Perspectives
La ville comme lieu d'exposition de sa mémoire
La ville comme lieu d'exposition de sa mémoire
Manazir Journal, vol. 4, pp. 118-127, 2022
Universität Bern

Abstract: The popular movement that started on 22 February 2019 in Algiers, has become a key date of Algerian history but also for visual history. In a matter of weeks, Algiers became a place of unprecedented photographic expression which contributed to build the new visual narratives of the city. This article intends to question the expression of political claims through the use of images and to underline significant elements for the study of the photographic practice in Algeria.
Keywords: photography, city, Algiers, images.
Ici est la rue des Vandales.
C’est une rue d’Alger ou de Constantine, de Sétif ou de Guelma,
de Tunis ou de Casablanca.
Kateb Yacine, Le Cadavre encerclé, 1956
Que signifie photographier une ville ? Est-ce saisir ses vues panoramiques, son architecture, ses rues, ses passants ? Ces questions reviennent sans cesse, à la fois dans ma recherche et dans ma pratique de la photographie ; elles animent mon regard sur les images. Dans le contexte algérien, et algérois en particulier, photographier la ville s’inscrit dans le sillage d’une relation étroite entre le territoire urbain et ses images. La fabrique de la ville passe par la fabrique de ses images et les différentes représentations qui ont contribué à façonner en quelque sorte le territoire continuent encore à circuler dans la ville et dans les imaginaires. Ainsi, la trajectoire des images par le médium photographique et leur occurrence à la fois dans un certain nombre d’affiches, de cartes postales, de travaux scientifiques, jusque dans la littérature, informent mon regard sur la ville mais aussi mon rapport aux émotions et aux perceptions qui peuvent faire image.
La ville a été photographiée dès l’apparition du médium photographique au XIXe siècle, date qui coïncide avec le début de la conquête française de l’Algérie. Une dimension de l’entreprise coloniale passe alors par une production massive d’images sous la forme de photographies qui contribuent à diffuser et à imposer un regard sur le territoire. De cette façon, il y a ce qui est photographié et ce qui est, dans le même mouvement, effacé dans la lutte des pouvoirs et des images pour la conquête de l’espace géographique et de l’espace des représentations. En effet, une lutte autour des images est à l’œuvre pendant des décennies, lutte qui prend la forme pendant la guerre d’indépendance (1954-1962) d’une médiatisation internationale qui va dans une certaine mesure peser dans l’issue de la guerre2.
Ce pouvoir des images et la lutte pour leur visibilité semble être une réelle préoccupation pour certains photographes contemporains qui ont, d’une manière ou d’une autre, vécu la guerre des années 19903, période pendant laquelle des mécanismes d’effacement et d’invisibilisation médiatiques de l’image étaient une nouvelle fois à l’œuvre. L’idée répandue au sein de la population parfois mais aussi dans certaines études sur la période, que cette guerre était invisible et que cette décennie était sans images m’apparaissait inacceptable. C’est en partie pour cela que j’ai entrepris de travailler sur les représentations littéraires et photographiques d’Alger pendant les années 1990. Au regard du manque manifeste de ressources, passer par la littérature pour lire la photographie a été mon intuition, puis ma méthode. Le mouvement des images physiques et mentales traversant les médiums et les temporalités m’a semblé être un élément de lecture d’une tradition photographique dans la représentation de la ville. Les images, si elles peuvent à un moment donné être invisibilisées, existent néanmoins et sont susceptibles d’être exhumées dans le cadre d’un projet, d’un ouvrage ou encore d’un soulèvement populaire4. En effet, elles persistent et imprègnent les corps, les souvenirs et les imaginaires individuels et collectifs. Chaque individu les porte en lui, tel un poème en attente d’être déclamé. Parfois même, ce poème prend sa place, debout, au sein de la ville. C’est ce que nous avons pu observer lors des premiers mois du soulèvement populaire du 22 février 2019 quand Alger devenait tous les vendredis et tous les mardis une ville tempête, une ville poème, une ville photographiée5.
