Abstract: During the Egyptian revolution in 2011, artists used protest art in urban spac es, particularly in downtown Cairo. While art participated in creating publicized and politiciz ed urban spaces, protest art has been threatened in downtown Cairo since 2013 with the reinforcement of authoritarianism and with an incr eased repressive control of urban spaces. The authoritarian regime seeks to impose its hegemony on physical and symbolical spaces undermining the artists’ right to the city and to produce and appropriate images and events. Maintaining art in downtown Cairo continues to go through adaptations between self-censorship, negotiation, and claims of a right to centrality.
Keywords: art, securitization, authoritarianism, right to the city, Cairo.
Articles
Produire l’ art et accéder à la ville en contexte autoritaire. Fermeture et adaptation des possibles artistiques dans le centre-ville du Caire post-révolutionnaire

Lorsque les géographes abordent la question de la révolution égyptienne de 2011, c’est le plus souvent pour montrer la dimension urbaine des lieux de protestation, les villes étant les hauts-lieux de la révolution (Droz-Vincent ; Stryker et al.). La réappropriation citoyenne dans et pour les espaces urbains s’est manifestée avec une intensité particulière dans la capitale et son centre-ville (« Le Caire »). L’exemple le plus marquant est l’occupation de la place Tahrir du 28 janvier au 11 février 2011, date du départ du président Hosni Moubarak (Pagès-El Karoui ; Ramadan). Les espaces urbains ont été médiateurs de la mobilisation et de la visibilité des actions contestataires. Ces dernières ont permis en retour une publicisation et une politisation de ces espaces (Rabbat ; Sassen), actualisant les trois dimensions de l’espace public (Houssay-Holzschuch ; Capron et Haschar) : un espace juridiquement public au sens de la propriété publique, un espace physique, accessible d’interactions sociales (Joseph) et un forum politique de débats (Habermas)2. Cette publicisation s’est effectuée de manière conflictuelle dans une lutte pour l’appropriation des espaces physiques entre les révolutionnaires et les forces de l’ordre. Dans ce contexte, les artistes ont mobilisé des pratiques propres pour contester le régime, mobiliser la population et occuper les espaces urbains : chansons protestataires (Valassopoulos et Mostafa), performances théâtrales engagées (Hussein ; Donizeau), graffitis et festivals de rue. Ces productions artistiques ne sont pas nouvelles en 2011 mais elles ont néanmoins acquis une visibilité sans précédent dans les espaces publics entre 2011 et 2013.
Or, suite au coup d’État par l’armée qui a conduit à la destitution du président Mohamed Morsi en 2013 et à l’élection d’Abdel Fattah el-Sissi, ancien chef du Conseil Suprême des Forces Armées, en 20143, un renforcement de l’autoritarisme est en cours. La réduction du pluralisme se manifeste par un pouvoir politique et économique accru de l’armée et par un contrôle renforcé des mouvements d’opposition : élections surveillées ou encore appareil législatif répressif comme la loi anti-manifestation de novembre 20134 (Boutaleb). Chaque épisode contestataire – par exemple les manifestations contre Abdel Fattah el-Sissi en septembre 20195 – ainsi que les dates d’anniversaire de la révolution – en particulier les 25 janvier – sont précédés et suivis d’un cycle d’arrestations des opposants et d’une augmentation des contrôles policiers dans les rues. Le renforcement autoritaire se traduit ainsi par une gestion sécuritaire des espaces urbains (« Cairo »). Un dispositif matériel sécuritaire est déployé dans les espaces urbains : murs, barbelés, checkpoints. Les rues sont surveillées par différents acteurs : policiers en uniforme ou en civil, soldats de l’armée, services de renseignements et leurs informateurs. Celles du centre-ville le sont particulièrement en raison de leurs centralité historique dans les mouvements contestataires6.
Cet article vise à interroger l’effet de cette répression légalisée et de cette sécurisation urbaine sur les initiatives artistiques. Face à cette gestion répressive et sécuritaire des espaces urbains, on peut en effet constater un essoufflement des pratiques contestataires en général et de certaines initiatives artistiques en particulier. Nous entendons ainsi par initiatives artistiques la réalisation, l’exposition d’œuvres et l’organisation d’événements dans des espaces divers : de la rue à l’atelier des artistes, en passant par des lieux privés mais qui accueillent des publics tels que les galeries et centres artistiques. Nous analysons en particulier la scène culturelle indépendante du pouvoir politique. De plus, nous utilisons ici le terme de « possibles » en référence à l’article des politistes Amin Allal et Marie Vannetzel. Ces derniers décrivent la révolution comme une période d’ouverture des possibles, caractérisée par une « effervescence pluraliste » (5), et la période post- révolutionnaire à partir de 2013 en Égypte comme relevant d’un « devenir-autoritaire » caractérisé par une « fermeture de [ces] possibles » (6). Ce terme permet ainsi de rendre compte des potentialités que la révolution a actualisées et de la manière dont celles-ci se sont refermées après 2013. Dans l’article d’Amin Allal et de Marie Vannetzel, les potentialités évoquées relèvent d’une profusion des expressions contestataires ou encore d’une multiplication des partis politiques. Dans cet article, nous cherchons à montrer que cette ouverture de la sphère politique s’est également accompagnée et appuyée sur une ouverture des espaces matériels.
Par-delà le simple constat d’une absence visible d’un art contestataire dans la rue, nous cherchons donc à questionner la manière dont cette absence est créée. Nous interrogeons les pratiques des artistes ou d’autres acteurs qui gèrent des lieux ou événements artistiques, les contraintes qu’ils expérimentent et les adaptations auxquelles ils procèdent face à un dispositif de surveillance et de sécurité omniprésent dans le centre-ville. Nous adoptons également une approche compréhensive de ces pratiques en tenant compte du sens que les acteurs accordent à leurs pratiques et aux espaces qu’ils s’approprient.
