Special Issue
Publicación: 21 Septiembre 2020
DOI: https://doi.org/10.36950/tsantsa.2020.025.10
Résumé: On the basis of an ethnographic survey about young people followed by the Youth Judicial Protection Service (Projection judiciaire de la jeunesse, PJJ) in France, this article deals with the effects of the duality of juvenile justice (civil and penal) on the scale of their trajectories. Upstream from prosecutions, placements under child protection are one of the sequences of the disorders’ chain of production. From the break marked by the first penal placement, the PJJ supervising leans diversely on civil cares, between hybridization of judicial registers, overlap, and definition of respective perimeters. Further down penal trajectories and beyond their majority, the return of these young people towards civil protectional channels turns out to be uncertain, nay compromised.
Mots clés: parcours judiciaires, justice des mineur·e·s, délinquance juvénile, contrôle social, déviance, placements.
Keywords: penal trajectories, juvenile justice, juvenile delinquency, social control, deviance, placements
L’enfance maltraitée et en danger d’un côté, la jeunesse délinquante et dangereuse de l’autre: ce sont là deux figures sociales dont la distinction est solidement ancrée. Les différentes partitions d’une jeunesse irrégulière se suivent et se cristallisent successivement dans les catégories juridiques depuis le 19e siècle (Messineo 2015). La dichotomie se stabilise en France dans la deuxième moitié du 20e siècle et se matérialise dans un dispositif judiciaire à deux corps (civil et pénal) pour une tête (le ou la juge des enfants), avec une certaine porosité des interventions judiciaires entre fondement civil protectionnel et fondement pénal répressif. Les premières sont ordonnées quand « la santé, la sécurité ou la moralité d’un mineur non émancipé sont en danger »1 tandis que les secondes font suite à des poursuites engagées contre l’individu mineur en répression d’un acte délinquant. Cependant, les deux ordres judiciaires ne se différencient pas selon leurs modalités d’intervention qui reposent toutes deux sur un couplage entre investigation, suivi en milieu ouvert et placement. Dans le climat sécuritaire des années 1990, la frontière se durcit entre les deux modes de traitement judiciaire: la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) qui, jusqu’alors, mettait en œuvre une part des décisions judiciaires civiles voit ses missions se resserrer quasi exclusivement sur le versant pénal.
Si l’état actuel du dispositif judiciaire pour l’enfance renforce l’opposition entre les politiques de protection d’un côté et de répression de l’autre, que produit cette dualité à l’échelle des parcours judiciaires des mineur·e·s concerné·e·s ? Une ethnographie de la fabrique sociale de leurs parcours permet l’examen «par le bas» des articulations concrètes entre les logiques protectionnelles et répressives. Il s’agit de tenir ensemble à l’échelle de leur histoire la « pluralité des ordres normatifs» auxquels les jeunes sont confronté·e·s (Ogien 2018): la famille, l’école, l’espace public, l’ordre protectionnel et l’ordre pénal. Le propos de l’article se concentre sur les liens réciproques entre les deux derniers. Les parcours de ces jeunes font figure d’observatoires intéressants pour documenter la réalité sociologique du continuum sociopénal foucaldien que la lecture de Surveiller et punir nous suggère (Foucault 2011). Si l’expression renvoie tantôt à une proximité des modes d’intervention relevant d’institutions et de fondements juridiques différents, tantôt à leur hybridation, elle ne rend que trop peu compte de la discontinuité des parcours produits par cette pluralité judiciaire.
