Abstract: This contribution is a commented portfolio of images gathered during fi eldwork in Baghdad (February 2020). It aims to provide an overview of the murals which have been concentrated on Tahrir Square since the revolution of October 2019. These murals share some iconographic topics in common with the thawra (revolution) in Syria, Tunisia, E gypt and Beirut. Nevertheless, some semantic and iconographic registers are specific to Iraq, and divided into two main categories. The first one recreates “a city within the city” (ville en abyme) through composite unrealistic images of real places known to all; the second r elates to the martyrology of Shiism, with portraits of historical imams, but also of “martyrs” killed during the repression in Autumn 2019. Contrary to the well- known official iconography since the 1958 Iraqi revolution, this new figurative expression is that of a young population predominantly Shiite (due to demography in Iraq), and it stems from a cultural and political substrate prone to rebellion—that of Hussein, long repressed by power. The style is often naive, at the antipodes of the concomitant Beiruti thawra street art, although crossing with other globalized graphic codes. It constitutes a vibrant popular culture and also signals a “Shiitization” of public space. Beyond traditional divisions, it finally proves to federate, in reaction to the iconoclasm of Daesh but also to the corruption that strikes the daily life and the future of millions of citizens.
Keywords: Baghdad, murals, thawra, martyrology, Shiitization.
Perspectives
Carnet de voy age, Bagdad 2019 Les fresques de la révolte, une nouvelle figuration populair e2

Début octobre 2019, quelques jours avant le Liban, les rues de Bagdad se remplissent de cohortes de jeunes en colère manifestant contre la corruption, le chômage ainsi qu’une classe politique perçue comme totalement déconnectée de la société civile3. Les manifestations se succèdent sans interruption, accompagnées de sit-in d’abord spontanés, bientôt soutenus par diverses organisations caritatives ou partisanes. On se procure des tentes, on campe sur place, on occupe la voie publique nuit et jour, notamment la célèbre place Tahrir, « cœur battant » du mouvement (Sallon). Mais, à la différence des manifestations anti-gouvernementales qui se déroulaient sporadiquement un peu partout en Irak depuis 2015, « après des années de frustration accumulée sans voir d’amélioration de son quotidien, la communauté chiite fulminait dans les rues contre le gouvernement dirigé par des chiites » (al-Salhi). En moins de deux mois, la répression fait plus de trois cents morts dans l’ensemble du pays, sans compter des milliers de blessés (UNAMI)4. La presse internationale n’hésite pas à parler d’un nouveau « printemps arabe », revendiqué par les manifestants comme une véritable « thawra » (« révolution » en arabe) (Reimer ; Svensson)5.
À Bagdad, les premières fresques6apparaissent dès octobre 2019. De la protestation ponctuelle à l’explosion d’une rage antisystème, les médias du monde entier n’ont pas manqué de relever les thèmes d’une iconographie contestataire relativement attendue : graffitis « au service de la révolution » (« Des graffitis urbains »), « art de la protestation » (« Murals of Baghdad »), liens entre nouvelle conscience politique et nouvelles formes d’expression artistique (Haddad), manifestation politique « par le bas » qui, comme dans d’autres dits « printemps arabes », investit les murs de la ville faute de pouvoir inscrire ses revendications dans les arènes officielles, médiatiques ou partisanes, constitution d’une « communauté de résistance » (Awad et Wagoner ; Crettiez et Piazza ; Carle et Huguet). Curieusement, leurs caractéristiques proprement artistiques et leurs sources d’inspiration n’ont suscité que de rares commentaires, sauf à évoquer de manière vague le « pouvoir magique » de ces peintures (Faraji). Au terme d’un bref séjour de terrain, un survol iconologique permet néanmoins d’analyser un échantillonnage de cette effervescence créative mêlant fresques, graffitis, affiches ou montages photos, qui mobilise une diversité foisonnante de registres7. Cette production se distingue aussi par le recours à une iconographie spécifiquement irakienne dans ses allusions historiques et géographiques, ainsi que par l’exubérance figurative et l’expressionnisme typiques de l’imagerie populaire chiite. En outre, le réalisme naïf de la plupart de ces fresques tranche souvent sur le street art ou les graffitis remarqués au même moment à Beyrouth (Karam) ou en 2011 à Tunis (Grira) et au Caire (Klaus) (planche 1).
Depuis sa création en 1961, la place Tahrir est un lieu public et officiel hautement stratégique, politiquement et symboliquement (Pieri, T-Walls ;Van de Ven ; al-Tameemi). Il s’agit d’une place circulaire, percée d’un tunnel routier fermé à la circulation au moment de l’occupation par les manifestants. Cœur d’un vaste réseau de places et d’avenues conçu après la révolution de 1958, elle se situe sur les anciens remparts, entre la Bagdad traditionnelle et la ville étendue hors-les- murs à partir du mandat britannique de 1920, au bout d’un jardin public qui la relie à une autre place, Sahat Tayyaran, célèbre par la présence du panneau de mosaïque de Faiq Hassan, les Colombes de la Victoire (1967)8.

