeunes levantins non seulement connaissaient Proust, mais aussi la relation qui unissait le musicien et l’écrivain. C’est ce réseau scolaire et cette implantation culturelle française qui, avec la diffusion massive du piano depuis le XIXe siècle, puis du disque et l’importation de partitions dans l’entre-deux-guerres, ont permis de promouvoir un certain goût et de faciliter la reconnaissance de certaines œuvres. Dans cette promotion de la culture française, la musique a donc occupé une place non négligeable.
À l’issue de la Première Guerre mondiale, en 1920, une note manuscrite du critique Robert Brussel prévoyait le développement d’une vie musicale française en Égypte, essentiellement au Caire et dans une moindre mesure à Alexandrie. Les Français résidant au Caire lui avaient assuré qu’elle rencontrerait les aspirations d’un public occidentalisé et que son succès renforcerait effcacement le prestige de la France. Robert Brussel pensait alors pouvoir s’appuyer sur le gouvernement égyptien, favorable au développement de la musique européenne et enclin à entretenir une relation culturelle privilégiée avec la France, en contrepoids de la domination politique britannique. L’Égypte devient formellement indépendante en 1922, et sa monarchie se dote d’une Constitution en 1923 : c’est l’âge libéral, qui autorise beaucoup d’audaces culturelles dans la population de langue et culture arabes comme dans les cultures cosmopolites alors très vivantes en Égypte. Rappelons que l’Égypte compte alors d’importantes communautés grecque (Dalachanis) et italienne (Turiano et Viscomi) – qui sont également francophones (Chiti). En 1928, alors qu’il venait de prendre la tête de la nouvelle direction générale des Beaux-Arts d’Égypte, Louis Hautecoeur dressa un état des lieux de la vie artistique cairote (Hautecoeur). Il indiquait que les autorités égyptiennes, y compris le roi Fouad, cherchaient à s’appuyer sur les Français ainsi que sur les Italiens, dont le prestige lyrique était mondialement reconnu, pour organiser au Caire des manifestations musicales, orchestrales et d’opéra. Si des ensembles allemands ou anglais se rendirent aussi à l’occasion en Égypte et au Caire, les politiques musicales nationales véritablement organisées en Égypte étaient bien italiennes et françaises. Le gouvernement égyptien fut également à l’origine de l’invitation d’ensembles musicaux européens dont il finança les tournées au Caire. C’est donc la coopération entre des acteurs publics français et égyptiens qui permit la programmation de manifestations musicales françaises au Caire.
Cette volonté égyptienne rencontre l’extraordinaire vitalité de la musique française de l’époque. La fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle représentent pour elle un âge d’or. Du côté des compositeurs, leur nombre et leur renommée (sans prétendre à l’exhaustivité, on peut mentionner Satie, Debussy, Ravel, Saint-Saëns, Berlioz) font de Paris une capitale musicale mondiale particulièrement attractive et rayonnante. Le conservatoire de Paris accueille les plus grands interprètes, dont certains viennent de l’étranger (Georges Enesco en est un exemple), et alimente les rangs déjà bien garnis des grands instrumentistes et des chanteurs et chanteuses français.
La mise en place de la politique musicale française au Caire impliqua des acteurs nombreux et divers, provenant à la fois de France et d’Égypte. L’organisation de fréquentes tournées françaises au Caire requérait l’existence d’un personnel spécialisé ayant des traits originaux, formant un « monde de l’art » (Becker). Ce personnel a pris en charge l’ensemble du processus, diplomatique et artistique, qui présidait à l’organisation des manifestations musicales françaises en Égypte, de l’émission du projet à la formation du public. Robert Brussel était en première ligne, et l’Association qu’il dirigeait prit l’entière responsabilité de la politique musicale française en Égypte. Si son directeur correspondait avec d’autres membres du champ politique français, comme le ministre des Affaires étrangères ou celui de l’Instruction publique (qui prit le nom, à partir de 1932, d’Éducation nationale), Brussel fit en réalité cavalier seul sans avoir véritablement de comptes à rendre. En France, il s’appuyait sur des collaborateurs variés, dont le concours était requis pour le bon déroulement des tournées françaises au Caire : les éditeurs de musique, les orchestres dont les musiciens devaient prendre congé (car les ensembles français qui se faisaient entendre au Caire étaient souvent constitués de musiciens de différents orchestres réunis pour la circonstance), les sociétés de transport auxquelles Brussel demandait des réductions, et enfin et surtout, les musiciens eux-mêmes, dont Brussel était le principal interlocuteur, sinon l’unique. Ses correspondances révèlent qu’il fut l’ami personnel de beaucoup de ceux qui vinrent au Caire.