Pour cela, nous avons fait le choix de nous inscrire dans la tradition des études urbaines. Nous nous intéressons à la notion d’espace public en adoptant une approche processuelle (Capron et Haschar), considérant que le « public » et le « privé » ne sont pas des catégories fixes apposées à des espaces déterminés mais que ces caractéristiques varient dans le temps et selon les pratiques des acteurs qui s’approprient et produisent l’espace. Nous utilisons donc le terme de publicisation défini comme étant une augmentation du caractère public des espaces en particulier dans leurs dimensions sociales – diversification des usagers et des interactions possibles – ou politiques – diversification des discours et opinions politiques exprimées et possibilités de débats. Nous étudions également le processus inverse de dépublicisation défini comme étant une baisse de la publicité sociale et politique des et dans les espaces urbains qui peut être le fruit d’acteurs publics ou privés sans qu’il y ait un phénomène de privatisation en termes juridiques (Guinard).
Nous considérons que cette dépublicisation constitue une remise en cause d’un droit à la ville (Lefebvre), défini ici comme étant la possibilité de s’approprier, de fabriquer et de modifier la ville aussi bien physiquement par les pratiques et les événements artistiques dans les rues, que symboliquement par la production d’images dans et de la ville. Le centre-ville du Caire est un terrain privilégié pour aborder cette question. Les processus de réappropriation citoyenne et de lutte dans et pour les espaces urbains, puis les processus de leur confiscation par un pouvoir autoritaire s’y sont manifestés avec une intensité particulière en raison de sa centralité urbaine et politique. De plus, les mondes de l’art y sont bien représentés : en effet, si certaines galeries ont fermé dans le centre-ville, y sont encore présents des artistes et leurs ateliers, des résidences d’artistes, des galeries, des centres culturels, des cinémas et des festivals. En prenant pour exemple des lieux précis dans le centre-ville, nous interrogeons plus particulièrement la notion de droit à la centralité tel qu’il est défini par la chercheuse en urbanisme et géographie, Marta Pappalardo, dans sa thèse sur le centre- ville du Caire : les possibilités de « s’approprier des espaces privilégiés » socialement et « d’investir un espace de représentation » politique (421).
L’enquête de terrain a été menée entre avril 2019 et janvier 2021 auprès d’acteurs dans le centre- ville : sept artistes – deux graffeurs, un sculpteur, trois artistes utilisant des photographies dans leur travail, et un peintre ayant fait du théâtre, tous et toutes entre 25 et 40 ans – ainsi qu’une dizaine de propriétaires et de gérants de galeries d’art contemporain ou organisateurs de festival7. Elle repose sur des entretiens semi-directifs avec ces acteurs, ainsi que des observations dans différents types d’espaces8.
Dans un premier temps, nous analyserons l’ouverture des possibles pour les initiatives artistiques pendant la révolution à travers l’appropriation des espaces de la rue par des acteurs de la scène artistique indépendante et une publicisation conjointe de l’art et de la rue. Nous évoquerons dans un second temps les contraintes sécuritaires qui portent sur les pratiques, lieux et événements artistiques dépublicisant la rue et l’art et remettant en cause un droit à la ville de certains acteurs. Enfin, nous questionnerons les possibilités de s’approprier le centre-ville du Caire à travers des adaptations dans les pratiques et lieux de l’art, entre autocensures, négociations et revendications d’un droit à la centralité.
Pendant la révolution, les initiatives artistiques ont été le fait d’individus et de collectifs indépendants des structures étatiques. Ces dernières sont par exemple les Palais de la Culture, qui mettent en place des activités culturelles à destination des Égyptiens et suivent les directives du ministère de la Culture qui organisent la censure (Winegar ; Egypt’s Culture Wars). Par opposition à ces institutions, certains graffeurs se sont regroupés dans la Ligue des Artistes de la Révolution. Ces artistes ont notamment produit la majorité des graffitis de la rue Mohamed Mahmoud, près de la place Tahrir. En février 2011, le festival El-Fan Midan (L’Art est une place) a été fondé par la Coalition de la Culture Indépendante regroupant des institutions non-gouvernementales et des artistes indépendants. Ce festival gratuit a été organisé entre 2011 et 2014, sur une autre place importante du centre-ville, la place Abdeen.
Il faut noter que la scène artistique indépendante existait déjà dans le centre-ville avant la révolution : dans les années 1990, les galeries Mashrabia et Karim Francis ou encore le centre culturel Townhouse ont été ouverts. Fondé en 1998, Townhouse était un lieu indépendant à but non-lucratif qui avait pour mission de rendre l’art contemporain accessible au plus grand nombre et de promouvoir des artistes et des œuvres en dehors du modèle commercial de certaines galeries privées (Meier). Ce lieu promouvait différents types d’art avec la présence d’une galerie, d’un théâtre – Rawabet – et d’un garage – The Factory – pouvant être utilisé pour des expositions, des performances ou des tournages. Il s’agissait également d’un lieu de sociabilité pour les artistes et les usagers du centre-ville avec des résidences d’artistes, une bibliothèque et un magasin d’objets artisanaux. Cette scène indépendante était donc surtout cantonnée à des espaces juridiquement privés. Par contraste, la révolution a surtout constitué un moment de sortie de l’art dans la rue. Les artistes interrogés, ayant participé à la révolution – six sur les sept interrogés9 –, considèrent la révolution comme un tournant dans leurs pratiques. Certains, qui avaient déjà une pratique artistique dans leur atelier ou chez eux, mentionnent la découverte de la rue comme espace d’expression artistique :
Je ne me définis jamais comme un artiste de graffiti. Mais à ce moment-là, pendant la révolution, tout le monde était dans la rue. Je croyais en la rue mais en même temps, j’exposais dans des espaces intérieurs [avant la révolution]. . . Cela s’est passé parce que tous les événements et la vie quotidienne nous poussaient à aller dans la rue. J’ai utilisé des sculptures que j’avais déjà et je les ai renouvelées, je les ai peintes et je les ai mises dans la rue Qasr el-Nil, avec d’autres artistes de graffiti10.