Images libres de droit, photographiées par l’autrice.
Un monument – appelé « Nasb al-Hurriyya » (Monument de la liberté) – en forme de gigantesque bannière de béton de cinquante mètres de long et dix mètres de haut, commandé en 1959 par Abdelkarim Kassem, le leader révolutionnaire de 1958, domine la place sur une esplanade9. Conçu par deux artistes parmi les fondateurs de l’art moderne irakien, l’architecte Rifat Chadirji et le sculpteur Jewad Selim10, l’ensemble est recouvert de marbre d’Italie sur lequel sont fixées vingt- cinq figures sculptées de bronze en bas-relief. La lecture de ce bas-relief s’effectue de droite à gauche : il s’agit d’une allégorie de la libération révolutionnaire de l’Irak par rapport aux forces obscures d’un passé jugé rétrograde. Ce Monument de la liberté, symbole des forces progressistes, est devenu au fil des années celui de l’Irak moderne, devant lequel se déroulaient encore récemment, en présence ou en fond d’écran, toutes sortes de célébrations mais aussi nombre d’interviews officielles télévisées d’hommes politiques. L’ironie a voulu qu’à la faveur des mouvements protestataires qui avaient commencé de manière sporadique dès 2015, le monument et son esplanade aient été récupérés à dessein en tant qu’épicentre de la révolte ; ainsi a-t-il favorisé le surgissement d’un espace iconographique éclectique et inclusif, médiatisé en permanence, détourné par la contestation du pouvoir en place et chassant toute sorte de représentation officielle (planche 2).
Dans l’iconographie polymorphe des fresques concentrées autour de la place Tahrir et de son tunnel, on note le maniement de codes mondialisés par leurs sujets ou par l’usage de référents protestataires « sans frontières », qu’il s’agisse de style, de motifs ou d’événements historiques. On repère par exemple de nombreuses variantes du poing levé, tantôt stylisé, tantôt réaliste, tantôt style manga, brandissant le drapeau irakien ou intégrant la silhouette du pays (planche 3) ; mais aussi des références picturales internationales, de la grande révolution soviétique d’octobre 1917 dans un style réaliste socialiste à la récupération du street artiste britannique Bansky. Un lien est ainsi établi entre tous les opprimés et leurs révoltes, puisque la petite fille au ballon a été créée à l’origine sur le mur de séparation israélien à Bethléem en Palestine (planche 4).
Parmi les fresques les plus souvent photographiées par la presse, on remarque celles où la calligraphie s’impose comme motif figuratif en soi, sans doute parce que, outre son caractère particulièrement décoratif et spectaculaire, celle-ci cumule deux niveaux de références, et donc de signifiants : la calligraphie elle-même, art valorisé entre tous dans le monde arabo-musulman et la signification des textes, expression directe de la thawra. L’alliance entre maîtrise d’une technique d’expression traditionnelle et actualité brûlante des contenus fonctionne comme un message à double portée : code identitaire transnational pour un public arabophone, la calligraphie véhicule de manière intrinsèque l’appropriation des motifs de révolte, s’affranchissant ainsi délibérément de l’anglais, majoritairement perçu aujourd’hui en Irak comme américain (planche 5).