L’enquête s’est déroulée pendant deux années dans une unité éducative de milieu ouvert (UEMO) de la PJJ en France, dont la mission est de proposer aux juges des orientations pénales à l’égard des mineur·e·s et de mettre en œuvre les décisions judiciaires. La collecte de données repose sur l’immersion au sein du service à raison de deux jours par semaine et la tenue d’un journal de terrain, sur l’observation de scènes judiciaires qui jalonnent les parcours des jeunes (entretiens sociojudiciaires et audiences pénales), l’enregistrement et la transcription de certaines d’entre elles, ainsi que sur des entretiens ethnographiques2 répétés avec les protagonistes des scènes observées (les jeunes, leurs parents et les professionnel·le·s qui les suivent), enregistrés et transcrits. Parmi la vingtaine de situations judiciaires suggérées par les agent·e·s de l’UEMO (selon la temporalité de l’enquête et avec le souci de varier les cadres judiciaires), neuf d’entre elles ont débouché sur des cas ethnographiques. Ceux-ci sont construits autour d’un segment des parcours judiciaires de Tonio, Benjamin, Nathan, Jean-Marie, Michel, David, Pierre, Clément et Justine. Leurs familles occupent des positions variées au sein des classes populaires, mais ont toutes connu une combinaison singulière de plusieurs phénomènes: une dégradation de leur condition sociale, une perturbation des cadres familiaux, des accidents biographiques, des mobilités fréquentes et un certain isolement social. Par-dessus tout, elles partagent le fait que ces caractéristiques liées entre elles aient fait l’objet d’interventions répétées des institutions de contrôle social, très présentes (à différents degrés) dans leur quotidien, et largement prises en charge par les mères (Teillet 2019).
L’examen des modes d’articulation des interventions civiles et pénales suit la logique de production des parcours institutionnels juvéniles. En premier lieu, les placements civils prennent part à la chaîne de production des « désordres » qui débouche sur des poursuites pénales. Selon les configurations, le suivi pénal s’appuie ensuite de façon différenciée sur les prises en charge civiles, du modèle de la rupture à des formes d’hybridation des deux registres judiciaires. Enfin, en aval du parcours pénal et audelà de la majorité, les retours vers des filières civiles protectionnelles s’avèrent incertains, voire compromis.
La place de la protection de l’enfance dans la chaîne de production des « désordres »
La première modalité de couplage entre les politiques protectionnelles et répressives à l’échelle des parcours concerne les étapes précédant les poursuites pénales. Les prises en charge civiles y apparaissent comme une première séquence de régulation de « désordres » familiaux et/ou scolaires3. L’ineffectivité des sollicitations institutionnelles de la part des parents dans un premier temps, puis la production de « désordres » au sein même des lieux de placement civil, dans un second temps, débouchent au final sur des placements pénaux.
Des parcours de placement civil fractionnés et progressifs
Sur les neuf cas étudiés, six jeunes ont connu des placements ordonnés par un·e juge des enfants au titre de la protection de l’enfance avant les premiers placements pénaux : Michel, Justine, Jean-Marie, David, Pierre et Clément par ordre d’ancienneté (voir schéma cidessous).
La progressivité des modes de placement organise une « carrière de placement civil » à la manière de la « carrière délinquante» entendue comme « une série d’établissements et de situations juridiques qui marquent des degrés de délinquance nettement définis » (Chamboredon 1971: 370–371). Les différents types de placement civil sont ordonnés selon un double principe de prise en charge, de la moins collective à la plus collective et de degré croissant de formalisme institutionnel. On trouve d’abord les familles d’accueil (FA, pour un placement individualisé au domicile d’un·e « assistant·e familial·e » disposant d’un agrément de l’Aide sociale à l’enfance ASE), puis les lieux de vie (LV, pour un placement dans un collectif d’une petite dizaine de jeunes encadré·e·s par un à deux professionnel·le·s) et enfin les maisons de l’enfance à caractère social (MECS ou « foyers de l’enfance » de l’ASE, placement en institution encadré par une équipe de salarié·e·s de la protection de l’enfance). Les jeunes passent généralement d’un mode de placement à celui de degré supérieur (de la famille d’accueil au lieu de vie ou à la MECS, du lieu de vie à la MECS) à force d’oppositions aux règles qui y ont cours, ce qui rapproche dans leur fonctionnement les carrières de placement civil des carrières délinquantes. La notion de carrière ainsi entendue ne fait pas de chacun des modes de placement des étapes nécessaires aux suivantes. Elle est ici institutionnellement prévue et non nécessairement réalisée à l’échelle individuelle; la carrière (institutionnelle) ne détermine pas entièrement le parcours juvénile (individuel). Ainsi, trois des six jeunes ayant connu un parcours de placement civil n’ont jamais connu de placement en famille d’accueil puisqu’ils l’ont démarré directement au degré supérieur.