Robert Brussel avait également de nombreux contacts en Égypte où, de l’engagement pour un concert à la réservation de la chambre d’hôtel pour le musicien, il fallait organiser la tournée. S’il ne pouvait pas toujours agir directement au Caire, il pouvait compter sur l’aide de relais sur place. Outre l’acteur public égyptien, la France s’appuyait non seulement sur des agents de l’État égyptien, mais aussi sur des fonctionnaires français en poste en Égypte. Le ministre de France au Caire apporta un appui matériel plus qu’artistique, car son autorité était limitée en la matière. En revanche, le directeur ou contrôleur général des Beaux-Arts au sein du ministère de l’Instruction publique égyptien, qui se trouvait être durant les années 1930 un Français, fut le véritable dépositaire de la politique musicale française en Égypte. Inaugurée par Louis Hautecoeur (Volait), la direction des Beaux-Arts est ensuite occupée par Charles Terrasse, fils du compositeur Claude Terrasse, à partir de 1931, puis par Georges Rémond5. Le directeur général des Beaux-Arts fut le principal interlocuteur de l’Association d’expansion artistique française et joua un rôle majeur. Il fut impliqué tout au long de l’organisation des tournées françaises au Caire6. Il en émit parfois l’idée, et les accompagna dans toutes les étapes de leur mise en œuvre. À leur arrivée en Égypte, les musiciens français pouvaient trouver un appui auprès de lui. Il s’assurait du bon déroulement de leurs représentations.
Le projet musical français en Égypte s’appuyait également sur des particuliers, français comme égyptiens. Des Français d’Égypte d’abord, soucieux que leur art national s’épanouisse en Égypte. C’est notamment le cas de Madame Delprat, trésorière de la Société des concerts d’Alexandrie, où elle résidait, et d’où elle obtint des réductions de frais de transport, des promesses de concerts en même temps qu’elle s’y chargeait de la promotion des musiciens français (Delprat). Le musicien Reynaldo Hahn évoque ainsi, dans son journal intime, un dîner qu’elle organisa en son honneur (Journal de voyage en Égypte). D’autres Français qui oeuvrèrent en faveur de la musique française au Caire animaient des sociétés musicales égyptiennes, dont le nom exact varie selon les sources et qui, composées de notables européens et égyptiens, voulaient acclimater et favoriser en Égypte la musique européenne, sa connaissance et ses manifestations. Les membres français de ces sociétés, Émile Miriel et Marcel Vincenot (qui se succèdent par ailleurs à la tête du Crédit foncier égyptien), correspondent fréquemment avec Robert Brussel et se font les relais de son projet en Égypte. Les deux hommes usent de leur influence pour que des musiciens français y trouvent des engagements au Caire ou à Alexandrie. Le rôle prépondérant joué par ces différentes sociétés met en lumière le rôle des Égyptiens eux-mêmes dans l’organisation d’une vie musicale française au Caire. À la tête de la Société de musique d’Égypte se trouve Mahmoud Bey Khalil, dont l’épouse française, Émilienne Luce, était amatrice de musique. Il fonde en 1924 la Société 7des amis des beaux-arts du Caire, qui regroupe des membres de la famille royale, des financiers, des ingénieurs britanniques, français et italiens y travaillant. En 1937, il devient le commissionnaire du pavillon égyptien de l'exposition universelle de Paris et, sur une proposition du ministre de l’Éducation nationale Jean Zay, est promu grand officier de la Légion d'honneur (Torres-Bodet).
Son parcours reflète une très grande francophilie, propre aux élites égyptiennes, et qui a probablement débuté lors de ses études au lycée français du Caire. C’est un amateur d’art, en particulier français, qui mène une carrière politique (il sera notamment ministre de l’Agriculture et président du Sénat). Outre la Société des beaux-arts d’Égypte, qui reflète son goût pour l’art et qui, du fait de sa francophilie, en fait un promoteur de la culture artistique française, il est président dans les années 1930 de la Société de musique d’Égypte, association pour le développement et l’encouragement de la musique, installée au Caire, au no. 9 de la rue Maghrabi (Brussel et Lazare-Lévy, a et b). L’implication de Mahmoud Bey Khalil dans le développement et l’épanouissement d’une activité musicale française dans la capitale égyptienne peut aisément être perçue comme la manifestation de la volonté publique égyptienne d’y favoriser l’art occidental (Mestyan).
Il arriva que des troupes entières, composées de musiciens, tuttistes comme solistes, de chanteurs, dont des choristes, de chefs, et éventuellement de danseurs, fassent le voyage. Ce fut le cas de la grande saison française de l’Opéra du Caire de 1938, où ne se produisirent que des interprètes français. Rappelons au passage que cet opéra, répondant au goût du khédive Ismaïl pour l’art lyrique, avait été inauguré le 1er novembre 1869, avec une représentation de Rigoletto, de Verdi (faute d’avoir pu être achevé à temps, Aïda n’y fut créé que deux ans plus tard, contrairement à ce qui est souvent affrmé). En 1938, le choix du gouvernement égyptien de favoriser une saison lyrique française se fait évidemment au détriment d’une tournée italienne8. Dans le contexte d’une concurrence politique avec l’Italie mussolinienne, une telle tournée est décisive pour le corps diplomatique français.
