Abstract: In Sudan, the revolution that began in Decembe r 2018 has led to many changes on the political, economic, ideological, and socio-cultural levels. One of the most visible changes is the explosion of street art in the capital. This article is based on a field survey of visual artists who created works on the walls of Khartoum during this revolutionary moment. It aims to trace the rapid evolution of street art, from its almost absence to its current omnipresence, with a particular focus on the tipping point represented, by the sit-in held in front of the national army headquarters. The appropriation of a central space over a long period of time, freed from the surveillance and state repression that pre viously affected these expressions, allowed new forms of artistic and political discourse to emerge. The sit-in marked a turning point in the place occupied by mural painting in the local collective imagination. This article illustrates the shift of street art from a marginal practice to a form of popular expression, which contributed ( and continues to contribute) to the politicization of the urban space of the “New Sudan” claimed by the revolutionaries.
Keywords: revolution, mural, politicization, sit-in, public space, Sudan.
Articles
Les fresques murales à Khartoum pendant la révolution soudanaise de décembre 2018 Généralisation et politisation d’un phénomène artistique

Suite à l’annonce du triplement du prix du pain, à la mi-décembre 2018, des manifestations éclatent dans différentes villes du Soudan, avant de gagner la capitale Khartoum (Deshayes et Vezzadini 151). Au fil des semaines, la contestation prend de l’ampleur (El-Gizouli, “Soudan” 122) et se mue en contestations profondes du régime visant à induire un changement à la tête de l’État. Omar el-Béchir et « les “islamistes” au pouvoir » (Bach 5) deviennent la cible de la contestation. Incarnant un pouvoir autoritaire, dans lequel la répression est adossée à une idéologie religieuse (Mahé 91), ils cristallisent l’attention des manifestants. Si les mobilisations s’organisent principalement localement, à travers des initiatives au niveau des quartiers (Mahé 107), à l’échelle nationale c’est la Sudanese Professionals Association (SPA) qui a « émergé comme l’un des acteurs centraux de la contestation » (Mahé 107 ). Fondée en 2016, elle est un regroupement de plusieurs syndicats d’opposition, dont « la majeure partie des membres reste dans l’anonymat, signe d’une organisation rompue à l’exercice de la clandestinité et dans laquelle se trouvent des opposants expérimentés » (Mahé 108). Captivant l’imagination politique des médias sociaux soudanais (El-Gizouli, “The Fall”), la SPA s’impose en devenant le « moteur organisationnel des contestations » (Deshayes et Vezzadini 150), notamment en planifiant les manifestations.
Le slogan tasgut bess (qu’il tombe) se diffuse, et exprime la volonté des manifestants de maintenir la lutte jusqu’à la chute du président et du système en place depuis trente ans. D’autres slogans émergent pour illustrer le désir de rupture totale avec l’ancien gouvernement. Face au règne politique du militaire, les manifestants entonnent le slogan madaniyya mashi ‘askariyya (civil et non militaire). En réponse à la violence et aux répressions qui se sont abattues sur les précédentes mobilisations, et plus globalement aux injustices qu’a entraîné le règne d'el-Béchir, le slogan hurriyya, salam wa ‘adala (liberté, paix et justice) est plébiscité, « représentant la demande principale de la révolution » (Casciarri et Manfredi)2.
Outre les slogans, des supports visuels sont aussi utilisés par les manifestants. Si au départ, ce sont principalement des pancartes, des banderoles et des affiches qui servent de supports à leurs messages, les murs de Khartoum commencent à se recouvrir aussi de textes et de peintures au contenu politique. Graffitis, pochoirs et autres fresques s’imposent dans la ville et y impriment les messages révolutionnaires. Ces différentes formes d’expression picturale permettent à la contestation de dépasser le temps des manifestations, en laissant apparaître les messages révolutionnaires par-delà les moments de mobilisation. Elles illustrent aussi l’apparition d’« un nouvel imaginaire de la protestation » (Aggoun 41) fédérateur (Carle 159).
Cet article, inscrit dans une approche anthropologique, prend pour objet le street art à Khartoum, et plus particulièrement les fresques murales, appelées localement jidariyyat (au singulier jidariyya3). Il retrace leur évolution dans l’espace urbain en interrogeant les processus de politisation par lesquels passent leurs auteurs, afin d’illustrer la repolitisation de la rue khartoumaise. L’article se divise en deux parties. La première présente les débuts du street art, avant et au départ de la révolution, et les enjeux de politisation de l’espace urbain qui en découlent. La seconde partie analyse la manière dont le street art a évolué à partir du sit-in d’avril 2019, en s’ouvrant notamment à de nouveaux acteurs et à de nouveaux espaces.
