Special Issue
Publicación: 21 Septiembre 2020
DOI: https://doi.org/10.36950/tsantsa.2020.025.09
Abstract: This article presents an analysis of the day-to-day practices of agents duly of the State at the end of the penal chain in the context of increasing hybridization of public policy. Faced with the challenges posed by the diversification of adolescent profiles in French “closed educational centers”, the educators categorize and hierarchize these youths on the basis of their previous institutional trajectories. Those labeled “handicapped”, “foreign” or “radicalized” are deemed unfit for professional reintegration, and are subjected to different levels of coercion than the “real delinquents”. These labels reveal the staff’s resistance to the transformation of their mission, which they perceive as an obstacle both to their effectiveness and their professional recognition. The use of these categories of action allows educators and the institution to transfer the blame of educational failures to those who suffer from them.
Keywords: closed educational centers, juvenile justice, social-criminal continuum, meritocracy, unaccompanied minors, therapeutic institutions.
Mots clés: Centre éducatif fermé, justice des mineur·e·s, continuum sociopénal, méritocratie, mineur·e·s non accompagné·e·s, Institut thérapeutique éducatif et pédagogique
Les Centres éducatifs fermés (CEF), depuis leur création en 2002 avec la loi Perben 1, occupent une position liminale dans la chaîne pénale voire éducative, en France. En tant qu’instrument de probation, ce type d’établissement « à contrainte renforcée » (Sallée 2016 : 86) participe à un continuum pénal hybride, entre milieu ouvert et fermé. Pour les mineur·e·s, âgé∙e∙s d’au moins 13 ans, que les CEF sont destinés à accueillir, l’intensité de la prise en charge et de la contrainte est modulée en fonction « des gages d’adhésion, d’insertion et de bon comportement » fournis (De Larminat 2014 : 21). Le non-respect des conditions du placement peut entrainer la révocation du sursis avec mise à l’épreuve ou encore du contrôle judiciaire exécuté en CEF, et par conséquent l’incarcération.
Cette liberté graduée et conditionnée aux garanties fournies par les justiciables est déterminée tant par le cadre de l’institution que par la place de celle-ci dans la chaîne éducative. Les jeunes placé∙e∙s en CEF sont d’autant plus autorisé∙e∙s à sortir de l’établissement qu’elles·ils donnent des gages de bonne conduite. Elles∙ils minimisent ainsi le risque de faire face à un régime plus sévère, mais aussi de finir en prison. À cet égard, l’expression « échelle éducative » plutôt que « chaîne éducative » semble plus appropriée pour illustrer l’intensification de la contrainte au gré des « trouble[s] à l’ordre éducatif » (Bailleau 1996 : 101) reprochés aux jeunes, au sein d’une institution et/ou lors du passage de l’une à l’autre comme l’analyse l’un d’entre eux à la lumière de son parcours :
[…] C’est pareil. Toujours des éducateurs, et ta liberté… tu la sens pas quoi. On va dire que tu montes les grades, c’est un escalier que tu montes: Foyer, CER [Centre éducatif renforcé], après prison. (S., 17 ans, alors suivi en milieu ouvert par la Protection judiciaire de la jeunesse [PJJ])
Aujourd’hui, les CEF, au nombre de 51 (en fonctionnement), dont un tiers relevant du secteur public et le reste du secteur associatif habilité, continuent de se développer. Vingt nouveaux établissements sont prévus sur le territoire national d’ici à 20231 en supplément des équipes renforcées depuis 2015, afin d’y prendre en charge la santé mentale. Ces missions de soins ont contribué à accroître la pluridisciplinarité des professionnel·le·s de ce dispositif pénal et l’étendue de ses partenariats. Les psychiatres, psychologues et/ou infirmier·ère·s désormais employé·e·s sur le site participent à la prise en charge des jeunes avec le corps éducatif ainsi qu’au travail en réseau avec les services sanitaires ou médico-sociaux de secteur pour une approche globale des jeunes. Au fur et à mesure des années, ces mécanismes d’hybridation et d’expansion ont eu pour effets de diversifier l’emploi des CEF jusqu’à ce que ces établissements en viennent à relayer des institutions relevant aussi bien du secteur pénal que médicosocial voire social, telles que des Établissements pénitentiaires pour mineurs (EPM), des Quartiers mineurs (QM), des Instituts thérapeutiques, éducatifs et pédagogiques (ITEP) et/ou des Maisons d’enfants à caractère social (MECS).
Ces phénomènes de porosité et de contingence des secteurs du handicap, de la délinquance juvénile, de l’aide sociale et de la santé mentale (Sicot 2007) s’inscrivent dans les recompositions de l’action de l’État (Dubois 1999) qui imposent aux agent∙e∙s directement au contact des populations pauvres une redéfinition de leur travail, davantage objet et vecteur de contrôle et peut-être tout autant d’impuissance (Serre 2009). En proie à ces réformes structurelles de déspécialisation des secteurs d’intervention qui modifient leur mission, les représentant·e·s de l’État bricolent (Weller 1999), entre les injonctions de la hiérarchie et les situations réelles des usager∙ère∙s (Dubois 1999, Spire 2005, Serre 2009). Ce bricolage, mène ces agent·e·s de terrain, in fine à « faire » l’action publique (Lipsky 1980). Dans le cas des CEF, reconfigurés par le renforcement d’un continuum sociomédicopénal, on peut se demander comment les personnels réagissent quotidiennement à la diversification des carrières institutionnelles des jeunes et au défi que pose cette extension des profils par rapport à la définition initiale de leur mandat professionnel ?