Quand la MECS intervient en amont (pour Michel) ou en cours (pour Justine) de placements familiaux, elle remplit la fonction d’accueil provisoire le temps de trouver une famille d’accueil ou d’hébergement temporaire pour soulager l’assistant·e familial·e un ou plusieurs mois. Les six parcours ont en commun de se terminer par un placement en MECS à partir duquel démarre le parcours pénal (en famille d’accueil PJJ, en unité éducative d’hébergement collectif – UEHC – ou en centre éducatif fermé – CEF).
Les difficultés qui se cristallisent autour des enquêté·e·s prennent différentes formes. Pour Tonio et David, l’origine des conflits avec leurs parents se trouve d’abord dans leurs soustractions à l’ordre familial. L’un et l’autre investissent le plus intensément leurs sociabilités amicales. Ils deviennent consommateurs de cannabis dès les débuts du collège. Ce sont eux également qui se soustraient le plus aux impératifs d’assiduité scolaire; les deux garçons connaissent les scolarités les plus discontinues et changent trois à cinq fois d’établissements. Dans leur cas, ce sont leurs investissements juvéniles extérieurs à la sphère familiale qui font « désordre». À l’opposé, la situation de Nathan pose problème à sa mère en raison de la manière dont elle envahit le quotidien familial, qu’il s’agisse des manifestations encombrantes de sa sexualité, de son hygiène, de ses comportements alimentaires ou de ses mauvaises relations avec ses sœurs. Les situations de Benjamin, Clément, Pierre et Jean-Marie combinent les deux formes d’investissements problématiques, à la fois internes et externes à la sphère familiale. Dans leurs cas, et davantage que pour les trois précédents, les « désordres» se manifestent par des relations familiales fortement dégradées, empreintes de violences verbales et parfois physiques. Dans les cas de Michel et de Justine, les « désordres» interviennent au sein des familles d’accueil connues depuis le plus jeune âge. Ils prennent, là aussi, la forme de combinaisons entre absences et présences problématiques du/au domicile.
Au sein des familles populaires fortement encadrées, les « désordres » n’émergent pas en deçà du radar des institutions de contrôle social. Dès les premières difficultés, les parents sollicitent les professionnel·le·s de l’enfance avec de fortes attentes, rarement comblées. Les mères prennent les devants par habitude du travail socioéducatif, mais aussi afin d’éviter de se voir reprocher l’inaction ou la volonté de dissimuler les difficultés; elles sont davantage les cibles des injonctions institutionnelles (Cardi 2007), et ce depuis les premiers temps des politiques d’assistance et de contrôle aux/des familles populaires (Donzelot 2005). Cependant, les aides socioéducatives sollicitées n’ont que peu d’effectivité, soit pour des raisons administratives (une aide éducative demandée par la mère de Pierre arrive un an et demi plus tard), soit parce qu’elles sont perçues par les familles comme des marques de soupçon et non comme le soutien institutionnel qu’elles attendaient (l’éducatrice, qui intervient pour Tonio relève une anecdote où la benjamine est venue dormir avec son frère après un cauchemar, l’assimile à une anomalie des rapports fraternels et en fait le reproche aux parents) ou parce qu’elles contribuent à rendre les relations familiales plus tendues (quand elles poussent la mère de Pierre à lui exposer les motifs de la séparation du couple parental). Les forces de l’ordre sont aussi mises à contribution pour limiter les tentatives de soustractions à l’ordre familial par le jeu des déclarations parentales de « fugue »; elles concourent à leur tour à la désignation de « désordres ».