Je faisais des autoportraits, dans ma chambre, dans mon studio. Et ensuite, j’ai bougé dehors avec la révolution en 2011. J’étais très active en prenant des photos dans les rues, pendant peut-être 5-6 ans11.
La rue est aussi devenue un lieu d’apprentissage des techniques notamment pour un des artistes interrogés qui a commencé à faire des graffitis dans la rue Mohamed Mahmoud. N’ayant pas fait d’études en art à l’université, contrairement aux autres artistes interrogés, il s’est entraîné dans la rue en copiant le style d’autres graffeurs. Il poursuit actuellement sa carrière d’artiste graffeur.
Pour certains, cette sortie dans la rue a été une première expérience de la ville en tant qu’artiste et l’occasion d’aborder d’autres thèmes dans leur travail, comme le sens des espaces pratiqués et les publics qui se les approprient :
Quand je regarde à nouveau mes photographies de la rue pendant les 5-6 ans, c’était une représentation de mon expérience de la rue, plus qu’un documentaire de la rue. . . Il y a l’idée de moi allant dans la ville et ressentant le sens de l’espace. . . Quand je suis allée dans le centre-ville, j’ai vu un fort potentiel de séries sociales et politiques [de photographies]. « Qui détient la ville ? » était une sorte de question importante dans mes séances photos12.
Cette artiste témoigne d’une réflexion sur le droit à la ville tel qu’il est défini par Henri Lefebvre : qui peut s’approprier la ville ? qui peut la façonner et en décider du futur ? Certains artistes interrogés mentionnent ainsi que la révolution a contribué à leur découverte de l’espace public : tant dans ses dimensions matérielles – la rue, les places rendues accessibles à leurs pratiques et à leurs œuvres – que dans ses dimensions politiques – comme espace d’expression.
Être dans la rue ouvre enfin les possibles d’un dialogue entre les passants et les artistes, entre les œuvres et les passants. Certains artistes interrogés lors de cette étude ont pu mentionner les discussions qui se faisaient avec les usagers de la rue alors qu’ils réalisaient des fresques murales :
Dans la rue, tu vois les interactions entre ton travail et les gens. Particulièrement avec le travail que j’ai fait avec [un autre graffeur], on a peint pendant dix jours dans la rue. A ce moment-là, on s’en foutait, on peignait devant tout le monde. . . Cette idée, que la plupart des Égyptiens s’en fout de l’art, ne va pas au musée ou aux expositions, qu’il y a un fossé entre l’art et le public, c’est une idée fausse. Ouais, les gens ne vont pas aux expositions mais quand ils voient de l’art en face, ils le lisent vraiment de leur propre manière. La plupart des commentaires qu’on a eus à ce moment-là étaient hyper intéressants13.
La présence de ces œuvres dans la rue – puis parfois sur les réseaux sociaux (Carle et Huguet) – permet d’élargir le public qui restait souvent limité aux classes supérieures ou aux étudiants en art, lorsque les œuvres étaient présentées dans des galeries privées14. Une relation directe entre passants, artistes et message de l’œuvre s’instaure et ne laisse pas le temps à la censure de modifier ou d’effacer le contenu de l’œuvre (Smith). De ce fait, les graffitis sont un « art contextuel » (Ardenne), réalisé in situ, dans la rue, qui use du contact direct avec les publics. Il est éphémère et acquiert cette dimension contestataire du fait de sa proximité géographique mais aussi politique avec les espaces de la révolution (Klaus).
Ces artistes ont mentionné la spécificité du centre-ville comme espace à la fois d’apprentissages, de créations et d’interactions avec des publics en raison de sa centralité politique dans la géographie de la révolution. Du fait de la proximité des espaces protestataires, les graffitis ont par exemple acquis une forte visibilité sortant de leur marginalité spatiale et politique (Nicoarea). Les lieux mentionnés par ces artistes étaient en particulier la place Tahrir, la rue Mohamed Mahmoud, la rue Qasr el-Nil pour les graffitis et la place Abdeen pour le festival Midan al-Fan.
À l’inverse, la présence de l’art dans la rue a contribué à renforcer la politisation et la publicisation des espaces du centre-ville. Le festival Midan al-Fan se voulait une « plateforme de la révolution » où revendications politiques et espace festif se rejoignaient (Madbouly). Les graffitis ont été également des marqueurs territoriaux de la contestation dénonçant par exemple des violences policières (fig. 1a) ou des lieux de mémoire avec les portraits des martyrs de la révolution et de leurs familles (fig. 1b) (« Walls »). La rue Mohamed Mahmoud est ainsi devenue un « espace de revendication » (Carle et Huguet 160) par ces graffitis.