Cet article propose d’analyser le traitement différencié des adolescent∙e∙s par les adultes, à première vue reflet des injonctions législatives à l’individualisation ainsi que de la tendance à leur responsabilisation (Milburn 2009, Chantraine et Sallée 2010, Vuattoux 2016), et d’en faire apparaître les ressorts plus informels. Il s’agira notamment de montrer que le traitement éducatif et pénal est en grande partie fondé sur le parcours institutionnel antérieur des jeunes. Après avoir étudié le contexte de l’élargissement du public-cible des CEF, j’analyserai le processus d’étiquetage auquel procèdent les intervenant·e·s, en fonction des éventuels stigmates laissés par la trajectoire de contrôle des justiciables, relevant de l’enfance délinquante, en danger ou inadaptée. Finalement, j’interrogerai le rôle de cette typologie dans la mise en place de paliers de coercition révélant les mécanismes de classement, de hiérarchisation et d’altérisation à l’œuvre dans les pratiques des professionnel·le·s.
L’arrivée de nouveaux publics en CEF
Les CEF ont trouvé leur justification en tant que dernière possibilité d’alternative à l’incarcération destinée à des « jeunes multirécidivistes et multiréitérant[∙e∙s]2 pour lesquel[∙le∙]s les différentes prises en charge éducatives ont été mises en échec3 », « en fin de parcours, avant la prison4 ». Ces lieux de privation de liberté ont donc été pensés pour accueillir des adolescent·e·s déjà connu·e·s des services de police et de justice, ayant épuisé l’ensemble des mesures éducatives en milieu ouvert. Or, près d’une vingtaine d’années après leur introduction, force est de constater que les jeunes pris∙e∙s en charge ne correspondent pas (ou plus) au profil d’adolescent·e·s que le dispositif avait vocation à recevoir. Le publiccible initial a vite été rejoint par des jeunes primodélinquant·e·s et primoplacé·e·s, sortant de prison ou provenant directement d’un dispositif de droit commun.
L’évolution des CEF suit celle des établissements qui l’enserrent dans l’échelle éducative – tels que les foyers, ITEP, prisons, etc. – eux-mêmes tributaires d’un environnement reconfiguré par des principes de défense sociale. Le seuil de tolérance face à la violence diminue à mesure qu’augmentent les velléités punitives, qui ciblent prioritairement les jeunes garçons, pauvres, racisés, rétifs à l’autorité. Leur renvoi vers des dispositifs toujours plus contenants et leur maintien sous contrôle, préférablement intra-muros afin d’assurer la gestion des risques, visent non seulement à sanctionner le passage à l’acte mais également à empêcher sa (re)production. Cette logique provoque des besoins renouvelés d’espaces disciplinaires, en bout de chaîne pénale, pour accueillir ces profils troublant l’ordre public et éducatif, toujours plus hétérogènes et plus nombreux. L’objectif visant à surveiller et punir se trouve désormais réalisé par le biais d’institutions apparemment moins totales, mais s’insérant dans un continuum de dispositifs caractérisés par l’exercice d’une contrainte répétée, multiforme et modulable.
Au tournant de la décennie 2010, il est entériné juridiquement que les CEF ouvrent leurs portes à de nouveaux profils tels que des jeunes dont la dangerosité serait manifeste, primodélinquant·e·s ou primoplacé·e·s en attente de jugement et/ou tout juste sorti∙e∙s de prison, après une condamnation ou une détention préventive. Les lois no 2007–297 du 5 mars 2007 et no 2011–939 du 10 août 2011 ainsi que la circulaire du 2 décembre 2011 relative aux mesures de contrainte visant à prévenir la réitération d’actes graves par les mineurs, facilitent le recours au placement en CEF pour les magistrat∙e∙s. Des jeunes jusqu’alors inconnu·e·s des services de police et de justice peuvent désormais faire l’objet d’un contrôle judiciaire exécuté en CEF, entre 13 à 16 ans. De la même façon, la prise en charge en CEF peut faire suite à la durée légale maximale de la détention avant jugement pour des mineur·e·s incriminé·e·s pour faits criminels ou délictuels graves.
Parallèlement, à partir d’avril 2008, 13 CEF dits « renforcés en santé mentale » sont mis en place à titre expérimental. En 2015, après l’abandon de ce projet d’établissements thérapeutiques spécifiques, l’accroissement des moyens dédiés à la santé mentale est étendu à l’ensemble des CEF. Les effectifs du personnel sont augmentés de 2,5 équivalents temps plein (ETP) pour tous les établissements de façon à y accroître le nombre de soignant∙e∙s. La dernière étude en date5 évalue à plus d’un tiers des jeunes placés en CEF celles et ceux qui font l’objet de « difficultés multiples » et qui relèveraient également du champ de la santé.
Les difficultés du secteur médico-social à prendre en charge les adolescent·e·s qui passent à l’acte reflètent celles que connait la protection de l’enfance à accompagner les Mineurs isolés étrangers (MIE) dont la surreprésentation en bout de chaîne pénale est significative. Les données chiffrées à l’échelle nationale manquent pour préciser le nombre de Mineurs non accompagnés (MNA)6 qui font l’objet de poursuites pénales. Néanmoins, celuici évolue à la hausse7, tout comme le nombre de MNA incarcérés, qui aurait augmenté de près de 30%, entre 2015 et 2019 (134 au 1 er janvier 2015 contre 191 au 1er janvier 2019, soit le quart de la population mineure emprisonnée)8.
Enfin, un dernier profil a pénétré récemment l’enceinte des CEF: celui des mineur·e·s dit·e·s radicalisé·e·s. Un projet de loi les rapproche maladroitement des MNA par regroupement statistique, en leur attribuant une hausse de 19,7 % du nombre de mineur·e·s détenu·e·s entre 2013 et 20179. Pourtant, les mineur·e·s incriminé·e·s dans des affaires de terrorisme représentent une part relativement faible du nombre total de mineur·e·s poursuivi·e·s, bien que leur nombre ait été multiplié par deux entre 2016 et 2017 (25 au 23 mars 2016 contre 52 au 16 août 2017) ; quoiqu’il en soit « la lutte contre la radicalisation » est « devenue un des axes de prévention de la délinquance juvénile10 ».