Les placements civils sont donc consécutifs à l’inefficacité des régulations familiales et à l’ineffectivité des interventions socioéducatives et policières sollicitées. Ils interviennent au terme de trois types différents de séquences. Pour Jean-Marie, des signalements extérieurs à la famille (par des agent·e·s scolaires et une travailleuse familiale) sont à l’origine de son placement judiciaire. En ce qui concerne Michel, Justine et David, le départ pour le foyer de l’enfance acte les « désordres » familiaux et est décidé de concert avec les familles ou les assistants familiaux. Dans le cas de Pierre et de Clément, des scènes d’altercation marquent un tournant dans la publicité des « désordres » familiaux: la mère de Pierre dépose son fils devant les services sociaux au lendemain d’une altercation physique, tandis que le père de Clément dénonce son fils à la police pour son activité liée au deal à la suite de scènes violentes au domicile.
Des placements pénaux comme régulation de « désordres» au sein des foyers de l’enfance
Les placements pénaux constituent un second niveau de régulation, cette foisci au regard de « désordres » constatés au sein des foyers.
La vie du foyer est structurée par les rythmes sociaux dominants de la scolarité: les horaires de repas, de lever et de coucher sont fixés en fonction des journées scolaires. Les activités sont, le plus souvent, organisées pendant les vacances et les week-ends sont consacrés aux « retours en famille ». Or, à l’exception de David, les enquêté·e·s ne sont plus scolarisé·e·s au moment où leur prise en charge civile se transforme en placement pénal. Ni Pierre ni Justine ne profitent de week-ends familiaux, leurs parents ne pouvant ou n’étant pas autorisés à les accueillir. Les propos des jeunes sur les dernières périodes vécues en MECS font état d’un décalage avec les autres jeunes placés encore scolarisés et témoignent d’un certain ennui. « Beh les journées en semaine, je me faisais chier ! Tu devais te lever à huit heures, neuf heures l’étage il était fermé, il rouvre à midi et demi, il ferme à 14 heures et il rouvre à 17 heures », m’explique Clément. Lors d’un de nos entretiens, la mère de Jean-Marie évoque les activités confiées à son fils pour l’occuper: tonte de la pelouse du foyer, jardinage ou fabrication de meubles. « Ils se rendaient compte qu’il s’ennuyait parce que les autres étaient au collège, ou les autres en stage, que lui beh il faisait rien ».
Les jeunes enquêté·e·s vont déployer des forces externes et internes. A l‘image des situations problématiques vécues précédemment en famille, les jeune vont alterner confrontations et soustractions à l‘ordre institutionnel de la MECS comparables à celles qui ont agi à l’encontre de l’ordre familial. Les investissements extérieurs au foyer sont orientés vers des sociabilités juvéniles vécues hors du contrôle de l’institution, et s’accompagnent le plus souvent de consommations d’alcool et de cannabis. « Beh on devait aller à la piscine, on arrivait à la piscine et on se barrait. On partait chercher des bouteilles puis on allait où on voulait. Drôle de vie [rires] », se souvient Clément. À l’image des parents, les professionnel·le·s déclarent les « fugues » auprès des forces de l’ordre pour réguler les absences du foyer. Mais les sociabilités indésirables aux yeux des adultes s’invitent également sur les lieux de placement. Ainsi, les établissements de l’ASE se révèlent être des lieux d’accueil clandestins pour d’autres jeunes non placé·e·s (Tonio compare un foyer de l’ASE à une « maison qu’on squatte »). Dès son arrivée à la MECS, l’intégration de Pierre au groupe passe par l’observation d’un rituel devenu banal: voler des bouteilles d’alcool fort en journée pour les consommer le soir au foyer. Des appropriations de biens et d’espaces du foyer à des fins personnelles (vol de nourriture, squat d’espaces collectifs) et des manifestations de sexualité juvénile (détourner l’usage des ordinateurs pour des consultations de sites por-nographiques) sont également observées, sur une base plus collective qu’au domicile familial.