Le terme de politisation est employé au sens que lui donne Jacques Lagroye, à savoir « une requalification des activités sociales les plus diverses, requalification qui résulte d’un accord pratique entre des agents sociaux enclins, pour de multiples raisons, à transgresser ou à remettre en cause la différenciation des espaces d’activités » (360-361). Deux éléments caractérisent le processus de politisation du street art khartoumais. Le premier concerne les acteurs qui se politisent, face à l’« existence d’un sentiment d’injustice. . . une vision conflictuelle du monde et. . . une désingularisation de la cause » (Hamidi 11). Dans cette situation certains « individus que l’on qualifiera d’“ordinaires”, dans la mesure où ce ne sont pas des professionnels de la politique » (Aït- Aoudia et al. 10) se voient passer d’une expérience singulière à un problème public (Aït-Aoudia et al. 15), qui débouche sur un engagement politique « dédié à des questions relevant du bien commun » (Hamidi 11). Le second élément renvoie au processus par lequel les street artistes ont, par un « un recodage subjectif » (Hamidi 9), labellisé « leurs pratiques comme étant politiques » (Hamidi 9), faisant de leurs œuvres des objets politiques qui participent de par leur présence dans l’espace public à sa repolitisation.
En effet un des aspects centraux du régime islamiste et autoritaire d’Omar el-Béchir (Bach et al. 5-31) a été sa capacité à dépolitiser l’espace public (Deshayes 65), afin de pouvoir supprimer les espaces de contestation potentielle (Choplin 92). L’espace urbain devient alors un « espace de coercition [qui] ne constitue plus une menace mais bien une arme » (Choplin 92) au service du pouvoir.
L’urbanisation planifiée de Khartoum, selon un plan en damier (Lavergne 151), a permis à l’appareil d’État de créer un « espace urbain segmenté et inégalitaire » (Deshayes et Vezzadini 163) et « d’établir un contrôle fin de la ville » (Choplin 88). Ce contrôle passe notamment par la mise en place de relais du régime à l’échelle locale, comme les comités populaires – ou comités de quartier – formés de « fervents supporters du régime » – qui illustre la « volonté de placer le pouvoir au plus près des habitants » (Choplin 92). L’État de par cette domination de l’espace urbain en fait un espace autoritaire, qui « fonctionne comme espace public resserré dans lequel l’espace géographique constitue pour tous – à l’exception de l’élite réellement au pouvoir – une contrainte que l’on subit autant qu’une ressource que l’on cherche à contrôler » (Planel). Un des enjeux majeurs de la révolution apparaît donc être la repolitisation de l’espace urbain, pour en faire un espace public, et les jidariyyat apparaissent comme un des outils mobilisables dans ce but.
Cette étude repose sur deux terrains à Khartoum, de deux mois chacun, entre février 2020 et mai 2021, où j’ai mené trente entretiens auprès d’auteurs de fresques murales, dont huit autrices, auxquels s’ajoutent cinq entretiens avec d’autres acteurs du monde de l’art local. Les entretiens ont été faits en arabe principalement. J’ai, en parallèle, mené des observations dans les ateliers de certains enquêtés, ainsi que durant la réalisation d’une fresque, et lors d’événements organisés autour des arts picturaux de la révolution, notamment les célébrations du deuxième anniversaire du sit-in en avril 2021. J’ai aussi fait des observations dans différents quartiers du centre de Khartoum ce qui m’a permis de questionner la spatialité des jidariyyat dans la ville. Les espaces observés sont le quartier général des forces armées (Al-Qiyada), épicentre de la Révolution durant plusieurs mois, Riyad un « quartier résidentiel » (Denis), et Burri, un des « quartiers d’habitation considérés comme des fiefs de l’opposition et des centres de contestation » (Deshayes et Vezzadini 171). La complémentarité entre les deux méthodes m’a ainsi permis de restituer les propos des enquêtés dans le contexte de création et de diffusion de leurs œuvres.
Les enquêtés qui forment la cohorte de cet article sont issus de divers milieux sociaux, avec une surreprésentation des classes moyennes (50%), suivis d’un tiers de classes aisées, et d’une minorité de classes populaires (16%). Ils sont principalement âgés entre vingt et trente ans (pour 54% d’entre eux). Ils sont plus de 83% à avoir suivi des études supérieurs (ou à être en train de les suivre), dont la moitié à avoir suivi une formation au College of Fine and Applied Art, de la Sudan University of Science and Technology (40% de l’ensemble). Pour finir, la moitié tirent leurs revenus de l’art, notamment en étant peintres professionnels, mais aussi pour certains en enseignant dans des cours privés ou à l’université, ou encore en occupant des postes dans des organismes culturels. Enfin, si la plupart des peintres exercent principalement sur toile, certains font uniquement du street art, tandis qu’environ un tiers des enquêtés pratiquent le dessin en amateur.