Les CEF constituent ainsi un élément clé du système de prise en charge de ces jeunes qualifié∙e∙s de « difficiles », dont le parcours se caractérise par de multiples ruptures, notamment institutionnelles. Ces établissements, qui font désormais fonction de « fourre-tout », s’intègrent à la chaîne pénale aussi bien comme alternative à l’incarcération que comme son prolongement, de même qu’ils relaient des dispositifs de droit commun, où les places se font rares. Cette évolution, en lien avec la diminution du seuil de tolérance des professionnel·le·s au contact des jeunes, la judiciarisation des rapports sociaux et les « processus d’escalade institutionnelle »11, entraîne le renvoi vers les CEF de jeunes aux parcours divers, relevant notamment du secteur social ou médicosocial.
Le « vrai délinquant» et les autres : processus de labellisation et d’altérisation
L’hétérogénéité croissante des profils accueillis en CEF se répercute sur les représentations de celles et ceux qui leur font face: le corps éducatif et soignant. Ces interprétations du monde, liées à la position socioprofessionnelle des intervenant·e·s, viennent ensuite nourrir leurs « faits et gestes, [qui] font en pratique la politique publique » (Belorgey 2012 :14).
Les résultats qui suivent s’appuient sur une enquête monographique réalisée dans un CEF du secteur associatif habilité, en France, entre 2015 et 2018. La méthode d’immersion totale – rare dans ce type d’institution – combine des observations participantes effectuées en journée (n = 46) et de nuit (n = 23), des entretiens semi-directifs avec l’équipe éducative (n = 13) et avec les jeunes (n = 17), ainsi que des analyses documentaires (plans de l’établissement, dossiers des jeunes, projet d’établissement, cahier de liaison des professionnel∙le∙s, notes de service, rapports transmis aux magistrat∙e∙s, etc.). L’enquête ethnographique « multisituée », dont l’objet se définit par la réunion de « différents niveaux d’une action publique », « socialement très éloignés » (op. cit. : 23–24), s’est voulu attentive à l’ensemble des actrices et des acteurs de terrain, à leurs propriétés sociales comme à leur trajectoire, sans négliger le contexte sociohistorique du dispositif. Cette plongée au cœur des interactions quotidiennes d’un lieu de privation de liberté a permis d’analyser à la fois les attentes des personnels (éducatrices et éducateurs, surveillant·e·s de nuit, professeure, infirmière, psychologue, cheffes de service, directeur, etc.) à l’égard des jeunes, pensés comme des acteurs de leur trajectoire pénale (Cicourel 1968), ainsi que la manière dont les 12 adolescents, en non-mixité masculine, âgés de 16 et 17 ans, y répondent / résistent. L’accès aux temps qui rythment la vie en CEF (activités sportives, socioculturelles, d’enseignement et d’ateliers de formation professionnels, temps de repos et des repas, rendez-vous, etc.), d’une part, et aux évaluations professionnelles individuelles et/ ou collectives du déroulement de ces activités, d’autre part, servent ici de base à l’analyse des processus de catégorisation et de hiérarchisation des jeunes.
L’analyse des discours et des pratiques des personnels sur le terrain révèle plusieurs idéauxtypes d’adolescent∙e∙s. Ils renvoient aux trajectoires institutionnelles de ces jeunes et rappellent les déficiences des prises en charge antérieures, la légitimité de la contrainte, nécessaire aux structures en amont, mais aussi l’inadaptation, par essence, de ces publics au fonctionnement du CEF. Quatre types sont identifiés, sur la base des appellations suivantes employées à l’oral par les professionnel∙le∙s : le « vrai délinquant », le « jeune d’ITEP», le « fiché S» et le « Mineur isolé étranger ». À l’exception de la figure du « vrai délinquant », qui se construit par opposition aux autres, ces classifications informelles s’appuient sur une reprise des catégories administratives. Paradoxalement, elles servent également à marquer la résistance aux évolutions structurelles et institutionnelles qui les ont rendues opérantes en CEF, au détriment de la seule figure qui, selon les personnels, a vocation à être placé en CEF: le « vrai délinquant ».
Le « vrai délinquant »
La figure du « vrai délinquant », telle qu’elle est mobilisée par les professionnel∙le∙s du CEF observé, renvoie à différentes caractéristiques du jeune : le type de faits qu’il a commis (relevant d’une qualification criminelle, d’un passage devant la cour d’assises, à l’exception des affaires de mœurs), le grade élevé obtenu à travers ses activités de délinquant, l’admiration comme la peur inspirées par sa réputation virile (liée à des qualités telles que la force physique, le courage et l’astuce), sa morale et ses facultés de communication qui rendent son comportement intelligible aux adultes (ne contrevient à la loi ou aux règles qu’en cas de nécessité et assume ses actes, s’oppose à la figure du pointeur12, fait preuve de modestie et de générosité, respecte les professionnel·le·s, etc.), son milieu d’origine considéré comme criminogène (pauvre, violent, déstructuré, etc.) et son système de valeurs relevant de la culture ouvrière (et lui conférant une « volonté de fer » pouvant se transformer en « volonté de faire »).