Pierre et Clément d’un côté, David, Jean-Marie et Michel de l’autre vont être les protagonistes de scène de violences qui signent la fin de leur prise en charge civile. En effet, des violences sur un éducateur et des dégradations matérielles dans la première situation, des violences sexuelles sur un autre jeune placé dans la seconde entraînent la garde à vue et le déferrement des cinq garçons avant leur premier placement pénal. Les cycles de violence suivent quelques régularités. Ils sont d’abord précédés d’épisodes qui affectent les jeunes. Le jour même des violences qui leur sont reprochées, David est destinataire d’une allusion blessante sur son père décédé ; Jean-Marie apprend le prolongement de son placement jusqu’à sa majorité et Pierre que son orientation après le placement n’a pas été abordée lors d’une réunion faute de temps. Ces états d’énervement se prolongent ensuite par des consommations d’alcool et/ou de cannabis qui dépassent les niveaux habituels. Puis, en amont des deux scènes de violences, des régulations opérées par l’institution échouent à les éviter. Un jeu de gages dans la chambre de David entre les cinq garçons placés dérive vers des violences sexuelles commises sur le bouc émissaire du groupe; le veilleur de nuit intervient peu de temps avant, mais ne réussit pas à ce que les jeunes regagnent leurs chambres respectives à une heure où ils devraient s’y trouver. Au foyer de Pierre et de Clément, l’intervention physique d’un professionnel face à l’état mani-festement altéré du premier ne produit pas l’effet d’apaisement escompté, mais déclenche la colère des jeunes hommes.
Quant à Justine, elle bascule du civil au pénal moins à cause de confrontations vis-à-vis des cadres du foyer qu’en raison de sa soustraction quasi totale aux modalités du placement. Son ancrage dans ce qu’elle appelle « le monde de la galère » lui fait expérimenter précocement le trafic de drogues, les consommations de drogues dures et d’alcool fort et l’expose à des violences sexuelles, avant que la juge des enfants n’ordonne son premier placement pénal. Sa situation fait écho à celle des « crapuleuses », ces jeunes filles déviantes perçues à l’extérieur comme des « rebelles », mais qui subissent dans le cadre de leurs relations amoureuses des violences qu’elles ne perçoivent pas comme problématiques sur le moment (Rubi 2015).
Des configurations variées d’articulation des prises en charge civiles au suivi pénal
Le modèle d’articulation institutionnellement prévu de l’une à l’autre des modalités de placement judiciaire est celui de la rupture. Les scènes de violence rapportées pour les cinq garçons les font basculer, en l’espace d’une journée, vers un autre mode de prise en charge: ils relèvent désormais exclusivement de la justice pénale. Les vingt-quatre heures de garde à vue et de déferrement au tribunal pour enfants fonctionnent comme un sas entre les deux séquences successives, pris en charge par des agent·e·s qui n’interviennent ni dans le placement civil qui précède, ni dans le placement pénal qui se met en place. C’est ainsi que Michel, Jean-Marie et David d’un côté, Pierre et Clément de l’autre quittent subitement le foyer de l’enfance (civil) pour un placement pénal en CEF en décembre 2014 pour les trois premiers et en UEHC en octobre 2015 pour les deux derniers. À partir de la rupture que constitue le premier placement pénal, le suivi PJJ s’appuie ensuite diversement sur les prises en charge civiles, entre hybridation des registres judiciaires, chevauchements et définition de périmètres respectifs.
Le script de la rencontre entre l’éducatrice PJJ qui suit Michel et l’ancienne éducatrice ASE du garçon montre que les raisonnements de la première intègrent ceux de la seconde et les réactualisent dans une lecture de la situation juvénile teintée de préoccupations pénales. Deux cas montrent d’autres formes d’hybridation des interventions pénales et civiles, témoins d’une continuité plus forte des registres d’intervention judiciaires. Justine continue d’être suivie par l’ASE; l’institution est détentrice de l’autorité parentale et prend la place qu’occupent habituellement les parents au cours du suivi pénal. Quant à Nathan, si celui-ci n’a pas connu les filières civiles en amont des premières poursuites pénales4, elles sont mobilisées en cours de procédure pénale – donc à des fins répressives – afin d’éviter au garçon les désagréments d’un placement pénal collectif et lointain.