Le régime mis en place par Omar el-Béchir « s’est caractérisé par son usage d’une répression particulièrement violente [prenant] la forme d’un maintien de l’ordre brutal par la police, les forces de sécurité et les milices, dans lequel la torture, et notamment le viol, occupe une place particulière puisqu’elle est quasi-systématique lors des arrestations » (Deshayes et Mahé 84). L’État exerce ainsi « un contrôle de l’espace public. . . grâce notamment aux Public Order Laws » (Deshayes 65), qui visent à réguler différents aspects de la vie quotidienne sur la base d’une idéologie religieuse. À travers ses répertoires d’action répressifs le régime instaure « une culture répressive » (Cormier et Erdinç 31), et crée un espace où « aucune marge de manœuvre n’est laissée aux habitants » (Choplin 91). Les individus intègrent et intériorisent ces mécanismes de la répression, et établissent leur champ des possibles en fonction. De ce fait, pour une majorité de mes interlocuteurs, peindre sur les murs était inimaginable avant la révolution.
Ces pressions n’empêchent pourtant pas, suite aux manifestations de 20134, l’apparition d’œuvres de street art au contenu politique, qui se diffusent notamment sous l’impulsion de mouvements contestataires tels que Girifna (Nous n’en pouvons plus) et Sudan Change Now, qui vont introduire « une rupture dans les manières de contester [à travers] la production d’une iconographie politique : tags, peintures murales, détournements des affiches politiques du parti au pouvoir » (Deshayes 65).
En parallèle, les premiers street artistes commencent aussi à œuvrer dans la ville. Ils sont principalement issus des « classes sociales urbaines dominantes » (Deshayes et Mahé 88), ce qui leur offre une protection partielle face à la violence d’État, notamment en cas d’arrestation, en bénéficiant de « petites faveurs qui diminuent le coût de la détention » (Deshayes et Mahé 88), sans pour autant leur assurer une quelconque immunité. Dans ce contexte, c’est le choix des pratiques scripturales (Ouaras 9-10), comme le tag ou le graffiti, qui est privilégié, motivé par la rapidité d’exécution qu’offrent ces techniques, minimisant le temps de présence de leurs auteurs dans l’espace urbain, y compris pour des œuvres dépolitisées (fig. 1). C’est le cas d’Azza5, une trentenaire ayant étudié le marketing aux États-Unis et au Qatar, dont le père est un ancien haut fonctionnaire. En 2015, elle commence à réaliser ses premiers tags autour de chez elle à Riyad, ou dans des quartiers voisins. Elle explique néanmoins que son travail ne se fait pas sans risque, la réalisation de chaque œuvre étant un moment de mise en danger de soi6 :
C’était une période très dangereuse pour être dans les rues. Tu dois te rappeler que mon dos était face à la rue, je ne pouvais pas voir ce qui se passait dans mon. . . La plupart du temps j’écoutais le Coran et pour apaiser mon cœur je disais la profession de foi [musulmane], peut-être parce que c’était la dernière fois que j’allais être dehors (Azza).
Pourtant à la même période, des jidariyyat commencent à apparaître dans Khartoum, leurs auteurs se servant des règles liées aux droits de la propriété privée pour contourner le contrôle étatique sur l’espace public, la pratique du street art dans ce cas n’appartenant plus au registre de la dégradation du bien public (Sordino 599). Islam, par exemple, commence à réaliser des fresques murales sur les façades de commerces en 2016, alors qu’il est encore étudiant en ingénierie civile. Ses œuvres sont faites à la demande des propriétaires, qui cherchent à embellir leur local, et à le rendre plus attractif. Les centres culturels étrangers, notamment ceux des pays occidentaux, participent aussi au développement des jidariyyat en mettant leurs murs à dispositions des artistes. C’est ainsi que Jamel, peintre âgé d’une trentaine d’années et jouissant d’une reconnaissance professionnelle tant locale qu’internationale, s’essaye à la peinture murale. Mais cet art de commande soumet les auteurs d’œuvres à d’autres formes de contraintes impactant le contenu et les messages de leurs fresques. Jamel raconte qu’il lui a été demandé une œuvre sans contenu politique, bien que lui-même considère qu’il n’en aurait pas incorporé de façon explicite dans un travail qui reste exposé publiquement. Pour autant ces « actions, fortement innovantes dans le contexte soudanais » (Deshayes 65), vont contribuer à repolitiser l’espace public en créant une rupture visuelle dans l’espace urbain khartoumais.