Le « vrai délinquant» représenterait donc l’idéal-type du jeune pour qui le placement en CEF aurait un sens et une utilité. La présence de ces « vrais trafiquants», «braqueurs», « violents» et «dangereux » permet aux intervenant∙e∙s du CEF de mettre leur savoir-faire professionnel à l’épreuve d’un profil redouté à l’extérieur, et de légitimer ainsi leurs compétences. L’accompagnement de ces « gamins qui ont bon cœur» et qui ont «des principes», de ces jeunes «nécessiteux mais touchants», soutient par ailleurs le déploiement d’une « économie émotionnelle » de l’action éducative guidée par la « confiance », l’« empathie » et l’«identification» (Valli et al. 2002 : 222). Les « vrais délinquants» qui «s’en sortent», c’est-à-dire qui intègrent un dispositif d’insertion scolaire ou professionnelle, deviennent alors des modèles de réussite. Dans le cas contraire, ce sont l’environnement et la culture d’origine néfastes qui deviennent la raison de l’échec, dédouanant ainsi les encadrant∙e∙s de l’insuccès de la sortie de délinquance. Omar, un jeune placé dans le CEF deux ans avant le début de l’enquête, constitue ainsi une figure exemplaire du « vrai délinquant», pour nombre d’écutatrices et d’éducateurs:
Rudy, éducateur : […] un vrai brigand quoi. Il est rentré pour trafic et tout. Et il était au courant de tout ce qui se passait. Et s’il fallait aller au tête-à-tête avec toi ou te rentrer dedans il y allait lui par contre. […] Il s’est vraiment saisi du placement en CEF. [...] Donc si tu veux, moi je le classe vraiment parmi le top trois des réussites du CEF quoi. C’est à dire qu’on a pas lâché, qu’on a bossé, et le gamin tout le mérite lui revient, mais c’était un cool. Vie difficile tu vois, mais il a pas lâché. (Entretien)
Cet idéal-type, qui éclaire le sens et les modalités de l’action éducative dans le CEF – avec des jeunes qui portent la charge du résultat de leur placement et des professionnel·le·s qui leur garantissent les moyens pour « s’en sortir » – s’oppose à d’autres figures : celles du « jeune d’ITEP», du jeune « Mineur isolé étranger » et du jeune « fiché S». Ces profils sont jugés problématiques, surtout par les éducatrices et les éducateurs, en raison des motifs illégitimes de leur arrivée, des effets inopérants de leur prise en charge et des influences pernicieuses qu’ils peuvent avoir sur le groupe.
Le jeune d’ITEP
La variété des mots utilisés par les éducatrices et éducateurs ou la professeure pour décrire le « jeune d’ITEP» n’a d’égale que la stigmatisation de la folie qu’ils recouvrent : « il est un peu fou », « il a un pète au casque », « pas la lumière à tous les étages », « des problèmes psychologiques ». En effet, la désignation du « jeune d’ITEP» découle en premier lieu de son inscription dans un dispositif qui relève du secteur psycho-médical : Institut médico-éducatif (IME), Institut thérapeutique éducatif et pédagogique (ITEP), hôpital psychiatrique, etc. C’est cet étiquetage institutionnel passé « du côté du soin », « repéré MDPH [Maison départementale des personnes handicapées] », « à la limite de l’HP [Hôpital psychiatrique] », qui justifie la méfiance à son égard en raison de ses « troubles de la personnalité », voire « du comportement », et de son côté « vicieux ». En général, une figure idéal-typique sert d’emblème à la catégorie. Tout comme Omar exemplifie le « vrai délinquant », Mathieu personnifie le cas « du jeune d’ITEP» et la trajectoire qui lui est associée. Le jeune devient un modèle permettant aux éducatrices et éducateurs de lier « expérience de vie et expérience en situation » et d’affirmer leurs « savoirs pratiques et expérientiels » (Lenzi et Milburn 2015 : 244, 249) par la connaissance de ce type de cas et l’anticipation de sa trajectoire :
[En réunion]
Noredine, éducateur : Avec ces cas, on doit donner beaucoup pour avoir des résultats.
Vincent, éducateur : Des résultats ! Demande ce qu’il devient Mathieu ? » Il fait la manche à Nantes, dans le costard de M. Dombe [le directeur du CEF que le jeune imitait]. (Journal de bord, p. 82)
Le qualificatif « jeune d’ITEP» vient signifier que le jeune ainsi désigné n’a pas sa place dans le CEF. L’absence de formation des professionnel∙le∙s constitue le premier argument invoqué pour renvoyer la gestion de ce public au personnel soignant – parfois présent sur le site, telles l’infirmière et la psychologue, ou disponible à l’extérieur du CEF. La seconde justification repose sur le caractère stérile du placement pour ces jeunes, en raison de l’inadaptation du CEF à leurs caractéristiques particulières. Ces adolescents ne pourraient pas disposer du suivi individuel qui leur est nécessaire dans cet environnement collectif, de la même façon qu’ils ne profiteraient pas des chances d’insertion professionnelle offertes par le passage en CEF – et qui fondent le sens même du dispositif – au vu de leurs faibles compétences relationnelles pour des métiers qui relèvent notamment de l’économie de service.
Le troisième élément avancé pour justifier la non-adéquation du « jeune d’ITEP» à l’institution est relatif à l’influence nuisible qu’il pourrait avoir sur le groupe, non seulement parce qu’il demande « trop » d’attention, mais également parce que ses problèmes relationnels porteraient préjudice à la réussite (c’est-à-dire au travail de réinsertion) des jeunes dont la présence est plus légitime. En effet, l’idée que, pour protéger le « jeune d’ITEP», il faut parfois délaisser ou renvoyer de « vrais délinquants » revient dans les discours, de même que l’image négative et potentiellement compromettante qu’il donnerait de l’institution et de ses publics, auprès des employeurs notamment. Inapte à se « saisir » de son placement (c’est-à-dire à signifier son « adhésion », objectif inscrit dans le projet même de l’établissement), le « jeune d’ITEP» empêcherait également d’autres jeunes de pouvoir le faire.