Le plus souvent, toutefois, c’étaient des ensembles plus modestes, de quelques musiciens, qui partaient en tournée. Parfois, seuls des solistes ou des chefs faisaient le déplacement. L’emploi de musiciens locaux, dont il ne faut pas négliger l’importance, permettait de réduire les coûts des tournées, car, outre leur salaire raisonnable, ils étaient déjà sur place. Si certains musiciens d’Égypte étaient d’ailleurs des étrangers comme le père de Dalida, un Italien violoniste à l’Opéra du Caire, ou comme les deux oncles maternels de Claude François, violonistes d’origine italienne à Ismaïlia, les musiciens qui accompagnent les tournées de musiciens français sont le plus souvent égyptiens et formés en Égypte, parfois dans des conservatoires dits « européens » du fait de leur direction, de leurs enseignants et de leurs méthodes, et se consacrent à la musique classique, non à la musique orientale. Les professeurs de piano, qui enseignaient aux jeunes filles de la bourgeoisie, étaient aussi nombreux. Le plus célèbre était Ignace Tiegerman, secondé par les professeurs du conservatoire qu’il dirigeait au Caire et qui faisait concurrence au conservatoire Léviste. Un de ses élèves, Henri Barda, qui a ensuite connu une brillante carrière en France, où il a poursuivi son apprentissage auprès de Lazare Lévy (dit Lazare-Lévy), a pu témoigner de leur activité (Entretien Barda). Il y avait donc une pratique assez répandue de la musique classique à l’occidentale dans les deux principales villes d’Égypte. Plus généralement, aucun concert français n’aurait pu avoir lieu au Caire sans qu’un personnel technique égyptien n’assure la part matérielle de l’organisation des tournées. Comme l’a souligné Howard Becker, ce personnel, relais discret de la politique musicale française en Égypte, était indispensable au développement d’un monde de l’art.
Il était donc capital de s’assurer de la disponibilité des « musiciens de renfort », dont l’AFEEA mesurait l’importance. Lorsqu’il prit en 1927 ses fonctions comme directeur général des Beaux- Arts d’Égypte, Louis Hautecoeur préconisa ainsi l’ouverture d’un conservatoire français au Caire, qui s’ajouterait au conservatoire de musique orientale déjà existant. De cette façon des musiciens égyptiens seraient formés aux musiques occidentales et seraient capables de jouer facilement les pièces de compositeurs français qui seraient données au Caire. Les sources prouvent qu’il existe bien, à la fin des années 1920 et durant les années 1930, un conservatoire français privé au Caire. Il est dirigé par deux très bons pianistes, M. et Mme Léviste, qui avaient été les élèves d’Alfred Cortot au Conservatoire national de Paris9. Au-delà de l’enseignement qui y est dispensé, ce conservatoire assure une vie musicale à laquelle participent professeurs et élèves. Les examens, pour lesquels on invite des musiciens de l’École normale de musique de Paris10, et surtout les auditions du conservatoire, sont l’occasion de faire entendre de la musique classique, souvent française, car le conservatoire Léviste souhaite représenter l’école musicale française en Égypte.
L’organisation des tournées des musiciens français en Égypte suit le plus souvent une trame donnée. Lorsqu’un musicien français souhaite se faire entendre au Caire, pour accroître son prestige et sa reconnaissance internationale (et peut-être y passer une partie de l’hiver), il en informe l’AFEEA/AFAA, en ayant parfois déjà obtenu des engagements pour des concerts grâce à ses propres contacts. Dans la majorité des cas, les musiciens s’adressent à Robert Brussel pour obtenir un soutien financier qui prend la forme d’une subvention ou d’une réduction des frais de transport (Brussel et la Compagnie des messageries maritimes), de façon à rendre l’entreprise rentable. Il est fréquent qu’un passage au Caire s’inscrive dans une tournée plus longue : le plus souvent, les musiciens donnent deux concerts au Caire et à Alexandrie, ainsi qu’un à Ismaïlia. Parfois, ils se rendent également au Liban et en Syrie.