Avec le début de la contestation en décembre 2018, cette repolitisation s’accélère. La massification des œuvres de street art dans l’espace urbain permet de marquer le message révolutionnaire dans un temps plus long, qui n’est plus uniquement celui de la manifestation. Ancrée dans la quotidienneté des contestataires depuis son déclenchement, le « moment révolutionnaire » (Geisser 170) s’inscrit aussi dans la quotidienneté de la ville. Ainsi dans différents quartiers, des manifestants « recouvrent de nombreux murs de slogans et de graffitis appelant à la chute du régime » (Deshayes Vezzadini 172). S’ajoutent à ces pratiques textuelles, de nouvelles formes d’activisme murales, tel que des portraits d’Omar el-Béchir accompagnés de tasgut bess (qu’il tombe), réalisés au pochoir (fig. 2). Le choix de cette technique s’inscrit dans le contexte répressif s’abattant sur la mobilisation, notamment à partir du 22 février 2019 et l’instauration de l’état d’urgence (El-Gizouli, “The Fall”), en répondant au besoin des auteurs de s’exposer le moins de temps possible dans les rues. Abdou, doctorant en littérature anglaise, et étudiant au College of Fine and Applied Art, avant de se lancer dans les pochoirs, m’explique :
Naturellement, ce travail était obligatoirement un travail secret, le travail révolutionnaire pour ce qui concerne la peinture, devait être secret, à l’étape des manifestations, c’est-à-dire que toi, tu peins dans la précipitation parce que s’ils [les forces de l’ordre] te reconnaissent, ils vont torturer tes proches ou t’embarquer toi. . . Alors l’activité sur les murs, c’est principalement du graffiti, le plus répandu, et toi, tu viens pour faire un truc nouveau : le pochoir. . . Mais le truc, c’est que tu le fais genre à deux heures, à trois heures [du matin], c’est-à- dire quand y a personne, y a pas de surveillance, c’est là où tu peux faire ce genre d’activités, au moment des manifestations du moins (Abdou).

Ainsi, pour Abdou, réaliser des pochoirs à ce moment de la contestation apparaît comme un moyen de minimiser les risques, car contrairement à d’autres formes d’œuvres murales, il est possible de réaliser une partie importante de la création en intérieur. Il conçoit et fabrique ses pochoirs chez lui. Il ne s’expose que dans le laps de temps où il les décalque sur les murs. De plus, les pochoirs offrent la possibilité de créer des œuvres en grande quantité : « une fois le travail [de conception] accompli, tu peux le distribuer aux comités de luttes [présents dans chaque quartier] pour qu’ils puissent les prendre avec eux aux manifestations » (Abdou). Les formes d’expression que sont le graffiti et le pochoir, apparaissent ainsi pour les acteurs de la contestation comme des supports efficaces pour contribuer à politiser l’espace urbain en y inscrivant les enjeux de la révolution.
Des jidariyyat commencent aussi à apparaître au cœur des habitations, loin de l’agitation des grands axes. C’est le cas pour des quartiers centraux marqués par un passif contestataire fort (Bakhit 923), mais aussi fortement mobilisés dès le départ de la révolution en décembre (Deshayes et Vezzadini 171), à l’image de Burri qui est perçu comme étant à « la pointe de la protestation à Khartoum » (El- Gizouli, “Soudan” 128). Abritant des classes moyennes7, ces quartiers sont soumis à une répression moins brutale que d’autres espaces plus périphériques, comme ce fût déjà le cas pour les contestations précédentes, notamment en 2013, durant lesquelles « plus les manifestants se trouvaient loin du centre-ville et des quartiers habités par les élites riveraines et les catégories les plus aisées, plus la répression s’est abattue avec force » (Desahyes et Mahé 92). Ces espaces centraux fournissent donc une forme de protection pour les militants (Bakhit 923), y compris pour les auteurs de street art.
La contestation permet ainsi à Azza de passer du tag aux fresques murales, en lui offrant la possibilité de rallonger la temporalité de sa présence dans l’espace urbain, tout en ayant des effets politisants sur le contenu de ses œuvres (Aït-Aoudia et al. 16). Celles-ci prennent une dimension militante, lorsqu’elle décide de se lancer dans la réalisation de portraits des martyrs tombés depuis le début de la contestation8. Elle explique éviter d’œuvrer dans des quartiers peu fréquentés, dans lesquels elle risquerait de se retrouver seule en cas de problème, et choisit plutôt de peindre là où les habitants sont nombreux, en espérant bénéficier de leur soutien et de leur protection. La révolution offre ainsi aux street artistes la possibilité d’avoir accès à des nouveaux espaces urbains, bien qu’ils soient encore limités à l’étape des manifestations. Cependant, ils sont sur le point de connaître un point de bascule important dans leur rapport à l’espace public.