Le Mineur isolé étranger
Le « Mineur isolé étranger » (MIE), dont la labellisation en CEF reprend la catégorie administrative, remet lui aussi en cause la gouvernementalité par la responsabilité, en révélant les limites psychologiques, sociales et/ou sociétales de l’imputation de son devenir à l’adolescent placé. L’appellation MIE suggère qu’une évaluation a conclu à la fois à la détermination médico-légale de la minorité de l’adolescent et à l’existence d’(au moins) une frontière qui le sépare de ses représentant∙e∙s légaux, en plus de son statut de ressortissant extranational. Face à ce public, les éducatrices et éducateurs disent se sentir impuissant∙e∙s et ce, pour diverses raisons.
Tout d’abord, elles∙ils ne disposent que de peu d’informations quant au parcours des MIE avant leur prise en charge par l’État français. En outre, la débrouillardise généralement prêtée au MIE pour arriver dans la clandestinité sur le territoire national le rend par définition « suspect », impression renforcée par la difficulté des professionnel·le·s à évaluer sa maîtrise de la langue et des codes du pays d’accueil, et plus généralement à communiquer avec lui. Son caractère dégourdi et insaisissable encourage également sa perception comme peu enclin à composer avec le cadre du CEF et avec la loi, et donc inapte à profiter de ses « bienfaits » éventuels.
Aline, éducatrice : [...] son parcours au Maroc était trop obscur, parce que son arrivée en France… l’était aussi… parce que... comme pour Mahmoud, on supposait que pour survivre dans la rue on se prostitue. (Entretien)
Plus encore que ses activités délictuelles, la perte d’innocence inhérente à son experience « dans la rue », imaginée par ses encadrant·e·s, l’éloigne du statut d’enfant à protéger, malléable, pour le rapprocher de celui de jeune adulte (Perrot 2016), averti, possiblement imposteur voire dangereux, et quoi qu’il en soit affranchi des normes de l’enfance et de la jeunesse, au-delà desquelles l’intervention est stérile. Ce « mijeur » (op. cit.) est en effet vu comme trop autonome, disqualifiant les leviers éducatifs tels que la peur des parents, la difficulté à fuguer ou encore la possibilité de sortir sous conditions (pour travailler ou rentrer en famille), et rendant donc peu probable une sortie de délinquance. Sa situation met à mal les principes d’engagement et de confiance sur lesquels repose la relation entre intervenant·e et jeune, mais l’empêche également paradoxalement de répondre aux injonctions à l’autonomie formulée par l’institution (Frauenfelder et al. 2018), tel que l’investissement dans un stage (pour lequel il lui faudrait être en possession de papiers).
Outre les difficultés pratiques considérées comme entravant l’exercice de leur métier par les professionne∙le∙s, le profil du MIE est plus globalement jugé comme politiquement et institutionnellement incompatible avec la mission du CEF: d’une part, parce qu’il ne présente que rarement une trajectoire de multirécidiviste ou multi-réitérant, puisqu’il est souvent arrivé récemment en France et n’a commis que des actes de petite délinquance, pour lesquels il a cependant été rapidement placé ; d’autre part, parce que le renvoi des MIE de l’Aide sociale à l’enfance (ASE) vers la PJJ est considéré, notamment par les cadres, comme une stratégie de l’ASE pour ne pas avoir à prendre en charge ces « jeunes difficiles » qui, de surcroît, « coûtent chers ». Ce renvoi est aussi considéré comme un instrument de gestion des flux migratoires plutôt qu’un instrument de politique pénale (l’existence d’un casier judiciaire justifiant l’expulsion du territoire français par les autorités administratives) :
James, éducateur technique cuisine : Si après à la fin on les renvoie chez eux, la fonction de l’éduc devient du gardiennage. (Journal de bord, p. 193)
Le jeune « fiché S »
Une dernière figure, qui résulte également d’un étiquetage institutionnel – produit bien souvent par la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) – complète ce tableau, celle du jeune « fiché S» (risque d’atteinte à la sûreté de l’État). Bien qu’un seul « jeune radicalisé » ait été accueilli dans l’établissement au cours de l’enquête, cette catégorie par ailleurs récente mérite d’être citée, non seulement en raison de la place qu’elle prend depuis quelques années dans les moyens octroyés à la PJJ, mais aussi pour les problèmes qu’elle pose aux professionnel·le·s sur le terrain. En effet, ce sont l’incertitude et l’instabilité qui caractérisent le mieux les considérations liées à la catégorie du jeune « fiché S» pour les personnels. « Apparemment », « je crois », « enfin, je ne sais pas » sont les expressions qui suivent le récit de sa prise en charge concernant laquelle le doute et les rumeurs persistent même après coup. Ce cas unique et nouveau sur le site a été traité comme tel, et même soumis à un régime d’exception, sans lui accorder une réelle importance, d’autant que le séjour de ce jeune a été très bref et que la plupart des encadrant∙e∙s habituel∙le∙s étaient alors en vacances.
In fine, c’est donc le profil du « vrai délinquant » qui apparaît aux éducatrices et éducateurs être en adéquation avec le cœur de leur métier en raison de sa capacité supposée à répondre favorablement à l’injonction d’auto-responsabilisation et d’insertion professionnelle. À l’inverse, le « jeune d’ITEP», le « mineur isolé » et le jeune « fiché S» ne paraissent pas en mesure de satisfaire ces attentes du fait de leur caractère singulièrement imprévisible et/ou insaisissable, mais aussi de leur extranéité en termes d’appartenance nationale ou de trajectoire délinquante. Ce sont là autant d’éléments qui, loin de la rationalité prêtée au « vrai délinquant », ne permettent pas aux personnels de s’identifier à ces figures et participent donc de leur altérisation. Cette incapacité à se projeter dans leur situation réduit l’investissement des encadrant·e·s dans leur prise en charge et, dans un effet de prophétie auto-réalisatrice, produit ce qui était attendu : l’échec de ces jeunes perçus comme inaptes.
Hiérarchiser: un ordre social fondé sur le mérite ?