La presse cairote fait souvent mention des tournées de ces musiciens français, et spécialement deux journaux francophones : Comœdia et Le Courrier du Caire. Deux journalistes en particulier, dont l’une a un nom français, Adèle Noël, l’autre un nom italien, Silvio Lumbroso, couvrent les tournées françaises avec beaucoup de précision11. Il est diffcile de savoir si l’AFEEA/AFAA a systématiquement pris part à l’organisation des tournées qu’ils mentionnent, car les documents conservés aux Archives diplomatiques n’en gardent pas la trace. Il est donc assez probable que certains musiciens n’aient pas eu recours à l’aide de Robert Brussel et de l’AFEEA/AFAA, ayant trouvé par eux-mêmes des engagements qu’ils estimaient rentables.
À mesure que passèrent les années, la politique musicale française au Caire se précisa dans sa conceptualisation et prit plus de corps grâce à l’implication de plus en plus systématique de l’acteur public français. À la fin des années 1930, Robert Brussel prend en charge la totalité de l’organisation des tournées françaises, alors qu’au début de cette décennie, son implication restait ponctuelle et ciblée. Les correspondances qu’il échange avec Robert Casadesus en 1930 (Brussel et Casadesus), puis avec Lazare-Lévy de 1937 à 1939 (Brussel et Lazare-Lévy, a et b), témoignent de cette différence. Les tournées de la fin des années 1930 sont donc mieux documentées que les concerts français des années 1920, qu’on connaît avant tout à travers les articles publiés dans la presse cairote de langue française. Robert Casadesus et Lazare-Lévy sont des pianistes de tout premier ordre, tous deux grands interprètes du répertoire français, et célèbres en tant que tels dans le monde entier. Le second se distingue comme un grand interprète de Chabrier, dont Henri Barda rappelle la délicatesse avec laquelle il en exécutait l’œuvre (Entretien Barda). Si la tournée du premier ne donne lieu qu’à un rapide échange (Casadesus envoie un courrier pour demander une subvention et Brussel lui répond pour lui faire savoir qu’elle lui a été accordée), celle du second suscite une correspondance fournie. Lazare-Lévy a en effet du mal à être engagé pour donner des concerts au Caire où il souhaite se rendre. Pendant deux ans il écrit très fréquemment à Robert Brussel avant de parvenir à se rendre en Égypte. Comme il le suppose lui-même, il est probable que la consonance juive de son nom ait contribué à ces diffcultés.
Au Caire, comme on l’a vu, le relais principal de Robert Brussel est le directeur général des Beaux-Arts d’Égypte. Il assiste les musiciens, notamment sur le plan logistique. Lorsque sont impliqués des dizaines de musiciens, il faut en effet prévoir un long séjour, et répondre aux exigences des transports ou du logement de ces derniers. Son pendant égyptien est indéniablement Mahmoud Bey Khalil, avec lequel les musiciens français semblent toutefois avoir eu peu de contacts, peutêtre en raison de son caractère particulièrement discret.
Dans l’entreprise diplomatique de promotion de la musique française au Caire, ce sont bien les musiciens français qui sont en première ligne. S’ils n’interviennent pas dans l’élaboration de la politique musicale à proprement parler, c’est à eux qu’il revient de la défendre devant le public égyptien.
Dans les années 1920 et 1930, de nombreux musiciens et chanteurs français se font entendre au Caire et à Alexandrie. Un rappel chronologique s’impose, car les concerts français ne jalonnent pas régulièrement les deux décennies qui précèdent leur brusque interruption lorsqu’éclate la Seconde Guerre mondiale. À l’issue de la Première Guerre mondiale, les initiatives musicales françaises au Caire ont pris une nouvelle dimension au début des années 1920, mais les effets de la politique entreprise ne sont toutefois pas immédiats. Si les sources révèlent que des musiciens français jouent au Caire dès le début de la décennie 1920, on observe un tournant avec la création de la Société de musique d’Égypte en 1927, alors dirigée par Mahmoud Bey Khalil, secondé de Marcel Vincenot. Elle se donne pour mission de promouvoir en Égypte la « bonne musique » (relevée dans une brochure présentant la Société, cette expression y est employée au sens de « musique européenne »), et d’y attirer de grands musiciens européens (Appel à contribution de la Société de musique d’Égypte). La dynamique qu’elle anime permet de proposer une offre musicale très riche à la fin des années 1920 et au début des années 1930. Cette période culmine avec la tenue de la saison lyrique française de 1933 (Programme de la saison lyrique de l’opéra du Caire), qui permet à l’opéra français de contester la domination de l’opéra italien.
Après ce sommet de la musique française au Caire, on observe un ralentissement. Des musiciens français continuent de se faire entendre en Égypte, mais les effets de la crise économique qui frappe sévèrement la France, à partir des années 1932 et 1933, plus tard que dans les autres pays européens, se font sentir. L’AFEEA ne dispose que d’un budget restreint et se voit contrainte de refuser son patronage à des musiciens qui attendent d’elle une subvention pour donner des représentations en Égypte. Déjà en 1929, Brussel s’était vu contraint de répondre à la pianiste alors célèbre Janine Weill, qui demandait qu’un soutien de cinq mille francs, qui lui avait été accordé pour une tournée qu’elle n’avait pas pu faire en Italie, lui soit versé pour donner en Égypte une série de récitals-concerts, que « malheureusement, l’état des finances ne permet[tait] pas d’accéder à sa demande » (Brussel, lettre à Janine Weill).