Le soulèvement populaire du 22 février 2019 est sans doute d’ores et déjà un moment qui fait date, une clé de lecture pour l’histoire de l’Algérie mais aussi pour l’histoire visuelle du pays. En quelques mois, la ville a été le lieu de gestes photographiques inédits : la population ainsi que les photographes se sont emparés de l’outil photographique pour produire des représentations qui leur sont propres (fig.1). Une des caractéristiques du mouvement populaire est la place occupée par la photographie. La population qui a manifesté était assurément consciente de l’effet visuel qu’elle produisait. Grâce au téléphone portable notamment, une partie d’entre elle capturait des images, se faisait prendre en photo ou entreprenait de faire des « selfies ». Ce geste et ce mouvement au sein de la foule peuvent sans doute caractériser un désir de laisser une trace de son passage dans la ville mais semblent aussi traduire un désir tangible d’investir la ville et de rendre visible des revendications citoyennes en temps réel, puisque les images sont souvent diffusées directement sur les réseaux sociaux.

Si les marches montrent un peuple qui réinvestit son territoire et sa ville, elles mettent aussi en scène de nombreuses revendications citoyennes qui tendent vers un désir d’une nouvelle représentation.
Les photographes, quant à eux, saisissent ces images, les mettent en dialogue et interrogent leur signification dans leur propre pratique. Le photographe Sabri Benalycherif7 souhaitant témoigner par l’image, considère désormais la photographie « comme un acte politique et documentaire » (Benalycherif) qui permettra aussi de fournir un matériau pour les études académiques à venir. Sofiane Zouggar8, artiste formé à l’École supérieure des Beaux-Arts d’Alger voit quant à lui cette période historique comme constituant potentiellement une nouvelle étape pour son travail, un nouveau volet pour le projet Memory of Violence, débuté en 2013 et toujours en cours. Avec ce projet qui met en miroir le travail de l’artiste et du chercheur, Zouggar mobilise des images d’archive issues de fonds privés et publics pour les interroger, mais surtout pour tisser une narration personnelle d’images qui s’ajoutent ainsi aux narrations visibles des années 1990 (Khene, « La photographie algérienne »). Les images récentes qu’il saisit s’inscrivent alors dans la continuité de son travail, fournissent des éléments de réflexion et créent une archive supplémentaire.
Ces deux approches contribuent également à nourrir ma propre réflexion sur Alger et ses images. En effet, l’intervention du soulèvement populaire du 22 février 2019 offre de nouvelles perspectives pour les narrations visuelles de la ville à différentes périodes historiques, mettant à jour des images marginalisées ou minorées et offrant, par contraste, l’ampleur de certains silences visuels, mais aussi sans doute, les éléments d’une tradition photographique qui reste à formuler et à (d)écrire. C’est ainsi que la ville est une fois de plus un lieu d’images, qui deviennent elles-mêmes un lieu de réflexion et de mémoire.
Une petite histoire de cadre
L’un des éléments déclencheurs de l’insurrection populaire du 22 février pose d’emblée la question de sa représentation visuelle et prend la forme d’une photo encadrée. En effet, depuis des années, le président Bouteflika n’apparaît que très rarement en public, en raison de ses graves problèmes de santé. Il est absent, mais son portrait est systématiquement exposé comme substitut à sa présence. C’est ainsi qu’il est présenté aux citoyens. L’image encadrée devient rapidement un élément visuel dont une partie de la population s’empare pour la tourner en dérision parfois, mais surtout semble-t-il, pour déplacer les codes de la représentation du portrait présidentiel. D’autres images encadrées font alors surface pendant les manifestations et sont portées par la population qui semble vouloir « recadrer » l’histoire et la mémoire. Parfois, il s’agit de se placer soi-même dans le cadre comme pour signifier un refus d’être maintenu hors du champ des représentations visuelles publiques (fig.2). D'autres fois, il s'agit simplement de rappeler qu’il n’est plus possible d’être sourd aux revendications (fig.3). Enfin, – c’est sans doute l’exemple qui m’interpelle le plus car il me paraît être dans la continuité d’une histoire visuelle de contre- représentations –, à la photographie présidentielle est substituée l’image de certaines figures historiques, celles notamment des artisans du déclenchement de la révolution du 1er novembre 19549(fig.4).