Les différents idéaux-types utilisés par les professionnel·le·s ne demeurent pas de l’ordre des représentations mais s’incarnent dans leurs pratiques auprès des différents publics. La classification des jeunes ouvre la voie à leur hiérarchisation. Les adolescents les plus vulnérables, qui mettent en échec les missions de réinsertion (surtout professionnelle) de l’établissement, se trouvent dévalorisés par les intervenant·e·s, au contraire de ceux qui font « fonctionner » l’institution en intégrant des dispositifs extérieurs tels qu’une formation et/ou un emploi. Les « mineurs isolés », « jeunes d’ITEP» et « fichés S» révèlent la fragilité de l’entreprise paradoxale qui voudrait construire, dans un lieu de privation de liberté, des individus volontaires et indépendants. À plus forte raison, ils mettent à mal la quête de résultats quantifiables et favorables à des personnels en déficit de reconnaissance. Par leur présence, ces jeunes remettent en cause le cœur du métier des encadrant·e·s dont l’œuvre de réhabilitation est mise en péril par le spectre de fonctions nouvelles de neutralisation.
Cette tension se trouve au cœur des « concurrences locales autour de la définition du travail » (Serre 2009 : 295), notamment entre les actrices et acteurs de premier rang et les actrices et acteurs de second rang du CEF. Contrairement aux éducatrices et éducateurs, les cadres valorisent la prise en charge de nouveaux publics (en dehors du jeune « fiché S», qui divise la direction). Ils y voient en effet le moyen de se distancer des pratiques institutionnelles excluantes de leurs prédécesseuses et prédécesseurs, et de souligner la dimension partenariale de leur action avec les institutions du secteur social ou médico-social. L’ensemble de ces profils leur permettent ainsi de signifier la spécificité et l’utilité du CEF au-delà de la stigmatisation liée à sa nature close :
Le directeur : Le truc de dire « ce jeune on le vire », je laisse ça aux MECS [Maisons d’enfants à caractère social] et aux ITEP [Instituts thérapeutiques, éducatifs et pédagogiques]. (Journal de bord, p. 123)
Pour les actrices et acteurs de premier rang, directement au contact des jeunes, la mixité grandissante de leurs profils est au contraire déplorée en raison des obstacles pratiques à l’accompagnement de ces publics. Ces agent·e·s à l’échelon subalterne refusent que « la contenance » produite par le CEF soit son seul atout et prenne le pas sur le contenu de la prise en charge. Ceci explique que, dans l’extrait qui suit, lors d’une discussion informelle dans leur bureau, deux éducateurs regrettent le départ d’un « vrai délinquant » remplacé par un « jeune d’ITEP » et dévaluent la présence du second au profit du premier :
Soufiane, éducateur : [soupir] On parle de Christopher [un jeune qui va être incarcéré] […]
Non, parce qu’on sait ce qu’on perd mais on sait pas ce qu’on gagne.
Thierry, éducateur : Ah si, on sait ! Il [le nouveau jeune] arrive de Rochare.
La chercheuse : C’est où ça ?
Soufiane : [soupir d’exaspération] C’est un ITEP. (Journal de bord, p. 31)
Le « vrai délinquant » permet de soutenir la pertinence des principes d’individualisation et de responsabilisation sur lesquels repose la prise en charge au CEF. Quelle qu’en soit l’issue, ces trajectoires de « vrais délinquants », synonyme d’exploit ou d’échec, participent à la promotion d’un système méritocratique légitimant le rôle et le fonctionnement de l’institution tout entière. Le jeune y est le sujet de son placement et l’acteur de sa réussite (ou de son insuccès), les professionnel·le·s lui fournissant le soutien nécessaire sous la forme qui correspond le mieux à sa conduite et au maintien de l’ordre dans le groupe : « la bienveillance » et/ou « l’autorité » [selon le projet d’établissement].
C’est alors à l’adolescent, sous la coupe d’un nouveau paradigme éducatif reposant sur un idéal d’auto-responsabilisation (Falchun et al. 2016), qu’il incombe d’« accepter » la mesure de placement et d’adhérer au cadre qu’il subit en produisant « effort » et « désir » [selon le projet d’établissement]. L’implication et « l’aptitude au travail » sont les indicateurs majeurs de cette distinction fondamentale qui se fait ici, comme ailleurs, entre « bons » et « mauvais » pauvres, sujets « actifs » et « passifs » (Valli et al. 2002 : 224). En raison de son caractère « agissant », un rôle de leader est donné au « vrai délinquant » par les professionnel·le·s, pour qui il est vecteur d’ordre ou de désordre, « leader positif » ou « négatif ». Cette position est délicate, car elle peut soit lui permettre de profiter de l’attribution de faveurs, soit lui valoir l’attribution de sanctions, comme l’illustre la note suivante :
M’madi installe sur le collectif une forte emprise. Celuici a semble-t-il ramené des produits illicites tel que le cannabis et l’alcool. Sa mainmise sur les autres jeunes pourrait voir déclencher sur le collectif une forte crise dans l’institution. Le CEF doit absolument garantir la sécurité de tous les jeunes et de tout le personnel. À ce jour, M’madi rend le travail des éducateurs impossible et met en danger le reste du groupe. (Note d’incident concernant M’madi transmise au magistrat le 07 mars 2016)
L’accompagnement du « jeune d’ITEP», au contraire, renvoie les éducatrices et éducateurs à leur manque de ressources. C’est pourquoi elles∙ils ont tendance à proposer une évaluation personnelle de la « particularité » du jeune. La distribution de médicaments quotidienne, tâche dévolue aux éducatrices et éducateurs – en dehors des quatre heures par semaine de présence de l’infirmière sur le site – en est un exemple. Face au poids de leur responsabilité rapportée à leur incompétence sur le sujet, elles∙ils cherchent dans les types de médicaments distribués des indices des pathologies qui en justifient l’usage et confirment l’irrationalité du jeune.