Le 6 avril 2019 marque un virage déterminant dans la contestation (Mahé 102)9. La Sudanese Professionals Association (SPA) « a réussi, après un mois de préparation, à organiser la plus grande manifestation depuis le début des mobilisations, et l’occupation de la place face au quartier général de l’armée soudanaise » (Deshayes et Vezzadini 174). Grâce au soutien de l’armée « qui a empêché les tentatives des milices encore fidèles au pouvoir de tirer sur les manifestants » (Deshayes et Vezzadini 175) le sit-in se maintient. Le 11 avril, le président Omar el-Béchir est destitué par les hautes instances des forces armées, qui annoncent vouloir former un conseil de transition. Cet événement ne ralentit pourtant pas la mobilisation, mais renforce au contraire l’engagement des contestataires désirant un véritable changement démocratique, mené par des civils. Au fil des semaines le sit-in se structure et les participants, qui assurent toute l’organisation, tant au niveau sécuritaire que matériel, construisent « un contre-modèle de société » (Mahé 102). L’appropriation d’un espace central sur un temps long, libéré de la répression étatique, a permis à de nouvelles formes de discours artistique et politique de se diffuser. Les jidariyyat sont une des formes les plus visibles de ces discours reconfigurés qui se généralisent.
En effet, dès le début du sit-in, parmi les nombreuses personnes participant à l’occupation, certaines décident de profiter de l’espace à leur disposition pour réaliser des jidariyyat : « Après deux, trois jours, on a commencé à peindre, c’est-à-dire à peindre les murs, tous les murs, et de nombreux artistes sont venus, et tous s’y sont mis, ils ont peint. . . ils ont fait des peintures murales » (Abdou). Les fresques murales sont perçues comme un outil pouvant permettre aux messages révolutionnaires de toucher un maximum de gens, sans considération du niveau d’instruction du récepteur, de sa langue parlée, de son milieu social, etc. Cette idée se retrouve chez Ines, céramiste de vingt-cinq ans, qui commence à réaliser elle aussi des jidariyyat, alors qu’elle accompagne des amies peintres. Elle participe notamment à des fresques touchant à des questions d’égalité de genre, en rappelant le rôle que jouent les femmes dans la révolution en cours. Elle raconte les premières réactions des manifestants face aux jidariyyat :
Chaque personne qui rentrait dans le sit-in voyait l’art, tu pouvais voir des gens peindre. Certaines personnes. . . des gens au hasard, de toutes les franges, qui viennent de différents milieux, catégories, âges, ils viennent et demandent “Vous faites quoi ? Ça dit quoi ? Ça signifie quoi ?”, alors ils commencent à demander, ils commencent à apprendre et valoriser. . . l’importance de l’art. Et après les gens commencent à s’en servir pour. . . genre. . . envoyer des messages (Ines).
Les jidariyyat apparaissent dès lors comme « un art militant, engagé et engageant » (Riffaud et Recours), qui suscite un véritable engouement chez les participants du sit-in. De nombreux peintres et amateurs profitent de cet espace pour s’essayer aux fresques murales (fig. 3). S’ils présentent des trajectoires sociales et artistiques variées, ils disposent aussi de « parcours différentiels de politisation » (Bennani-Chraïbi 157). Les premiers à se lancer dans la réalisation de jidariyyat disposent ainsi d’une légitimité artistique et d’un capital militant (Matonti et Poupeau). Amar, par exemple, commence à œuvrer dans l’espace du sit-in dès le troisième jour. Peintre d’une soixantaine d’années, proche des mouvements de contestation, en convertissant les savoirs acquis dans d’autres univers, (Matonti et Poupeau 7-8), il arrive à peindre dans cet espace qui n’est pas encore stabilisé. Pour d’autres, c’est leur participation à l’occupation qui apparaît comme l’élément accélérant leur passage au politique (Geisser et Beaugrand 8). Ainsi Majid, âgé de vingt-sept ans et diplômé du College of Fine and Applied Art se lance dans la réalisation de jidariyyat à ce moment. Il réinvestit son savoir-faire technique dans des grandes fresques murales, réalisées avec d’autres peintres, en leur ajoutant un contenu contestataire, absent de ses œuvres sur toile. Le sit-in en tant que contexte politisé contribue donc à sa politisation (Aït-Aoudia et al. 16).