Pourtant, dès que l’Association française d’action artistique se voit disposer à nouveau d’un budget plus conséquent, elle engage des musiciens pour des concerts au Caire – ce qui montre l’importance de l’Égypte dans la stratégie de Robert Brussel. Les trois années 1937, 1938 et 1939 sont particulièrement riches. De nombreux solistes, en particulier des pianistes, se font alors entendre en Égypte, mais c’est surtout la saison d’opéra-comique dirigée en 1938 par Reynaldo Hahn qui marque les esprits (Brussel, lettre à Philippe Erlanger) (fig. 1). Le maître est célèbre dans le monde comme compositeur et bien connu en Égypte pour s’y être déjà rendu en 1932, à l’occasion de conférences et de récitals de chant (Journal de voyage en Égypte). En 1938, il dirige des œuvres d’un répertoire léger, notamment d’opéra-comique, dans lequel les Français excellaient12. Selon Robert Brussel, le succès de la saison tenait à sa personnalité brillante et au répertoire choisi, qui répondait à la façon dont les Égyptiens se représentaient la musique française alors qu’ils associaient l’opéra classique à la musique italienne (Brussel, lettre à Philippe Erlanger). Le triomphe de Hahn et de sa troupe en Égypte a donc représenté un formidable coup de projecteur sur la musique française.
La Seconde Guerre mondiale marqua un coup d’arrêt très net. Même si la capitale égyptienne fut épargnée par les combats, Alexandrie fut menacée par les troupes de Rommel jusqu’à la longue et diffcile bataille d’El-Alamein. Plus généralement, le gouvernement français n’eut plus le loisir de défendre le prestige musical qu’il soutenait en Égypte depuis vingt ans.
La chronologie de l’activité musicale au Caire pendant ces deux décennies permet donc de voir qu’un type particulier de manifestation musicale, les saisons lyriques, s’y distingue par son importance, non seulement pour la promotion de la musique française, mais aussi parce que ces grandes tournées sanctionnent la reconnaissance par le gouvernement égyptien des efforts français pour animer une vie musicale. Ces entreprises sont singulières par leur envergure et pour le degré d’implication qu’elles requièrent des pouvoirs publics, français et égyptiens. Pendant vingt ans, des concerts très différents auront ainsi été donnés par de nombreux musiciens français, dont certains étaient de vraies célébrités dans le monde de la musique classique. Si beaucoup de pianistes se rendent en Égypte, on peut aussi y entendre des violonistes, des violoncellistes, des chanteuses, des chanteurs et des ensembles.

Il est possible de dresser une typologie des nombreux concerts français donnés au Caire au cours des décennies 1920 et 1930, en distinguant les représentations isolées, les saisons lyriques (d’opéra, d’opéra-comique ou d’opérette) et un cas particulier, celui de la série de concerts donnés en 1929 à l’occasion de l’exposition des éditeurs français de musique française au Caire.
De nombreux solistes français se produisent au Caire. Des pianistes, parmi les plus célèbres de leur temps, s’y font entendre. Alfred Cortot s’y rend trois fois à la fin des années 1920 et au début des années 1930 (Note de l’AFEEA au sujet de la formation d’un comité musical égyptien et de la venue au Caire d’Alfred Cortot, 1928 ; Brussel, Robert et Sursock). Il illustre avec brio le répertoire français (Debussy, Ravel, Saint-Saëns) et rencontre de vrais triomphes, attestés par la presse. Le public cairote peut aussi écouter d’autres représentants de l’école française de piano, particulièrement brillante dans ces premières décennies du XXe siècle, comme Yves Nat, Robert Casadesus, Lazare-Lévy et Henri Gil-Marchex. Des violonistes français de premier plan y jouent également comme Henri Marteau, Jacques Thibaud, Yvonne Astruc, Henri Merckel ou René Benedetti (fig. 2). Des chanteuses et chanteurs se rendent aussi dans la capitale égyptienne, les plus célèbres étant Madeleine Grey (Brussel et Grey)13 et Reynaldo Hahn. Il est aussi intéressant de mentionner le cas original du Quintette instrumental de Paris, formation composée d’une harpe, d’un violon, d’un violoncelle, d’un alto et d’une flûte traversière, qui donne une série de concerts en Égypte en 1937 (Brussel et le Quintette instrumental de Paris ; Brussel et Lazare-Lévy, a). La composition de cet ensemble de chambre est inspirée de la sonate pour flûte, alto et harpe de Debussy : le quintette représente d’emblée la modernité musicale française.