Un étudiant de l’École supérieure des Beaux-Arts d’Alger caricature Bouteflika en faisant référence au cadre qui gouvernait le pays.

Le cadre est vide et il est écrit : « Tu ne vis pas seul ».
![Sofiane Zouggar. [Sans titre]. Alger, septembre 2019, photographie numérique. Avec l’aimable autorisation du photographe.](../664674185007_gf5.png)
Portrait de Larbi Ben M’hidi (1923-1957), un des principaux dirigeants de la révolution de 1954.
Rétrospectivement, dans sa dimension visuelle, la veille du 1er novembre 1954, date qui marque le début de la guerre d’indépendance algérienne (1954-1962) est marquée par une photographie devenue l’un des symboles de la révolution. Sur cette image, il y a les six principaux dirigeants du FLN (Front de libération nationale) : Rabah Bitat, Mostefa Ben Boulaïd, Didouche Mourad, Mohamed Boudiaf, Krim Belkacem et Larbi Ben M’hidi10. Lorsque les personnages décident de se faire photographier après leur réunion, ils ne connaissent pas l’issue de la guerre et ne peuvent se douter que cette image sera exhumée une nouvelle fois des décennies plus tard. Toutefois, ils prennent la décision de laisser une trace visuelle de l’événement. S’il est admis que cette photographie a été prise avant le (Courrière) du déclenchement de la révolution (1954-1962), elle laisse de nombreuses questions en suspens autour du parcours de cette image. Quoiqu’il en soit, cette photographie est devenue le fer de lance d’une construction d’un symbole pour le présent. Elle apparaît dans les manifestations sous la forme de bannières stylisées, elle est reproduite sur des pancartes ou encore tout simplement sur des feuilles au format A4. Cette image se voit dès lors réactualisée, réutilisée et à son tour, photographiée. L’exemple que je choisis ici met en scène les « Six » de la révolution dans une reproduction stylisée en noir et gris, qui est également réactualisée, puisque chacun des personnages tient à la main une pancarte. Avec cette photographie réalisée par Sofiane Zouggar, c’est la parole qui est aussi rendue visible.
![Sofiane Zouggar. [Sans titre]. Alger, 4 octobre 2019, photographie numérique. Avec l’aimable autorisation du photographe.](../664674185007_gf6.png)
En optant pour un cadre serré qui ne montre ni la population en marche, ni les personnages qui tiennent la banderole, le photographe semble à son tour placer l’expression d’une éventuelle parole collective, au sein de l’image.
Ainsi, la date du 1er novembre 1954 et celle du 22 février 2019 se font écho dans la mesure où elles semblent participer, sinon d’une quête commune, au moins à l’évidence, d’une continuité historique et visuelle, qui s’appuie sur sur des usages de la photographie comme élément de contestation. Le geste photographique observé dans la ville contribue à constituer de nouvelles narrations visuelles qui tendent à bousculer les récits qui se veulent collectifs. En réactualisant certaines images et en les exposant ainsi au sein de la ville, Alger devient par la photographie, un lieu où il est possible d’interroger un parcours de l’histoire photographique.
« Quand les Ultras révolutionnent »11
Un autre exemple qui rappelle les ancrages d’une tradition photographique est celui des supporters des clubs de football algérois, acteurs déterminants du soulèvement populaire dans la ville. En 2019, le photographe Sabri Benalycherif a capturé des supporters de clubs de football algérois et ces photographies permettent de visualiser le déplacement opéré du stade vers le centre-ville. Le photographe est alors face à des mouvements de rassemblement autour d’escaliers (fig.6) ou encore le témoin de scènes où les supporteurs embarquent, par des chants, l’ensemble de la population.