Des personnes s’adonnant au dessin en amateur se lancent aussi dans les jidariyyat. Pour eux, il s’agit d’une occasion de pratiquer publiquement une activité exercée jusque-là dans un cadre privé. Wasil, par exemple, se présente comme dessinant depuis son enfance, sans pour autant partager ses dessins à autrui. Voyant son engagement politique s’intensifier en 2012 lorsqu’un membre de sa famille est assassiné devant leur domicile par des policiers, il milite pour que justice soit faite sur cette affaire. Ainsi la révolution contre le système ayant entraîné la mort de sa sœur, apparaît pour lui comme l’occasion de faire passer ses dessins d’une activité personnelle à une pratique publique porteuse de messages politiques. Il réalise plusieurs œuvres mettant en scène des manifestants brandissant des drapeaux soudanais, accompagnés de slogans de la révolution et de références à son quartier. Il signe aussi ses œuvres du nom de son quartier, mettant en avant ses habitants au lieu de sa personne. Ce choix de signature renvoie à « la constitution d’un “nous” », dans lequel « le passage du singulier au collectif [est] un indicateur de la politisation des individus » (Aït-Aoudia et al. 14).
De nombreux néophytes dans les mondes de l’art veulent aussi participer aux fresques murales (Becker). Pour répondre à la demande les artistes professionnels s’organisent. Ils commencent notamment à ne dessiner que les traits des œuvres, et laissent la charge de les colorier à ceux désirant le faire. Se met alors en place une division des taches en fonction des compétences techniques, entre ceux assurant le dessin et ceux faisant le coloriage. De même, d’autres manifestants désirent participer en apportant des matériaux qu’ils distribuent dans l’espace du sit- in. Grâce à cette abondance de matières premières, mais aussi de murs en guise de toiles, certains peuvent se lancer dans des projets qu’ils n’auraient pu réaliser dans un autre contexte. C’est le cas pour Waqas, jeune peintre professionnel de vingt ans, qui décide, avec d’autres artistes de sa connaissance, de réaliser une fresque regroupant les portraits de tous les martyrs tombés jusque- là. Il revient sur cette expérience :
Nous avons fait comme une réunion, avant de commencer le sujet de la grande jidariyya des martyrs, j’avais cette idée avant le sit-in. . . mais je savais pas où la faire. Et donc, quand nous nous sommes rassemblés dans Al-Qiyada. . . nous avons fait une réunion pour savoir d’où nous allions ramener les matériaux. Nous nous sommes alors divisés en groupes, un groupe est allé chercher l’endroit où nous pourrions la dessiner, nous nous avons fait des croquis. . . puis nous avons eu l’idée de les dessiner aux couleurs de l’ancien drapeau, comme ça toi tu vois l’ancien drapeau, mais comme avec des pixels, et chaque pixel, ce sera en fait le visage d’un martyr. Après ça, nous avons préparé les couleurs. . . et les gens voulaient participer, et par exemple, y en a qui voulaient aider, mais ils savent pas dessiner, alors ils ramènent les couleurs, ils ramènent la peinture, ils ramènent l’enduit, ils donnent de l’argent pour que nous puissions acheter ce dont nous avons besoin (Waqas)
Le sit-in a donc permis une véritable effervescence autour des jidariyyat, la créativité des auteurs ne se limitant pas à la quantité d’œuvres produites mais aussi à la diversité des thématiques qui y sont abordées. Ces différentes œuvres mises bout à bout donnent ainsi un aperçu des revendications de la révolution de décembre 2018, et forment dès lors « un hyper-récit révolutionnaire » (Carle 163). Retracer l’évolution de la présence des fresques murales correspond à retracer l’histoire de la contestation, en permettant la « mise en visibilité d’une mémoire collective révolutionnaire qui tente de se faire une place face à la mémoire officielle véhiculée par le pouvoir » (Abdel Hamid 137).
La lutte des mémoires entre le pouvoir et les révolutionnaires apparaît d’autant plus avec la fin du sit-in. Le 3 juin 2019, des forces paramilitaires lancent l’assaut sur l’espace occupé causant la mort d’au moins cent vingt manifestants et en blessant plus de neuf cent autres, selon le bilan officiel du Sudanese Doctors Committee10. Une fois l’espace vidé, des soldats repeignent une partie des murs, effaçant les fresques qui s’y trouvaient. Amar estime que deux cent à trois cent jidariyyat furent détruites en quelques jours. Apparaît dès lors la volonté de l’armée de mettre fin à la contestation, mais aussi d’en faire disparaître les traces. En plus des nombreuses pertes humaines, la perte symbolique de l’espace dont les manifestants avaient pris possession au cours des semaines est ainsi actée à travers la disparition des fresques.