Stéphane, éducateur : Malcolm aussi, il va avoir du mal à tenir. Son traitement…
J’ai regardé sur internet par rapport à son traitement, il est borderline et schizophrène. (Journal de bord, p. 21)
[En réunion]
Vincent, éducateur : – Moi je le [Malcolm] trouve très lunatique. Bon depuis qu’on a vu qu’il était bipolaire... Ça se ressent de plus en plus. Quand y’a un truc qui le dérange, il s’énerve. (Journal de bord, p. 79)
Ses faits et gestes sont alors analysés par le biais de son « trouble », ce qui ouvre la porte à des explications du moindre de ses comportements par « la structure mentale » [Expressions employées par les intervenant·e·s]. L’établissement reproduit alors en son sein une « psychologisation […] de la question sociale » par « l’interprétation unique des difficultés des jeunes sur le plan de la santé mentale », phénomène qui se trouve à l’origine de son orientation en ITEP (Dupont, 2016 : 127). Dans le groupe, il est appréhendé par les personnels comme une « victime », manipulable et/ou manipulateur, qu’il faut protéger autant que s’en méfier. Sa position, en bas de l’échelle sociale du CEF, et le traitement des jeunes et des professionnel·le·s à son endroit sont bien souvent imputés à sa propre attitude. En raison de ses « déficiences », attestées par son passé institutionnel, il faut préserver le jeune d’ITEP de lui-même, tout en l’aidant « à avoir de la personnalité » afin de lui permettre de ne pas subir la maltraitance des autres. Ce devoir de protection peut occasionner aussi bien son renvoi que sa mise à l’écart.
Comme le « jeune d’ITEP», considéré comme fou, la rationalité du « mineur isolé » lui est refusée, dans son cas en raison de son inaccessibilité à l’équipe éducative. Le processus d’altérisation, éventuellement amplifié par la distance linguistique, attribue son comportement à son statut d’étranger :
Toufik, éducateur : Ces jeunes qui vivent dans la rue au Maroc, même nous quand on va là-bas en tant qu’étranger on en a peur.
L’éducatrice PJJ de Bilal : Ouais c’est un peu sans foi ni loi. S’il a vécu dans la rue, il a dû vivre des choses abominables, avec un niveau de violence, il est abîmé quoi. (Journal de bord, p. 205)
Outre son caractère insaisissable pour les professionnel·le·s, sa position de « mineur isolé » n’offre pas les mêmes prises institutionnelles que les autres types de populations. Il ne permet donc pas à la panoplie traditionnelle des méthodes éducatives déployées en CEF d’être efficaces. En cela, sa condition d’« intraitable » constitue un analyseur et un révélateur de ce que peut et ne peut pas l’institution, des limites auxquelles elle se heurte. Au sein du collectif, sa place est d’autant plus questionnée par les personnels que son histoire est occulte. Face au manque d’informations fiables et de leviers d’action le concernant, l’équipe doit déployer une pédagogie par l’intervention, c’est-à-dire manifester ostensiblement le fonctionnement de l’institution, les droits et les devoirs à l’œuvre, afin de jauger et de contrôler ses réactions :
Hamid, éducateur : Là regarde, ça fait deux semaines qu’il est là [Bilal, MIE], là déjà il a une note d’incident. En fait lui, ça va être catégorique. La stratégie là, comme je la vois hein: une connerie, une note d’incident, une connerie, une note d’incident, une connerie, une note d’incident. Sans parler. Au moins, ça dégage vite. (Entretien)
En raison de sa situation sans issue, de son exposition plus forte à l’enfermement (en conséquence de ses moindres possibilités de sortir par le biais de stages, de retour en famille, de formation au permis de conduire, etc.) voire de la surpénalisation dont il fait l’objet, comme l’analyse l’éducateur à propos de Bilal, les professionnel·le·s s’attendent à ce que le placement du « mineur isolé » se conclue rapidement par un échec : soit que le mineur fugue, soit que le mineur « explose », et par effet d’anticipation, s’inquiètent hâtivement de son comportement, jusqu’à le sanctionner ou le récompenser d’une manière plus démonstrative et expéditive que les autres :
Olivier, éducateur : C’est malheureux mais moi je l’ai dit aux chefs, les jeunes comme ça [MIE], il faut arrêter. On n’est pas fait pour ça. On le garde?! Et puis comme Mahmoud, on attend que ça pète… Ils ne peuvent pas aller en stage ... (Journal de bord, p. 169)
En ce qui concerne le jeune « fiché S», le degré zéro de l’action éducative prodigué à son égard atteste de son rang. Si sa venue a profité à l’équipe de direction et à l’institution alors reconnues « jusque dans le bureau du ministre » [selon le directeur], son passage a également interrogé les personnels sur leurs missions, après les avoir modifiées. En effet, l’adolescent n’a pas été soumis au même régime de contrainte que les autres, puisqu’il lui a été formellement interdit de sortir de l’établissement (règle imposée par la direction de la PJJ après l’arrivée du jeune) tout au long de son séjour, en plus de la surveillance accrue dont il a fait l’objet. Cet enfermement couplé à un isolement continu entre les grillages du centre s’est conclu par son renvoi en Centre de rétention administrative (CRA14), en raison de son autre statut de « mineur isolé ». Cette situation, à laquelle beaucoup de professionnel·le·s se sont opposé·e·s avant qu’elle ne se concrétise, conduit l’une des cadres du centre à décrire ainsi l’action de la direction de la PJJ: « ils ont utilisé le CEF comme un centre de rétention pour mineurs, ce qui est profondément illégal ».