![Sabri Benalycherif. [Sans titre]. Alger, 19 avril 2019, photographie numérique. Avec l’aimable autorisation du photographe.](../664674185007_gf7.png)
Les Ultras recréent l’atmosphère des stades en occupant les escaliers du centre-ville d’Alger à la manière de gradins. De stades de football. Toutes les équipes se mélangent.
Il apparaît que les supporters, en occupant l’espace, prennent possession de la ville. Dans la légende de cette photographie, Sabri Benalycherif indique que dans ces moments de rassemblement, toutes les équipes se mélangent. Dans un mouvement similaire à celui des manifestants qui arrivent de différents quartiers pour converger dans le centre-ville, un espace urbain commun semble se créer. Cet espace, nouveau en quelque sorte, est-il spontané ou participe-t-il d’une tradition qui trouve ses racines dans un temps plus long ? En effet, si les clubs de football naissent, et avec eux une tradition de contestation politique dès la période coloniale, il semble que le dialogue qui s’installe avec l’ensemble de la population peut faire écho à d’autres événements dont les images offrent des parallèles avec celles de la période contemporaine, parallèles qui restent encore à étudier.
Rendre visible une histoire, une image, une ville
Ces quelques exemples montrent comment le recours à l’image permet d’exprimer des revendications politiques et éclairent la réalité d’une dimension de la pratique photographique algérienne, dont on peut repérer les paramètres et les conditions de production dès le début du xxe siècle. D’un côté, il existe des photographies qui circulent aux côtés des manifestants, des photographies prises par les manifestants eux-mêmes et d’autres, saisies par des photographes. Il existe aussi des images mentales qui circulent et prennent leur source dans la photographie. Un exemple parlant est la photographie des « Six » qui semble traduire une part de la mémoire de la lutte par l’image qui circule dans les imaginaires et dans la ville.
En quelques semaines, à partir de février 2019, Alger devient le lieu d’une expression photographique inédite qui contribue à construire, par les images qui investissent la rue, de nouveaux récits visuels de la ville. En effet, dans un mouvement simultané de relecture et de réactualisation d’images du passé et dans le geste de production de nouvelles images, est reflétée une fonction sans doute fondamentale de la pratique photographique, à savoir, la production de la trace tangible d’une présence, d’une mémoire et d’un devenir.
Bibliography
Benalycherif, Sabri. « L’acte photographique comme acte politique. » Continents manuscrits, vol. 14, 2020, https://doi.org/10.4000/coma.5102
Chominot, Marie. « À la recherche de Mohamed Kouaci, artisan de la Révolution par l’image ». Continents manuscrits, vol. 14, 2020, https://doi.org/10.4000/coma.5349
Correia, Mickaël. « Une longue tradition de contestation. En Algérie, les stades contre le pouvoir ». Le Monde diplomatique, mai 2019, p. 10, https://www.monde-diplomatique.fr/2019/05/CORREIA/ 59835. Consulté le 31 mai 2021.
Courrière, Yves. La guerre d’Algérie 1954-1957. Fayard, 2001.
Khan, Amin (dir.). Marcher ! Nous Autres, éléments pour un manifeste de l’Algérie heureuse. Chihab, 2019.
Khene, Rym. « La photographie algérienne : de la genèse à la représentation. Introduction ». Continents Manuscrits, vol. 14, 2020, https://doi.org/10.4000/coma.5557
Khene, Rym. (dir.). « Pratique artistique et prise en charge de la mémoire : Sofiane Zouggar, artiste et archiviste », Continents Manuscrits, vol. 14, 2020, https://doi.org/10.4000/coma.5097
Lazali, Karima. Le Trauma colonial. Une enquête sur les effets psychiques et politiques contemporains de l'oppression coloniale en Algérie. La Découverte, 2018.
Notes