L’émergence d’une nouvelle culture visuelle reposant sur la pluralité des acteurs de sa production et sur une dimension contestataire (« Post January Revolution Cairo » ; Awad et Wagoner) contribue à la publicisation conjointe des espaces urbains et de l’art. Les artistes ont participé à la lutte pour l’espace physique et symbolique en remettant en cause le monopole des pouvoirs publics dans l’occupation des espaces urbains et dans la production de discours et d’images (Mitchell ; Translating Egypt’s Revolution ; Khatib). Cette lutte se manifeste notamment dans le jeu créé entre les autorités, les artistes et les passants : les autorités effacent régulièrement les graffitis, les artistes reviennent au même endroit pour y réaliser une nouvelle œuvre, les passants les recouvrent de tags, les artistes recouvrent eux-mêmes leur travail (Awad et Wagoner ; Naguib).
L’art témoigne donc d’une ouverture des possibles pendant la révolution : sortie de l’art dans les espaces de la rue au-delà des galeries privées, pluralisation des acteurs produisant des initiatives artistiques, extension des publics touchés par les œuvres d’art, mise en débat potentielle des œuvres. Plus encore, l’art peut illustrer la période révolutionnaire dans ce qu’elle a de fluide et d’incertain15. Ainsi, tout comme dans le cas d’autres pratiques révolutionnaires, l’ouverture de ces possibles – pas toujours actualisés – peut être remise en cause. Un acteur – en particulier le régime politique et les forces de l’ordre (police, armée) – peut en effet s’approprier et monopoliser les espaces physiques, tout comme leur sens symbolique, et ainsi contribuer à dépubliciser les espaces urbains en fermant leur appropriation pour certains acteurs de l’art.
De nombreux travaux de recherche ont documenté ce moment d’ouverture des possibles entre 2011 et 2013. Cependant, en contraste avec la révolution qui a fait « événement » – aussi bien pour les acteurs du terrain que pour les chercheurs –, l’après-2013 demeure moins exploré, du fait des contraintes politiques et sécuritaires que l’on peut expérimenter en contexte autoritaire16. Quand les chercheurs ont pu mener des recherches, ils ont surtout porté leur attention sur ce qui était le plus visible dans les espaces urbains, c’est-à-dire l’effacement fréquent des graffitis par les autorités. Ils ont interprété cet effacement matériel comme étant un effacement de la mémoire révolutionnaire dans les espaces urbains (« Cairo » ; Awad). De plus, la destruction d’une partie du mur de l’Université américaine au Caire (American University of Cairo, AUC), support de nombreuses fresques, a été largement documentée dans la presse17. Cette destruction a été planifiée et orchestrée par le gouvernorat du Caire mais aussi par l’AUC qui a entrepris de rénover l’ancien campus pour qu’il devienne un centre culturel. Les deux parties suivantes visent à combler le peu d’enquêtes qualitatives menées depuis 2013, en montrant comment se crée l’absence des œuvres et des artistes dans la rue.


Face aux travaux cités précédemment qui se restreignent à la période entre 2011 et 2013, nous devons relever une exception dans l’enquête des chercheurs en communication et psychologie culturelle de Sarah H. Awad, Brady Wagoner et Vlad Glaveanu, menée entre septembre 2014 et janvier 2015. Ces auteurs concluaient que les graffitis étaient des actes de résistance encore visibles dans les rues mais que leur existence était menacée par un renforcement autoritaire (Awad et al.). Notre enquête menée à partir de 2019 confirme la remise en cause des initiatives artistiques, au-delà du cas des graffitis, du fait d’une répression politique des acteurs et d’une emprise sécuritaire sur certains espaces et leurs usages.
La répression politique touche les artistes et les travailleurs de la culture18. En 2013, des graffeurs ont été arrêtés et condamnés non seulement pour vandalisme mais aussi pour « manifestation sans permission » et « émeute », tombant ainsi sous le coup de la loi anti-manifestation de 2013. Les autorités ont par ailleurs tenté de criminaliser cette pratique artistique par un projet de loi – jamais promulguée – afin d’interdire tout graffiti « abusif », sans donner une définition claire de ce caractère abusif. Face à cette répression, plusieurs artistes ont quitté l’Égypte comme l’artiste visuel Ganzeer19, ou semblent avoir abandonné leurs pratiques artistiques comme l’artiste de rue Keizer20. Un des artistes interrogés explique ainsi son choix de quitter l’Égypte pendant quelques années :
En 2013, on a eu ce gros changement politique [le coup d’État par l’armée, ndlr]. . . On a commencé à réaliser que la révolution avait échoué. La plupart des artistes de graffiti ont commencé à se cacher juste pour leur sécurité. Et pour moi, j’ai commencé à trouver une manière d’[en] sortir. En 2014, la sphère publique était terminée. C’est pourquoi j’ai voyagé21.
L’emprise sécuritaire sur les espaces de ces acteurs est également importante. En 2015, plusieurs lieux indépendants du pouvoir politique ont été fermés à la suite de raids policiers dans le centre- ville. C’est le cas de la galerie Townhouse. Son fondateur, William Wells22, d’origine canadienne, a par ailleurs été interdit de territoire en 2018 : vu par les autorités comme une figure s’opposant à un discours convenu et hégémonique, il a été particulièrement ciblé en raison de sa forte visibilité dans les médias et certains colloques.
Le contrôle de ces lieux juridiquement privés s’explique par la nature subversive des contenus proposés. Les artistes de rue de la révolution ont aussi exposé dans des galeries ou des bâtiments du centre-ville23. Il s’explique également par le fait qu’ils accueillent du public : un public composé notamment de classes intellectuelles moyennes et supérieures, plutôt jeunes, considérées comme potentiellement contestataires par le gouvernement mais également un public qui déborde sur la rue. Or, de plus en plus, tout type de rassemblement dans la rue est contrôlé, surveillé ou réprimé voire interdit de manière anticipative, soit par la fermeture des lieux de regroupements24 comme le cas de Townhouse précédemment cité, soit par des interdictions administratives.