En réponse à cet effacement, des initiatives visant à repeindre les murs sont lancées. Se diffuse l’idée que si « toi, tu en effaces une [fresque], alors nous en redessinerons deux » (Abdou). La volonté des auteurs de jidariyyat est de ne pas perdre cet acquis nouveau que constitue le fait de pouvoir militer sur les murs, qui se sont transformés en un espace où s’exerce la nouvelle liberté d’expression acquise grâce à la révolution. En repeignant les murs effacés, les auteurs de fresques veulent affirmer que la répression brutale qui les a frappés n’a pas mis fin à leur lutte. Ces nouvelles œuvres peuvent aussi être investies d’une portée mémorielle particulière évoquant des événements marquants de la contestation, à l’instar des nombreuses œuvres représentant l’arrivée d’un train rempli de manifestants, venant de la ville d’Atbara, aux premiers jours du sit-in (fig. 4), ou encore celles mettant en scène les barricades que dressaient les contestataires pour ralentir les convois de forces de l’ordre. Les jidariyyat peuvent aussi servir de lieu de commémoration, comme c’est le cas d’une fresque en hommage aux martyrs (fig. 5), réalisée dans l’espace du sit-in après sa dispersion, devant laquelle des rassemblements sont organisés tous les trois du mois, réunissant notamment les mères des disparus11.


Ainsi, la réalisation d’œuvres nouvelles remplaçant celles qui ont été détruites, laisse voir l’apparition d’enjeux mémoriels, au travers d’un cycle de destruction-création entre les manifestants et l’armée sur les murs de la ville, donnant place à une forme de palimpseste, terme servant à « désigner ces processus d’écriture et réécriture continues » (Carle et Huguet 156) que connaissent les murs dans un contexte révolutionnaire.
Au-delà des œuvres visant à remplacer celles qui ont été effacées, les jidariyyat continuent à gagner d’autres espaces urbains et se généralisent dans l’ensemble de la ville. L’essor des fresques peut s’expliquer par le fait que les manifestants chassés du sit-in continuent à œuvrer ailleurs dans la ville, illustrant l’accélération de leur carrière de politisation (Aït-Aoudia et al. 17) qui ne se limitait pas à l’espace et au temps de l’occupation. Certains quartiers proches d'Al.Qiyada sont investis massivement, et des centaines de jidariyyat y sont réalisées dans les semaines suivant la fin du sit-in. C’est le cas de Burri (fig.6), où la présence importante de fresques s’explique par la place qu’occupe cet espace « considéré comme l’épicentre de la révolte à partir de février » (Deshayes et Vezzadini 174). Situé à la frontière d'Al-Qyada, des bâtiments de ce quartier – notamment des écoles – ont été investis par des manifestants qui en ont fait un lieu de vie le temps du sit-in, puis un refuge lors de sa dispersion meurtrière. Burri occupe aussi une place symbolique importante : c’est l’un des plus anciens quartiers de Khartoum (Lobban 492), et il est présenté par ses habitants comme le lieu de départ de toutes les révolutions au Soudan. Si cette affirmation sert avant tout à légitimer la place centrale de leur quartier – et par extension la leur – le caractère révolutionnaire de Burri, comme « bastion de l’opposition » (Deshayes et Vezzadini 175), semble bien réel. La multiplication des jidariyyat dans cet espace peut donc s’expliquer par sa double position géographique et symbolique, qui le présente comme une alternative à Al-Qiyada devenu inaccessible.

Au mois d’août 2019, à la suite de la signature d’un accord entre les représentants de la société civile et les militaires (El-Gizouli, “Soudan” 128), la situation politique soudanaise semble retrouver une certaine forme de stabilité après plusieurs mois de mobilisations quasi ininterrompues. Bien que la révolution n’ait pas abouti à réaliser l’ensemble des revendications de la population, notamment la mise en place d’un gouvernement exclusivement civil, une libération de la parole politique a été acquise. Le discours caché (Scott) sort de la sphère privée pour être mis sur le devant de la scène publique. La parole politique se manifeste dès lors sous différentes formes, tant dans les discours des citoyens, que dans divers domaines artistiques (musique, peinture, cinéma, etc.) Les jidariyyat apparaissent comme un des supports de cette libération de la parole, bénéficiant de l’assouplissement du contrôle étatique sur l’espace public (fig. 7).