Conclusion
En définitive, l’arrivée de nouveaux publics en CEF s’inscrit dans un nouvel ordre gestionnaire et sécuritaire qui intensifie le continuum sociopénal et l’utilisation de dispositifs contraignants en bout de chaîne. Bien que privé, l’établissement étudié reflète les transformations structurelles de l’État marquées par un repli du domaine social au bénéfice du secteur pénal, parallèlement au développement d’un État de droit reposant sur la responsabilisation des institutions et des individus. Ces restructurations ne s’exercent toutefois pas de manière univoque mais en fonction de celles et ceux qui les appliquent. Dans ce CEF, les intervenant·e·s le plus régulièrement au contact des jeunes (Carlos 2020) réagissent à la diversification de leurs parcours par des pratiques différenciées à destination des jeunes qu’elles∙ils ont étiquetés comme « vrai délinquant », « jeune d’ITEP», « mineur isolé » ou « fiché S». Le type et l’intensité de la contrainte diffèrent selon les catégories de population prises en charge et participent à leur hiérarchisation. Les adolescents les plus dominés socialement à l’extérieur souffrent intra-muros de la dévalorisation des professionnel·le·s à leur égard. Les personnels en quête de reconnaissance sanctionnent ainsi la façon dont les parcours des moins dotés révèlent, à travers les obstacles rencontrés, les limites du système comportementaliste sur lequel repose le fonctionnement du CEF, et plus largement l’ensemble de l’échelle éducative. On assiste alors à la (re)production de rapports de pouvoir amplifiée par l’imputation de la responsabilité de leur position défavorisée à ceux qui la subissent : il s’agit là d’un prix lourd de conséquences à payer pour que se maintienne le mythe de cet ordre méritocratique.
References
Bailleau Francis. 1996. Les jeunes face à la justice pénale. Analyse critique de l’application de l’ordonnance de 1945. Paris : Syros.
Belorgey Nicolas. 2012. « De l’hôpital à l’état: le regard ethnographique au chevet de l’action publique ». Gouvernement et action publique 2(2): 9–40.
Carlos Rita. 2020. « Espaces autorisés et autorité des places : des déplacements aux trajectoires des acteurs en Centre éducatif fermé». Champ pénal/ Penal field 20.
Chantraine Gilles, Sallée Nicolas. 2010.« Éduquer et punir. Travail éducatif, sécurité et discipline en établissement pour mineurs ». Revue française de sociologie 54 : 437–464.
Cicourel Aaron. 1968. The Social Organization of Juvenile Justice. New York: Wiley.
De Larminat Xavier. 2014. « Un continuum pénal hybride». Champ pénal/Penal field 11.
Dubois Vincent. 1999. La Vie au guichet. Relation administrative et traitement de la misère. Paris : Économica.
Dupont Hugo. 2016. « Ni fou, ni gogol ! ». Orientation et vie en ITEP. Grenoble : Presses universitaires de Grenoble.
Falchun Thomas, Robène Luc, Terret Thierry. 2016. « L’habitus professionnel spécifique aux éducateurs de la Protection judiciaire de la jeunesse ». Déviance et société 40(1): 101–129.
Frauenfelder Arnaud, Nada Eva, Bugnon Géraldine. 2018. Ce qu’enfermer des jeunes veut dire. Enquête dans un centre éducatif fermé. Genève/Zurich : Seismo.
Milburn Philip. 2009. Quelle justice pour les mineurs ? » Entre enfance menacée et adolescence menaçante. Toulouse: Érès.
Lenzi Catherine, Milburn Philip. 2015. Les Centres éducatifs fermés. La part cachée du travail éducatif en milieu contraint. Rapport de recherche. http://www.gip-recherche-justice.fr/wp-content/ uploads/2015/02/RapfinalGIPfe%CC%81vrier- 2015VF.pdf, consulté le 10 septembre 2015.
Lipsky Michael. 1980. Street-Level Bureaucracy. Dilemmas of the Individual in Public Services. New York: Russell Sage Foundation.
Perrot Adeline. 2016. « Devenir un enfant en danger, épreuves d’âge et de statut : Le cas ‹ limite › des mineurs isolés étrangers en France ». Agora débats/jeunesses 74(3) : 119–130.
Sallée Nicolas. 2016. Éduquer sous contrainte. Une sociologie de la justice des mineurs, Paris : EHESS.
Serre Delphine. 2009. Les coulisses de l’État social. Enquête sur les signalements d’enfant en danger. Paris : Raisons d’agir.
Sicot François. 2007. « Déviances et déficiences juvéniles: pour une sociologie des orientations». ALTER– European Journal of Disability Research / Revue européenne de recherche sur le handicap 1(1) 4360.
Spire Alexis. 2005. Étrangers à la carte. L’administration de l’immigration en France (1945–1975). Paris : Grasset.
Valli Marcelo, Martin Hélène, Hertz Ellen. 2002. « Le « feeling » des agents de l’État providence ». Ethnologiefrançaise 32(2) : 221–31.
Vuattoux Arthur. 2016. « Les centres éducatifs fermés pour les adolescents sont-ils une alternative à la prison ? ». Mouvements 4.
Weller Jean-Marc. 1999. L’État au guichet. Sociologie cognitive du travail et modernisation administrative des services publics, Paris : Desclée De Brouwer.
Notes
Información adicional
Rita Carlos: est ingénieure d’études au CNRS-UMR 8183 et doctorante en sociologie à l’Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (UVSQ) au sein du Centre d’études sur le droit et les institutions pénales (CESDIP). Ses travaux portent sur la justice des mineurs, notamment le rétablissement, en France, de prisons à destination d’enfants et de lieux de privation de liberté, à l’interface entre le milieu carcéral et le milieu ouvert. Elle a également réalisé plusieurs documentaires audio tels que Bande organisée ou Devenir patient. rita.carlos@cesdip.fr CESDIP, Immeuble Edison Boulevard Vauban 43 F-78280 Guyancourt