Le festival D-Caf (Downtown Contemporary Arts Festival – Festival d’arts contemporains du centre- ville) illustre ce deuxième type de restrictions. Ce festival, fondé par le dramaturge et metteur en scène égyptien Ahmad El-Attar en 2011 met en place depuis 2012 des performances et des expositions payantes ou gratuites dans divers lieux du centre-ville comme des appartements, des rooftops d’anciens hôtels ou des théâtres privés. Jusqu’en 2013, ce festival était encore interprété par certains chercheurs comme faisant partie d’un « activisme urbain » issu de la révolution ayant pour but d’ouvrir à l’art les espaces interstitiels du centre-ville (« De l’activisme urbain en Égypte »). Il propose notamment un programme de danse et d’installations sonores ou visuelles, appelé « Urban Visions » (fig. 2). Ces performances de rue, reconduites chaque année, sont des événements gratuits qui se déroulaient encore dans la rue El-Sharbawy, dans le centre-ville, en 2017. Toutefois, en 2019, cet événement a été interdit dans la rue Sherifein, une rue piétonne dont la rénovation et l’expulsion des cafés25 devaient pourtant faire place à des activités culturelles pour attirer des touristes. Ces performances se sont finalement déroulées dans les jardins du Centre Culturel de Tahrir de l’Université américaine au Caire, en raison d’une interdiction par le gouvernorat deux jours avant l’événement.
Même si l’événement est resté gratuit, le déplacement de performances de rue dans un espace fermé par des grillages et sécurisé par des gardiens et des portiques où il faut montrer une carte d’identité à l’entrée ne favorise pas le fait de « tomber sur » la performance, en étant uniquement un passant dans la rue. Ce déplacement a ainsi limité les possibilités pour ce festival de correspondre à ses objectifs, parmi lesquels il y avait l’idée de rapprocher les citadins et les artistes et d’« interagir avec la ville », comme le prévoit leur site internet (D-Caf). Le passage d’espace juridiquement public à des espaces privés accueillant du public contribue à une dépublicisation de l’art. Ces interdictions sont souvent le fait du gouvernorat du Caire mais il s’agit également d’une gestion sécuritaire, puisque ces demandes passent par une vérification des services de sécurité.

La gestion sécuritaire ne porte pas uniquement sur des rassemblements mais aussi sur des pratiques artistiques individualisées. Dans ce cas, c’est la présence des forces de l’ordre dans les rues qui restreint ces pratiques. Pour un des graffeurs interrogés, ces contraintes portent non seulement sur la possibilité de réaliser de nouveaux graffitis – en 2015, il a été contrôlé et questionné par la police alors qu’il réalisait un graffiti – mais aussi sur la possibilité de les modifier ou même de les effacer. En contexte de répression et de perte des libertés politiques, il se sent dépossédé de son droit de regard sur ses œuvres. En effet, un de ses graffitis, réalisé en 2013, fait partie du pan de mur de l’Université américaine au Caire qui a été conservé dans la rue Mohamed Mahmoud (fig. 2). Cet artiste souhaiterait effacer son graffiti pour signifier que le « mouvement » auquel il a participé pendant la révolution est révolu :
J’aimerais le faire en 25 secondes, juste avoir un rouleau en noir et ensuite, détruire le portrait. J’aimerais détruire le portrait, pour dire, merde, c’est fini. . . la police ne veut pas que les gens viennent pour les détruire parce qu’ils disent que c’est ok, [qu’ils n’ont] pas de problème avec ça26.
Selon lui, si la police est « ok » avec ce graffiti, c’est que sa pérennisation au-delà du contexte spatio-temporel de sa création lui fait perdre sa dimension contestataire. La rue Mohamed Mahmoud n’est plus associée selon lui à un espace révolutionnaire, mais à un espace repris par le pouvoir en raison de sa proximité avec la place Tahrir, particulièrement surveillée par les forces de l’ordre.

Plusieurs photographes mentionnent également les difficultés à prendre des photographies dans le centre-ville. L’importance de ces difficultés dépend de la densité des forces de l’ordre et des dispositifs sécuritaires tels que les murs, checkpoints, barbelés : il est interdit de prendre des photographies des acteurs de la sécurité et des dispositifs sécuritaires. Les contraintes sécuritaires dépendent également du sujet photographié : il est plus facile de se prendre en photographie ou de prendre des proches, que de tourner l’appareil vers les éléments de la ville :
C’est plus facile de faire des portraits et de ne pas photographier les bâtiments, en particulier, si tu te rends compte que le propriétaire du bâtiment est le gouvernement27.
Quand tu mets la caméra en face de quelque chose, c’est inquiétant pour eux. On est quelque chose de dangereux pour le pays en tant que photographe. C’est pour ça que je prends des photos de moi ou de ma famille28.