L’AFEEA ne s’impliquant pas dans l’organisation des tournées d’opérettes, on n’en trouve pas trace dans les archives diplomatiques. Mais la presse francophone égyptienne en mentionne trois14. Le théâtre Kursaal Dalbagni, situé rue Emad El-Din, à proximité de l’Opéra khédivial, propose en 1927 au Caire une riche saison d’opérettes françaises aux titres évocateurs : Pas sur la bouche, Ta bouche, Madame j’te veux, Poule de Luxe, et d’autres encore. Il semble que, dans l’ensemble, les spectateurs aient apprécié les spectacles et s’y soient bien amusés, gage de succès pour des opérettes légères. La journaliste Adèle Noël, qui en a rendu compte, précise « qu’on se serait cru à Paris » (Noël). Elle semble donc affrmer que le caractère français des spectacles était assez explicite. En 1929-1930, une double saison fut programmée au Caire, composée d’une petite saison d’opéra français et d’une saison d’opérettes françaises (Programme de l’opéra du Caire) : huit représentations d’opérettes françaises sont données à partir du 21 décembre 1929 et quelques opéras français à partir du 2 janvier 1930, au sein d’une saison franco-italienne. Son impresario était Augusto Dalbagni, le directeur du théâtre du même nom, qui accueillait de nombreux musiciens français. Une nouvelle saison d’opérette française, dirigée par Clément Fichefet, s’ouvrit au Caire à partir du 2 décembre 1930 (Programme de l’opéra du Caire).

En ce qui concerne les saisons lyriques à proprement parler, on peut diffcilement parler de saisons françaises pour les années 1920. À plusieurs reprises, l’impresario italien qui organise la saison du théâtre lyrique du Caire ménage quelques représentations pour des pièces françaises, à l’occasion desquelles des vedettes françaises se font entendre, accompagnées par un orchestre italien. La saison de 1933 fut en revanche d’une tout autre ampleur pour l’expansion artistique française. Selon le vœu du gouvernement égyptien, elle fut entièrement française et dirigée par Marcel Fichefet, fils de Clément Fichefet, impresario de la tournée, et Gabriel Grovlez. Le projet était ambitieux et manqua d’échouer tant il était onéreux. Ce fut un sommet de la musique française au Caire. La presse fut unanime à consacrer le triomphe de la troupe (Programme de la saison lyrique de l’opéra du Caire). Seule la saison de 1938, dirigée par Reynaldo Hahn, déjà évoquée, peut lui être comparée durant l’entre-deux-guerres.
Il est enfin intéressant de mentionner la série de concerts donnés en 1929 au Palais Tigrane à l’occasion de l’exposition des éditeurs français de musique française au Caire. Cette magnifique demeure privée avait accueilli, l’année précédente, la première exposition d’envergure organisée par la Société des amis de l’art, dirigée par Mahmoud Bey Khalil. En mai 1929, il abritera un Musée d’art moderne égyptien (Radwan 135-177). René Domange, président de la Chambre syndicale française des éditeurs de musique et organisateur de cet événement destiné à présenter et diffuser en Égypte des partitions éditées en France, souhaita qu’il s’accompagne de concerts dont la dimension nationale était évidente : les musiciens, tous français, devaient exclusivement jouer des pièces de compositeurs français, commentées dans des programmes qui présentaient en détail les œuvres, leurs auteurs et leurs interprètes du jour (Domange). La série de concerts dura du 11 au 15 mars 1929. Se produisirent à cette occasion Janine Weill, René Benedetti, Georges Jouatte et Henri Gil-Marchex, seuls ou s’accompagnant les uns les autres. Ils jouèrent un répertoire contemporain : Debussy était mort en 1918, Saint-Saëns en 1921, mais Ravel était encore vivant. Les concerts, gratuits, attirèrent un public de plus en plus nombreux. La presse cairote décrit un « succès éclatant » et des « salles combles, alors que les pièces étaient inédites en Égypte » (Coupures de presse extraites de Comœdia et du Courrier du Caire, a et b). Dans la livraison du 1er juillet 1929 de La Revue musicale publiée à Paris, on peut même lire que « seule une action méthodique et persévérante comme celle qui vient de se manifester au Caire sera capable de conquérir à notre art musical, la place qui lui est due » (Coupures de presse extraites de Comœdia et du Courrier du Caire, a et c). C’est la preuve que les observateurs de la vie musicale française au Caire sont bien conscients des enjeux sous-jacents à une telle manifestation artistique. Sa dimension nationale est plus qu’évidente : des musiciens français jouent des pièces françaises dans une exposition française, dans un cadre certes privé, mais dont l’association à la culture française est opérée via l’action de Mahmoud Bey Khalil.