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Sur ce point, une étude comparative de détail serait cruciale pour analyser la combinaison des différents registres de langues, reflétant l’expression d’une rhétorique pluraliste et non-violente : représentations entièrement en arabe ou au contraire en anglais s’adressant directement à l’opinion publique occidentale (comme les slogans « America out of Iraq » ou « This is a peaceful demonstration ») ; superposition des deux langues avec version originale en arabe et sous-titres en anglais ; utilisation des deux langues en complément l’une de l’autre par des messages différents, etc. On notera qu’à la différence de la Syrie par exemple (Boëx), cet activisme graphique ne requiert pas la précaution d’anonymat : les graffitis, fresques ou messages, en anglais ou en arabe, sont presque tous signés dans l’un ou l’autre des deux alphabets (planche 6).
La ville est prise comme support et sujet de la création, et en particulier certains lieux à forte portée symbolique. La mise en « scène murale » fonctionne comme une véritable mise en abyme car il s’agit bien de la Bagdad moderne du xxe siècle : celle dont l’espace est réellement vécu, et non l’espace fantasmé de la Bagdad des Mille et Une Nuits. Cette mise en abyme de la ville fonctionne à son tour comme une manière de réécrire, de s’approprier mais aussi de partager les lieux connus de tous. Certains ne sont identifiables que par les habitants ou habitués de Bagdad : le monument al- Shahid, mausolée à la gloire des martyrs de la guerre contre l’Iran (1980-1988)11, sur la rive est, ou encore la tour de télévision avec son restaurant panoramique dans le parc al-Zawra, sur la rive ouest, très fréquenté par les familles le week-end. Reconnaissable entre tous, le Nasb al-Hurriyya lui, s’impose comme une véritable icône nationale dont on retrouve surtout la frise en bas-relief de manière obsédante, naïve ou sophistiquée, bâclée ou léchée, à toutes les échelles et combiné à d’innombrables motifs : en fond de décor pour toutes sortes de scènes réalistes ou allégoriques, en guirlande sur le drapeau irakien à la place de l’inscription « Allah Akbar », et en particulier son motif central, un soldat écartant violemment les grilles de la prison du passé. La focale de la mise en abyme est particulièrement resserrée, puisque le monument est peint sur le site même ou dans les environs immédiats, offrant à la vue des passants un télescopage simultané spectaculaire, inédit et itératif entre l’original et ses copies (planche 7).
Le « Mat‘am turki » (restaurant turc) lui, est un immeuble désaffecté qui abritait jadis un centre commercial et un restaurant turc panoramique, mais dont il se raconte à Bagdad que certaines unités des services secrets de Saddam Hussein l’auraient un temps occupé. Place Tahrir, exactement face au Nasb al-Hurriyya, cette tour haute d’une quinzaine d’étages a été immédiatement recouverte d’affiches, de banderoles, de graffitis et de slogans à tous les niveaux, investie par les manifestants qui, du toit-terrasse, pouvaient « voir » – on jouit d’une vue panoramique sur l’ensemble de la ville –, mais aussi « être vus » de partout puisque le centre de Bagdad – ville plate – compte (pour combien de temps encore ?) très peu de tours et que son horizon est ainsi largement dégagé. Surnommé « le château des héros », le Mat‘am turki occupe lui aussi, une place prédominante dans toutes sortes de configurations imaginaires, accolé tantôt aux symboles de la grandeur royale antique mésopotamienne, tantôt au Nasb al-Hurriyya lui-même, ou traité façon carte postale sur fond de soleil couchant, et le plus souvent flanqué du drapeau irakien : un traitement allégorique qui lui a permis de gagner ainsi, de manière spontanée, le statut iconique et fédérateur d’un nouveau « nasb » populaire (planche 8).

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En 2008, Bagdad avait fait l’objet d’une « Beautiflcation Campaign » officielle pour tenter de masquer les murs de béton qui fragmentaient l’espace urbain (Pieri, T-Walls)12. Entièrement sur commande, ces fresques multipliaient les incantations rigides et pathétiques à la grandeur mésopotamienne antique et aux paysages bucoliques d’un Irak idéalisé, alors même que la violence confessionnelle généralisée ne permettait qu’une pratique très obstruée de l’espace public (Pieri, T-Walls)13.
À l’inverse, la thawra de 2019 est une « Revolution of Underground » (cf. planche 10), dont le foisonnement imagé multiforme et spontané, propre à la contestation politique en situation analogue (Dakhli), a mis en exergue une série de personnages habituellement subalternes ou invisibles, en écho à leur présence dans les manifestations. On pense en particulier aux personnels soignants ou aux conducteurs de tuk-tuk, ces triporteurs aptes à se faufiler dans la foule pour transporter les blessés en urgence dans les hôpitaux. Parfois représenté avec des ailes qui illustrent sa rapidité, le tuk-tuk gagne de ce fait un statut d’authentique héros populaire quelque part entre l’ange sauveur et le modeste buraq laïque14 (planche 9).
Enfin, à l’évidence, la présence massive et inédite des femmes, tous âges et catégories sociales confondus dans les manifestations (Ali ; Dakhli) se reflète aussi dans l’expression figurative de la révolution. Outre l’Américaine « Rosie la riveteuse »15, les femmes sont représentées partout : en abaya traditionnelle ou en jeans et débardeur décolleté, en infirmières ou en militantes, en héroïnes seules ou en groupes souvent mixtes, toujours en mouvement et au centre de multiples scènes, réalistes, composites ou imaginaires. Fait symbolique à l’encontre de l’usage (patriarcal) officiel, le principal martyr de 2019 a d’ailleurs été surnommé Ibn Thawna, du nom de sa mère et non de celui de son père (Ali) (planches 10 et 11).