Se prendre en selfie ou prendre un proche est associé à une activité intime et personnelle tandis que prendre un bâtiment, une rue ou une place est assimilé à une activité de surveillance ou de repérage par les policiers et les services de renseignement. Dans un contexte de justification du renforcement sécuritaire par la guerre contre le terrorisme, la prise de photographie est associée à la préparation d’un attentat. Sur la place Tahrir, depuis 2019 et le début de la construction d’un obélisque en son centre, les employés de la compagnie de sécurité privée Falcon veillent à ce que les passants ne prennent pas de photographies, sous prétexte d’assurer « la sécurité »29 des citadins. Regarder et surveiller devient alors le monopole des forces de sécurité ou des services de renseignement. Ce sont uniquement ces derniers qui s’octroient le droit de rendre visible ce qui se passe dans la ville, excluant de ce droit, le citadin et l’artiste. Les entretiens traduisent alors un sentiment de perte de droit pour les artistes et travailleurs de la culture. L’impossibilité de produire des images dans la ville – les graffitis – et de la ville – les photographies – contribue à une dépossession de la matérialité et de l’imaginaire des espaces urbains. En effet, il est impossible de présenter ou pratiquer son travail dans ces espaces mais également de représenter ces espaces sécurisés.
Plusieurs enquêtés mentionnent ainsi la « fermeture » de la rue comme espace artistique :
Je ne peux même pas imaginer aller dans la rue et faire une performance avec mon corps. C’est très fermé. Je pense que si j’y vais maintenant, quelqu’un m’arrêtera30.
Cette fermeture peut être décrite comme une dépublicisation des rues et places du centre- ville qui, bien que restant juridiquement publiques, ne sont plus accessibles pour ces artistes et travailleurs de la culture. Ce processus est le fait d’acteurs publics comme les forces de l’ordre ou le gouvernorat du Caire, mais aussi d’acteurs privés comme les compagnies de sécurité.
Dans les entretiens, la rue est souvent associée à la ville en général. Les réductions d’un accès à la rue par une gestion répressive et sécuritaire conduit donc plus largement à une remise en cause d’un droit à la ville (Lefebvre) :
La ville a fermé ses portes. . . c’était comme une rupture dans une relation amoureuse pour tout le monde31.
Cette remise en cause est perçue à la fois par rapport à la période révolutionnaire, pour les artistes qui sont sortis dans la rue pendant la révolution comme dans les deux citations précédentes, mais aussi par rapport à la période avant la révolution, pour les acteurs qui organisaient des événements dans la rue avant 2011 :
Tout ce qui est vivant, qui peut créer des initiatives, etc., etc., est mal vu, tout ce qu’on pouvait proposer à une époque. . . On faisait des manifestations [artistiques] dans la rue. Je me rappelle, à un moment donné, une voiture qui avait circulé, une sorte de char, comme on fait dans les carnavals, qui avait circulé dans le centre- ville. Ce genre de chose, c’est impossible. On ne peut même plus penser de proposer parce que, non, c’est tout de suite arrêté et mal. . . Évidemment, quand on coupe les possibilités aux initiatives d’exister, qu’est-ce qui reste ? C’est un peu ça la grande question32.
L’emprise sécuritaire empêche la réalisation concrète de pratiques et d’événements artistiques dans la rue. Il conduit à une diminution de l’horizon des possibles pour ces acteurs qui ne peuvent même plus « penser » à mener des initiatives dans la rue. Alors, oui, que reste-t-il de ces initiatives artistiques dans le centre-ville aujourd’hui ?
Si certains artistes ont abandonné leurs pratiques artistiques ou ont quitté l’Égypte, nous nous intéressons aux acteurs qui ont maintenu des initiatives tout en les adaptant au contexte. Ces artistes ont effectué un retour à des espaces privés pour produire leurs œuvres. Une des photographes interrogées33 a quasiment cessé de prendre des photographies dans la rue parce que les contraintes sécuritaires liées à la présence des forces de l’ordre étaient trop importantes. Elle a ainsi relocalisé sa pratique principalement dans son atelier et dans son appartement se trouvant dans un quartier en périphérie du centre-ville. Ce cas montre ainsi qu’il peut se produire un retour vers des lieux privés comme espace refuge de création, lorsque l’espace de la rue n’est plus accessible ou fortement contrôlé. Les œuvres produites ne restent cependant pas uniquement dans les lieux privés de création et sont exposées dans des lieux privés mais accueillant du public. Dans ce cas, certains artistes pratiquent une autocensure dans le contenu des œuvres présentées :
Cette fois au Caire, j’ai commencé à me dire, ok, j’ai mon appartement. Je peux faire ce que je veux là-bas. Et bien sûr, je peux toujours exposer dans le white cube34. Parce que j’ai changé ma façon de travailler, je peux exposer. Mais aucune idée radicale. . . Si je finis un projet [plus radical], je le garderai chez moi, peut-être que je le montrerai à des amis. . . J’ai décidé d’éteindre mes idées révolutionnaires, parce que ce n’est pas intelligent35.
Dans les entretiens, les gérants ou propriétaires de ces lieux et les organisateurs d’événements ont également mentionné des pratiques d’autocensure dans leur sélection des œuvres ou des artistes. Ils peuvent aller jusqu’à refuser d’exposer des œuvres, sachant qu’elles ne seront pas acceptées par les autorités car considérées comme trop subversives. Certaines lignes rouges dans le contenu des œuvres sont connues et mentionnées par les personnes interrogées. Selon une commissaire d’exposition qui a participé à la sélection d’artistes pour des festivals et expositions dans divers lieux du centre-ville36, les questions touchant à la politique intérieure de l’Égypte – en particulier la répression – sont beaucoup plus sensibles que celles qui concernent la politique d’autres pays – elle mentionne dans ce cas le conflit israélo-palestinien. Cependant, certaines œuvres peuvent être acceptées lorsque la dimension contestataire n’est pas trop explicite :
On peut raconter beaucoup de choses. . . mais des choses allusives que l’on peut interpréter mais là, il faut avoir un niveau de culture suffisant, ce qui n’est pas toujours le cas des gens qui viennent37.