Le projet français prend vite de l’ampleur car l’AFEEA/AFAA, et en premier lieu Robert Brussel, entend placer les tournées musicales françaises au Caire au centre d’une politique plus large. Son orientation générale est de favoriser le progrès du goût et de la connaissance de la musique française en Égypte. L’Association doit assurer aux concerts français le succès dont ils ont besoin pour y promouvoir réellement « le génie artistique français » (Brussel, lettre à Philippe Erlanger). Les moyens de cette volonté pédagogique sont multiples. La tenue de conférences par des musiciens français en est un. Dans les années 1920 et 1930, le violoniste Dany Brunschwig, le compositeur Reynaldo Hahn et la chanteuse Janine Weill présentent respectivement des compositeurs français des XVIIe-XVIIIe siècles15 pour le premier, Gounod pour le second et Debussy pour la troisième. Ces présentations sont en général très bien reçues. Reynaldo Hahn écrit ainsi en 1932 dans son journal intime que « les cloches de Gounod ont soulevé la salle » (Journal de voyage en Égypte). L’AFEEA/AFAA envoie également en Égypte de la documentation au sujet des compositeurs français, afin que les Égyptiens intéressés aient de quoi assouvir leur curiosité. Dans une démarche similaire, les sociétés musicales égyptiennes qui promeuvent la musique européenne au Caire distribuent, lors des concerts qu’elles organisent, des notices explicatives. Jointes aux programmes, elles présentent les œuvres données et les interprètes. Le public progresse ainsi dans sa connaissance de la musique française et perçoit mieux la cohérence du concert auquel il assiste. La presse francophone égyptienne joue enfin un rôle décisif. Elle accompagne les manifestations musicales françaises données au Caire en faisant leur publicité, en présentant les musiciens et les programmes, en rendant compte des représentations et en faisant le bilan des tournées et des saisons. Avec une constante partialité, les journaux Comœdiaet Le Courrier du Caire mettent en valeur les musiciens et les pièces françaises qu’on entend alors dans la capitale égyptienne.
Les efforts de l’AFEEA/AFAA témoignent de l’importance qu’elle accorde à la bonne compréhension, de la part du public égyptien, de la teneur nationale des manifestations que les musiciens français donnent au Caire. Celle-ci est au cœur des préoccupations de Robert Brussel. En accord avec les musiciens, il procède à des choix qui doivent faire des concerts une réelle entreprise d’influence culturelle française. À travers les noms des musiciens dont la tournée a reçu un soutien financier se dessine un type d’artiste promoteur de la culture française en Égypte. On préfère des musiciens célèbres, car ils attirent un public nombreux, et il n’est donc pas étonnant qu’Alfred Cortot et Reynaldo Hahn aient fait plusieurs tournées en Égypte. La célébrité n’est toutefois pas l’unique critère incitant l’AFEEA/AFAA à accorder son aide à un musicien. Il est également important qu’il soit un interprète reconnu du répertoire français en particulier. La violoniste Yvonne Astruc n’a par exemple pas la renommée internationale de Jacques Thibaud ou de René Benedetti, mais elle est réputée pour sa maîtrise des pièces de compositeurs français, notamment Debussy et Ravel. C’est ce qui lui vaut le patronage de l’AFEEA pour une tournée égyptienne en 1927.
Les programmes des concerts ont également eu un rôle important dans la dimension nationale des concerts français au Caire. Le choix d’un programme exclusivement constitué de compositeurs français ne relève pas du hasard. Or, les musiciens qui se font entendre au Caire avec l’aide de l’AFEEA/AFAA jouent presque exclusivement des pièces françaises, en faisant une place particulière aux compositeurs modernes ou contemporains. La musique française connaît en effet une réelle vitalité à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. Certains compositeurs sont donc particulièrement représentés en Égypte. C’est non seulement le cas de Debussy (1862-1918) dans les années 1930 (il n’était pas aussi apprécié au cours de la décennie précédente), mais aussi celui de Berlioz (1803-1869), de Saint-Saëns (1835-1921), de Fauré (1845-1924), de Satie (1866-1925), de Ravel (1875-1937), ou des jeunes membres du Groupe des Six16. Lorsque Lazare-Lévy se produit au Caire en 1939, il joue ainsi des pièces de Franck, Saint- Saëns, Debussy, Chabrier et des morceaux qu’il a lui-même composés, en même temps que certaines pièces de Beethoven et Mozart, « pour ne pas être accusé de ne jouer que des morceaux de musiciens français » (Lazare-Lévy, lettre à Robert Brussel17). Cet extrait d’un courrier que Lazare-Lévy adresse à Robert Brussel montre bien que le pianiste agit délibérément en favorisant un répertoire français et contemporain.