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L’aspect le plus frappant et quantitativement le plus important de ces fresques consiste toutefois en l’exaltation tragique des shuhada’ (martyrs), ces centaines de jeunes gens tués au cours de la répression entre octobre et décembre 2019, parmi lesquels ce jeune militant assassiné dès octobre 2019, Safaa al-Saray, devenu l’icône de la révolte sous le nom de sa mère (Ibn Thawna). Alors que les caricatures ad hominem du personnel politique sont rares, à la différence des murs en Syrie, en Égypte ou au Liban, les différents espaces de la thawra sont saturés de portraits de taille réelle, de représentations souvent redoublées (photographie + copie peinte de la même photographie), d’impressionnantes fresques de corps mutilés ou scarifiés, d’instruments de sacrifice (couteaux), avec une prédominance du sang imprégnant les décors, les drapeaux, les fleurs, dégouttant des lettres des graffitis ou des éléments de paysage (planches 12 et 13).
Bien que le monde chiite n’ait pas l’exclusivité de la martyrologie – on pense notamment à la Palestine (Lehec ; Dabashi)16, à Bagdad, cette expression figurative omniprésente s’inscrit très nettement dans le registre de la martyrologie chiite, (Mervin, Mondes chiites ; Flaskerud ; Mervin et Parsapajouh), voire d’un « chiisme mortifère » (Khosrokhavar). Elle se double d’un registre plus large, où la Vierge Marie17, symbole de pureté révéré autant par les musulmans chiites que par les chrétiens, voisine avec les portraits de jeunes morts irakiens, mais aussi ceux de Jésus, martyr universel, et de Hussein, le premier martyr de l’histoire musulmane chiite. La thawra irakienne a d’ailleurs coïncidé cette année-là avec le début d’Arbaïn18. Des affiches à l’effigie du Christ implorent sa miséricorde et sa protection contre la corruption, avec des textes signés « Vos frères chrétiens » (planche 14).
Produite par une jeunesse majoritairement chiite du fait de la démographie en Irak, cette iconographie n’est évidemment pas neutre. Elle relève d’un substrat culturel et politique ancien en Irak, propice à la révolte – celle de l’imam Hussein, longtemps réprimée par un pouvoir califal inique (Laoust). Constituée à la fois en grammaire et en paradigme d’une protestation et d’une figuration populaires renouvelées, cette « vibrant pop culture » (Mervin ; ʿAshūrāʾ Rituals) assure une dénonciation de la corruption et de l’injustice qui grèvent le quotidien et l’avenir de millions de citoyens, mais aussi, peut-être, une réaction à l’iconoclasme de Daesh (Salazar).
Revenant telle une antienne graphique sur les murs de Bagdad, le registre symbolique [visage / sang du martyr] accède en quelque sorte au statut de peinture rituelle. Il est cohérent avec le besoin de rites propre à tout mouvement politique, qui permet de nouer des solidarités, d’encadrer la réalité et de produire de la légitimité (Kertzer). Mais il est surtout l’indice d’un changement radical survenu à Bagdad, à savoir la « chiitisation » de l’espace public, imagée, anthropomorphique, avec abondance de décors floraux et de portraits réalistes ou mythiques19. De ce point de vue, il offre un contrepoint révolutionnaire, voire éradicateur, par rapport à l’iconographie officielle jusqu’alors en vigueur en Irak depuis la révolution – sunnite – laïque de 1958 : car jusqu’en 2005, l’espace urbain dans la capitale était marqué par un répertoire austère et relativement limité, toujours sur commande publique, composé essentiellement de statues historiques et de panneaux de mosaïques. Avant 2003, s’y ajoutaient des panneaux peints, mais exclusivement à l’image du « raïs » Saddam Hussein (Makiya ; Pieri, T-Walls; Shabout ; Pieri, Bagdad fragmentée)20.