Selon ces acteurs, les modifications en termes d’espaces et de contenus en viennent à limiter les publics récepteurs de l’art : qu’il s’agisse d’un retour vers des espaces juridiquement privés, plus confidentiels, pour l’exposition des œuvres, ou qu’il s’agisse de produire des œuvres politiques plus difficilement compréhensibles par les récepteurs de ces œuvres.
Le passage d’espaces juridiquement publics à des espaces juridiquement privés peut également limiter les lieux accessibles aux travailleurs de la culture. En effet, si ces lieux accueillent parfois gratuitement du public, ils ont été loués par ceux qui organisent l’exposition. Les acteurs interrogés mentionnent les difficultés financières pour accéder à des lieux privés d’exposition, en particulier ceux loués par une compagnie immobilière, Al-Ismaelia for Real Estate Investment38. Cette dernière a racheté une vingtaine de bâtiments dans le centre-ville ainsi que des lieux artistiques, notamment la salle d’exposition The Factory qui faisait partie auparavant de la galerie Townhouse. Cette compagnie cherche à faire renaître le centre-ville à travers la rénovation des bâtiments, la création de lieux temporaires pour les artistes et les travailleurs de la culture, avant de les remettre sur le marché de la location (Elshahed). La plupart des lieux du festival D-Caf est louée par Ismaelia qui sponsorise l’événement. Le rachat des lieux par cette compagnie s’accompagne d’une hausse du prix des loyers devenant de moins en moins accessibles pour certains acteurs, cette compagnie visant principalement à attirer des classes supérieures. À titre d’exemple, le passage Kodak est un espace piéton où se trouvent le siège de la compagnie et un garage d’exposition qu’elle détient. Une rénovation de ce passage a débuté en 2014 et a été financée par Ismaelia afin de créer un « hub public » (Ashour et Braker). Cependant, les personnes interrogées mentionnent les difficultés financières d’accéder à ce lieu pour y organiser des initiatives artistiques :
Une compagnie a commencé à acheter plein de lieux et a commencé à gentrifier. . . Tu vois le passage Kodak ? En 2014, c’était un hub public pour tout le monde. . . et maintenant, c’est détenu par Ismaelia39.
On nous avait donné le passage Kodak qui est maintenant le garage où il y a des expositions. On a utilisé cela comme un atelier. Les gens passaient, pouvaient s’arrêter, parler avec des artistes. C’était tout un truc interactif, intéressant. . . Mais il faut dire que maintenant, c’est devenu de plus en plus commercial. Maintenant, ils louent les places pour faire les mêmes choses40.
Le retour vers des espaces privés implique donc d’avoir des moyens financiers de plus en plus conséquents dans un contexte de gentrification et de néolibéralisation du centre-ville41 (Awatta ; Ryzova ; « Critical Commentary »). Cependant, certains artistes font preuve d’adaptations qui permettent de se négocier un accès à la rue comme espace de création artistique. Pour les photographes interrogés, modifier ses pratiques consiste par exemple à changer d’appareil pour un téléphone moins visible qu’un appareil photographique, prendre des photos depuis chez soi ou alors sans s'arrêter :
En 2013, j’ai commencé à prendre des photos depuis la rue, enfin, pas depuis la rue, depuis mon balcon. . . Jusqu’à maintenant, c’est très compliqué d’aller aux alentours et de prendre des photos. Donc, je vole toujours des photos avec mon téléphone. . . j’ai arrêté de bouger avec l’appareil photo, je ne l’utilise pas sauf à la maison et si je dois prendre des photos de moi. Je ne m’arrête pas et attends, je cours toujours pour prendre des photos. . . Le cadre n’est pas important pour moi parce que je coupe toujours les photos42.
Enfin, adapter sa pratique passe également par le fait de négocier avec les autres acteurs qui s’approprient la rue. Des œuvres publiques sont encore présentes dans le centre-ville comme les portraits de figures populaires dans la rue d’un des cafés populaires du quartier de Bustan (fig. 4a). Les portraits réalisés sont ceux de figures telles que la chanteuse Oum Koulthoum ou le footballeur de l’équipe nationale ainsi que de Liverpool, Mohamed Salah (fig. 4b), qui sont appréciées par le plus grand nombre et considérées par les autorités comme représentant une culture artistique ou sportive valorisante43. L’accès à la rue est conditionné ici à une discussion préalable avec le propriétaire du café avec l’accord duquel les figures ont été choisies.


Les graffitis présents dans les rues du centre-ville relèvent d’œuvres commissionnées conditionnées à l’autorisation des propriétaires des lieux ou des bâtiments. C’est aussi le cas des « graffitis » peints sur la façade du Greek Campus, qui est un espace de co-working, un incubateur de startups et le lieu de divers événements comme des concerts, des fêtes et des congrès d’entreprises (fig. 5). Ces peintures qui adoptent les codes des graffitis de la révolution, sans en reprendre le contenu contestataire, ne sont pas considérées comme un « art de la rue » par plusieurs personnes interrogées puisqu’il s’agit d’un art commissionné, qui a pour but d’embellir un bâtiment privé plus que d’embellir la rue ou de traduire les conflits politiques et sociaux (Stryker et Nagati).