Tout est ainsi mis en œuvre pour rendre évident le caractère national français des manifestations musicales françaises organisées au Caire. Elles sont suffsamment nombreuses pour que le public égyptien s’y habitue et les apprécie. À côté des solistes et des petits ensembles, se rendent également au Caire des orchestres entiers, accompagnés de vedettes du chant, qui permettent de composer des saisons lyriques de plusieurs semaines. C’est ainsi que durant deux décennies, de son bureau du numéro 8 de la rue Montpensier, à Paris, Robert Brussel aura instauré au Caire une véritable diplomatie du concert.
L’étude de la vie musicale française au Caire dans les années 1920 et 1930 permet en définitive d’aborder des questions plus larges. Elle éclaire les relations entre la France et l’Égypte de façon originale. Les relations et la collaboration entre Robert Brussel et de nombreux acteurs égyptiens invitent à dépasser l’idée d’une démarche française de type colonial sur le plan culturel. On ne se situe pas dans le cas d’une puissance européenne imposant une œuvre culturelle dans le cadre d’un transfert de modèle unilatéral. L’étude des articles tirés de la presse cairote francophone suggère que le public cairote fait preuve d’intérêt pour cette musique, voire qu’il est lui-même au fait de la culture musicale française du temps. Il constitue donc une audience curieuse et souvent bienveillante, mais aussi exigeante et critique, comme le rapporte, à son retour d’Égypte, le pianiste Henry Gil-Marchex qui parle de « snobisme » chez le public cairote (Gil-Marchex, Henri, lettre à Robert Brussel, 20 avril 1938). En outre, les goûts et les connaissances de ce public progressent, influençant l’offre musicale française. La composition et la nature du public cairote qui se rend aux concerts français sont en fait assez diffciles à saisir. Les sources ne sont pas explicites à ce sujet. Il est toutefois probable qu’il soit en grande partie français, européen, ou francophone (les programmes et les annonces sont rédigés en français). Des Syriens, des Libanais, des Grecs devaient figurer parmi les plus fidèles auditeurs de ces représentations. L’ambition française est toutefois de toucher un public musulman. Il y a peu de doutes sur le fait que l’élite sociale musulmane cairote les ait fréquentées. Il est pour autant diffcile de savoir si des Égyptiens d’origine ou de condition plus modeste se sont vraiment sentis concernés par les manifestations musicales françaises en Égypte18. Il reste toutefois probable que ces concerts soient majoritairement adressés à une élite francophone. Les programmes étaient notamment en français.
Ce sont ensuite les relations entre la France et ses voisins européens que l’implication musicale française au Caire permet d’approcher. À une époque où les relations entre la France et l’Italie, entre la France et l’Allemagne, se tendent en Europe, une imbrication complexe entre concurrence et coopération régit les interactions de leurs représentants culturels en Égypte. La France et l’Italie semblent vouloir accéder à une position dominante en matière culturelle, tandis que l’Allemagne et l’Angleterre, peu présentes dans les sources françaises, mèneraient une action plus ponctuelle. Malgré cette concurrence, les contraintes matérielles et logistiques conduisent les représentants européens à élaborer des projets conjoints, pour limiter les risques financiers et favoriser les chances de succès artistiques.
Si des saisons lyriques sont durant l’entre-deux-guerres à la fois italiennes, françaises et allemandes, la Seconde Guerre mondiale marque un arrêt net de ces entreprises culturelles. Mais cette rupture globale en masque peut-être une autre, plus discrète et propre à l’organisation de la vie musicale française au Caire. En 1938, Robert Brussel a été remplacé à la tête de l’AFAA par Philippe Erlanger, qui l’avait depuis longtemps secondé. S’il conviendrait de consacrer une étude spécifique à l’activité musicale française après 1944, il semble que ce n’est pas avec la même vitalité que l’activité musicale française reprendra au Caire. C’est aussi que dans un contexte marqué par la décolonisation, la diplomatie musicale est amenée à prendre d’autres formes pour conserver son efficacité (Cornago), et tenir compte de l’évolution des relations entre la France et l’Égypte : la crise de Suez, en 1956, a rompu les équilibres d’un premier XXe siècle, et remis en cause une relation culturelle privilégiée. Il resterait aussi à mieux évaluer les effets de cette diplomatie culturelle à moyen et long terme. L’acculturation musicale qu’elle a favorisée a-t-elle survécu aux mutations des années 1950 et à la fin d’un certain cosmopolitisme (Ilbert) ? A-t-elle traversé les frontières d’un monde musical européen et contribué, sous la forme des transferts culturels, au dynamisme de la vie musicale égyptienne après-guerre ? Autant de questions qui invitent à prolonger l’enquête en conjuguant histoire de la diplomatie culturelle et histoire culturelle.