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Deux thèmes semblent confirmer un remodelage graphique de l’espace urbain qui a mis en lumière le désir d’une « nouvelle Bagdad » et d’un nouvel Irak partagés, unifiés, impensable avant 2003.
Le premier thème recourt à la figure du regard clair, profond et pénétrant, surmonté de sourcils noirs fournis et arqués, généralement l’apanage de la figure des imams Ali et Hussein. L’œil qui fixe le spectateur cherche peut-être à signifier : « On vous a à l’œil » (Mervin, Entretien). Mais dans plusieurs de ces fresques, l’immense pupille est colorée en vert vif, couleur de prédilection de l’Islam, et contient l’Irak en son centre sous forme de silhouette ou de lettres : l’Irak « prunelle des yeux ». . . La revendication nationale comme espoir d’avenir et le recours à une imagerie de type chiite ne sont donc plus exclusifs l’un de l’autre, comme c’était le cas avant 2003, lorsque les chiites étaient suspectés de velléités séparatistes. Peut-être faut-il aussi y lire en filigrane une influence diffuse de la configuration politique revendiquée par le leader chiite Moqtada Sadr21, considéré comme le principal représentant du nationalisme irakien actuel (planche 15).
En de nombreuses occurrences, le deuxième thème condense, en une topographie imaginaire, des lieux réellement existants mais géographiquement éloignés. Deux fresques sont particulièrement étonnantes pour la promeneuse familière de Bagdad qu’est l’autrice de ces lignes. Dans la première, un cercle réunit, en un même espace fictif sur fond de gazon idéalement verdoyant, des symboles de la Bagdad pré-2003 : le monument al-Shahid, le Nasb al-Hurriyya, la tour du restaurant panoramique al-Zawra et surtout l’Arche de la Victoire22, symbole honni des opposants à Saddam Hussein puisqu’il fut érigé partiellement à partir du plomb des casques de soldats irakiens tués pendant la guerre Iran- Irak. L’inscription appelle à la « paix sur Bagdad ». Or, sur les quatre noms de la signature collective, deux sont très probablement chiites : Haydar, et Tamimi. Dans la seconde, l’unité civique se réalise dans la tragédie du martyre, et cette iconographie qui recourt à des codes typiques du deuil chiite (larmes de sang, couleur noire) englobe explicitement les symboles diversifiés d’un Irak multiconfessionnel : la fameuse Arche de la Victoire pourtant si « saddamiste », une mosquée, le grand temple sabéen de Bagdad, une cathédrale syriaque catholique, la tour de Samarra, etc.
Le fait que des chiites participent à la peinture de l’un des symboles les plus belliqueux de Saddam Hussein fonctionne sans doute comme un double indice. Pour une génération de très jeunes gens dont les repoussoirs sont surtout les personnels politiques actuels, l’Arche de la Victoire, perdant de son actualité morbide, se retrouve banalisée par une forme de prescription. L’ère de Saddam Hussein est passée à une phase de mémorialisation, et l’avenir de l’Irak passe dorénavant par la fierté de ses symboles modernes, quels qu’ils soient ou aient été23. Mais cela pourrait aussi indiquer qu’en se réappropriant l’Arche de la Victoire, les chiites se réapproprient la légitimité militaire et symbolique dont le discours officiel du régime de Saddam Hussein les avait exclus et frustrés – comme si seuls les sunnites s’étaient battus contre l’Iran24 (planches 16, 17, 18). L’ensemble de ces espaces fictifs condense symboliquement les icônes d’une Bagdad rendue à la fois irréaliste et fédératrice, telle une ville rêvée au-delà des fractures identitaires ou confessionnelles.

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En effet, avec ce genre d’images, on est bien ici, pour employer des catégories freudiennes, dans le double processus de déplacement et de condensation du rêve25, mis au service d’un nouveau syncrétisme civique. Tout comme le soldat au centre du Nasb al-Hurriyya l’avait fait en son temps, le nouvel Irak peut rêver à sa libération des forces du passé antérieur à 2019, perçu comme obscurantiste (planches 18 et 19).

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À Bagdad, la dimension performative de l’art comme contestation et comme expression de ce que l’on pensait être une révolution sociétale, voire culturelle (Haddad, Ali) a atteint ses limites. Aujourd’hui – juillet 2022 –, le tunnel routier est réouvert à la circulation. Sur les murs, des deux côtés, la plupart des fresques peintes en 2019 sont encore en place. On n’a pas touché aux symboles, mais au-dessus, sur l’esplanade, les tentes, échoppes et stands divers ont été entièrement déblayés. À la place des manifestants, des policiers des forces anti-émeutes stationnent en permanence, bouclier et équipement posés au sol. « On tire sa légitimité des manifestations d’octobre, on y fait constamment référence, on a les mêmes objectifs que les manifestants. Mais dans les faits, ça reste un régime policier »26. Politiquement au moins, l’éphémère thawra irakienne de 2019, tout comme celle de Beyrouth27, aura donc vécu.

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