Malgré ces exemples d’adaptations, certains ont préféré délaisser le centre-ville pour se tourner vers d’autres espaces moins sécurisés, comme les quartiers périphériques44. C’est le cas du graffeur évoqué précédemment qui réalise des fresques lors des mawlid, ces festivals organisés dans des quartiers populaires pour célébrer des saints. Selon lui, ces festivals lui permettent d’être dans des espaces considérés comme publics, et de toucher un public plus large et plus centré sur des classes populaires que le public des galeries privées45. Le centre-ville semble se marginaliser sur la scène graffiti alors que certains graffitis fleurissent dans les quartiers populaires ou périphériques. C’est le cas de celui du franco-tunisien El-Seed46 dans le quartier des zabbalin de Mansheyat Nasser à l’est du Caire (Naguib). Enfin, certains travailleurs ont décidé de fermer leur galerie soit définitivement, soit de manière temporaire contribuant à l’émergence de nouvelles centralités culturelles comme à Zamalek ou à New Cairo :
Zamalek est devenu le lieu des galeries après la révolution parce que le centre- ville est de plus en plus difficile à gérer. Les gens s’étaient quand même découragés. . . On ne savait jamais ce qu’il allait se passer [pendant la révolution]. C’était un moment assez mouvementé. . . Depuis, c’est devenu certainement plus difficile. . . Le centre-ville est très ciblé. C’est assez clair. Il y a toujours des contrôles. Dès qu’il [y] a n’importe quelle agitation dans l’air, c’est toujours le centre-ville qui est visé comme possible lieu de rassemblement47.
La centralité politique du centre-ville qui conduit à un accaparement des rues par les forces de sécurité en vient ainsi à limiter sa centralité culturelle. Les désavantages à être dans le centre- ville, cités dans les entretiens, sont nombreux : impossibilité d’accéder au centre-ville lorsque la ville est bouclée par des checkpoints policiers, notamment autour du 25 janvier ou de septembre 2019, peur de se déplacer à pied dans le centre-ville liée à ces contrôles policiers et aux arrestations potentielles, et donc moins de monde qui se rend aux événements organisés.
Cependant, les acteurs interrogés soulignent encore la valeur sociale et symbolique du centre- ville pour les initiatives artistiques. Parmi les avantages à être dans le centre-ville, sont citées sa position géographique centrale, son accessibilité en métro, la mixité sociale, la concentration d’autres lieux culturels et la proximité des espaces de sociabilité comme les cafés ou les bars, la valeur architecturale et patrimoniale des bâtiments. Un travailleur dans un cinéma mentionne l’existence d’un « écosystème » culturel lié à la présence de nombreux autres cinémas et d’une certaine communauté culturelle et intellectuelle48. Le centre-ville reste donc un espace privilégié de visibilité et de représentation pour les acteurs interrogés et certains revendiquent une présence dans le centre-ville malgré les difficultés :
Après la révolution, énormément de gens m’ont dit “Mais laisse tomber le centre-ville, va ailleurs ou va à Zamalek“. . . Mais non, je n’ai jamais voulu quitter le centre-ville. Moi, j’aime, je pense qu’il y a vraiment un côté spécial, quoique abîmé, caché, étouffé. J’y tiens beaucoup. Je paye tout ça, je paye de voir moins de gens [les gens qui viennent dans la galerie, ndlr], de faire avec tout ça [les contrôles policiers dans la rue, ndlr]. Mais je suis convaincue. . . Je ne suis pas la seule à penser que le centre-ville a un potentiel49.
Être présent dans le centre-ville en négociant ses pratiques ou en faisant avec les contraintes s’apparente ainsi à une revendication d’un droit à la centralité (Pappalardo), une centralité qui ne serait pas dictée uniquement par un accaparement sécuritaire et qui reposerait également sur une centralité artistique et culturelle.

Cette enquête sur les initiatives artistiques confirme les travaux menés sur la révolution, montrant une publicisation conjointe de l’art et de la rue qui a contribué à la découverte de l’espace public et d’un droit à la ville pour des artistes. Elle permet également de montrer comment un phénomène inverse de dépublicisation remet en cause le droit à la ville des artistes et des travailleurs de la culture depuis 2013. Ces processus de publicisation ou de dépublicisation sont spatialement situés et se sont produits intensément dans le centre-ville, en particulier dans les espaces les plus sécurisés tels les places du centre-ville – la place Tahrir – et leurs rues adjacentes – la rue Mohamed Mahmoud ou la rue Qasr el-Nil. Cet article montre également l’ambivalence de la centralité de ces espaces : c’est parce que ces espaces sont centraux politiquement pour la représentation du pouvoir et pour les contestations qu’il y a une gestion sécuritaire conséquente qui amoindrit d’autres dimensions de la centralité telles que la dimension culturelle. De ce fait, les contraintes en contexte autoritaire doivent être spatialement contextualisées, elles sont particulièrement importantes dans le centre-ville.
Les adaptations sont alors situées sur un spectre allant de pratiques contraintes à la revendication d’un droit à jouir de et à façonner la ville et la centralité des espaces, en passant par la négociation d’un accès à la rue. Il est possible d’élargir ces analyses aux pratiques habitantes (mobilités, sociabilités, constitution d’un chez-soi, etc.) dans des lieux aux statuts juridiques différents (juridiquement publics comme la rue, juridiquement privés mais accueillant du public comme les cafés ou juridiquement privés et lieux de l’intime comme les appartements).
Cette enquête permet aussi de situer temporellement ces pratiques. L’année 2011 n’a pas constitué une rupture pour tous les acteurs : certains artistes n’ont effectué une sortie de la rue qu’en 2013, ce qui correspond parfois à une collaboration avec d’autres artistes ou à un changement de leur medium. De plus, certains artistes ont affirmé avoir subi plus de contraintes à partir de 2015, remettant en cause l’idée que l’année 2013, avec le coup d’État, constitue l’année tournante pour la répression de tous les acteurs. En ce sens, la variété temporelle et spatiale des pratiques artistiques permet de remettre en cause l’idée d’un « art révolutionnaire » uniforme.