Plus globalement, le statut des fresques murales a changé auprès d’une grande partie de la population khartoumaise. Elles sont dorénavant plus acceptées voire encouragées comme témoin tant « d’une émotion individuelle [que] d’un mouvement commun » (Bazin et Lambert 23). Ainsi à Burri, j’ai pu croiser un habitant, Ahmed, âgé d’une vingtaine d’années, alors que je prenais en photographie une jidariyya située dans sa rue. Celui-ci me propose de me montrer les emplacements des autres œuvres présentes dans le quartier. Travaillant comme conducteur de rickshaw, il a participé à quelques fresques dans sa rue, réalisées par des artistes ayant investi le lieu après le sit-in. Durant notre marche, il m’indiqua aussi bien les jidariyyat, que les impacts de balles sur les murs ou encore les maisons des martyrs, considérés comme autant de traces de l’engagement du quartier dans la révolution. Tous ces éléments forment une mémoire commune de la lutte propre à cet espace. Les jidariyyat rejoignent ainsi un panthéon de symboles rappelant l’engagement des riverains, et la présence de fresques devient une des marques de l’implication locale dans la contestation, et de la politisation de l’espace urbain.

Fortement investie par les révolutionnaires, les jidariyyat sont apparues comme un outil permettant de mener la lutte pacifiste revendiquée par les manifestants : « ton objectif est pacifique et les outils que tu utilises le sont également » (Abdou). Cette forme d’expression a aussi contribué à repolitiser l’espace urbain, en imposant les enjeux et les revendications de la révolution dans l’espace public. Ce changement n’est d’ailleurs pas limité à la capitale, d’autres villes du pays ont aussi connu un développement des jidariyyat durant la contestation, à l’image d’Atbara (Latif). De plus, des connexions s’établissent entre des artistes khartoumais et ceux d’autres régions, permettant des échanges et des collaborations entre eux, tout en posant la question des rapports de domination qui peuvent se mettre en place dans de tels échanges entre centre et périphéries.
La fin du sit-in et le début de la période de transition n’ont pas affecté la dynamique d’expansion du street art. Au contraire de nombreux collectifs de street artistes se forment par la suite, se spécialisant dans l’art de rue. Réunissant de jeunes hommes et femmes, autour de la vingtaine, qui ont pour la plupart découvert la peinture durant le sit-in, la pratique des jidariyyata servi de support à leur politisation. Le champ des thématiques qu’ils abordent se diversifient, multipliant références globales et adaptations aux nouveaux enjeux locaux (comme au début de la pandémie de Covid-19 où des fresques murales ont été réalisées afin de passer des messages de prévention, tel que le port du masque ou la limitation des déplacements). Les jidariyyat se sont aussi frayées un chemin jusque sur des bâtiments officiels, ce qui interroge sur leur possible réappropriation par le gouvernement de transition, afin de lui servir d’outil de propagande12. Plus globalement la question du devenir de ces collectifs et de leurs œuvres se pose à l’heure où certains d’entre eux se dotent d’une existence légale, en se constituant en association.
En parallèle, le street art a intégré le répertoire d’action d’autres forces politiques, notamment les partisans de l’ancien régime, qui utilisent dorénavant pochoirs et graffitis pour diffuser leurs idées. Ils n’hésitent pas à graffer leurs slogans sur des jidariyyat de la révolution, instaurant une nouvelle lutte des mémoires dans l’espace public entre eux et les révolutionnaires. La conservation des fresques murales apparaît comme un autre enjeu qui se pose de plus en plus au fur et à mesure que le temps de la contestation s’éloigne. À une échelle plus large, des questions sur l’avenir de la pratique du street art se posent. Va-t-elle continuer à se développer et à se généraliser ? Ou au contraire, risque-telle d’être freinée par les autorités politiques ? De même, plus elle gagne en légitimité, plus ne risque-t-elle pas d’être dépolitisée, pour donner lieu à des œuvres d’ornement urbain ?
Le street art sur les différentes scènes régionales connaît des trajectoires distinctes, allant de l’instrumentalisation étatique, comme au Maroc (Marmié), à une forme d’expression intégrée dans la quotidienneté urbaine des habitants, comme dans les camps palestiniens (Lehec), et laisse voir une partie des possibles scénarios qui planent sur le contexte soudanais. Mais face à ces incertitudes, il serait présomptueux de s’avancer sur un quelconque pronostique. Et quel qu’il soit, la révolution soudanaise a d’ores et déjà permis de légitimer, du moins d’un point de vue symbolique, le street art dans l’espace public et de faire d’un art de la révolution, une révolution dans l’art local (Gonzalez-Quijano) et ceci « est une grande victoire pour l’art soudanais » (Ines).