Un passage de témoin informel au sujet de Michel
Un « passage de témoin » informel est observé entre Véronique, l’éducatrice PJJ de l’UEMO qui suit Michel depuis son placement pénal et son ancienne éducatrice de placement ASE, à l’initiative de la première et sur le lieu de travail de la seconde. Ma présence provoque au départ une certaine gêne de la part de l’éducatrice de l’ASE, qui révèle le caractère clandestin de l’entrevue (elle n’a plus de mandat pour lui et n’est pas autorisée à consacrer de son temps à son cas). La transcription de leurs échanges montre quatre sortes d’interactions qui ont trait à la production d’un savoir de deux ordres: des informations factuelles, ainsi qu’un niveau de savoir plus complexe, celui des « hypothèses » et des « problématiques » (Sallée 2016: 117–131).
Le premier type d’échanges relève d’une quête de données sur la situation. Les familles populaires au cœur de l’enquête ont des histoires mouvementées; il s’agit d’abord d’ordonner les relations familiales et leurs reconfigurations successives. Ainsi, Véronique demande les noms des conjoints successifs des parents, les dates de naissance de chacun des membres, de mises en couple et de séparations, les situations conjugales des frères et sœurs. Sous le contrôle de l’autre professionnelle, elle construit au fur et à mesure de la discussion un « génogramme », un outil graphique utilisé dans le travail social pour représenter l’ensemble d’une configuration familiale. Le partage de mêmes techniques fluidifie l’échange; l’éducatrice ASE devance les attentes de Véronique et vérifie en même temps la bonne réception des informations livrées. Les adresses et les numéros de téléphone opérationnels sont également communiqués pour faciliter les contacts ultérieurs.
Un deuxième niveau d’interactions se situe dans la transmission des analyses socioéducatives forgées au fil du suivi en protection de l’enfance: comment les informations obtenues ontelles été intégrées par l’ASE dans une construction cognitive qui donne corps à un « système » familial ? Le script est souvent le même: une anecdote, racontée par l’éducatrice ASE, est le support d’une montée en généralité sur le fonctionnement familial. Elle rapporte que Sofia, la petite sœur de Michel, accuse l’assistant familial qui les a accueilli·e·s depuis leur plus jeune âge d’attouchements à son encontre. Dans un premier temps, les parents soutiennent leur fille et déposent plainte, puis le père se ravise et rejoint Michel dans le camp de ceux qui considèrent que Sofia ment. « Tenir une posture, une position, c’est extrêmement compliqué pour [les parents] », fait valoir l’éducatrice ASE. Une part des « problématiques » livrées font directement l’objet d’une traduction dans les schèmes cognitifs de l’éducatrice PJJ. Un problème de « places » identifié par les services de l’ASE est par exemple aussitôt retraduit en « absence de frontière entre les générations » par Véronique. Les deux professionnelles partagent avec les assistantes sociales une morale familiale de classes moyennes salariées (Serre 2009). Pour elles, le fait que Michel et sa sœur soient mêlé·e·s aux problèmes adultes est perçu comme une manifestation d’« indétermination statutaire » (ibid.: 115–120).
Un troisième type d’interactions vise à solliciter l’interprétation de l’éducatrice ASE sur des éléments relevés en début de suivi pénal. Ainsi, certains silences de Michel interrogent l’éducatrice PJJ, comme ceux qui concernent sa mère : « Il a presque rien à dire sur elle ». « Je suis pas étonnée, parce que quand on regarde toutes ces années d’accompagnement, […] Madame n’exerce pas son droit », lui répond l’éducatrice ASE.
Enfin, la rencontre est l’occasion pour Véronique de tester certaines hypothèses dans le but de construire ses propres clés de compréhension concernant la situation de Michel. Celles-ci relèvent des registres psychologique et criminologique; certaines de ses questions sont liées au souci de comprendre la participation de Michel aux violences incriminées. Elle demande à son interlocutrice s’il est plutôt « suiveur » ou « meneur » au sein des groupes (« a-t-il été plutôt influencé ou initiateur au moment des faits ? » se demande-t-elle en filigrane), s’il en avait voulu à sa grande sœur d’avoir révélé les attouchements qu’elle a subis de la part du deuxième conjoint de sa mère (« comment se positionne-t-il sur la condamnation des faits de nature sexuelle ? ») ou encore si l’homme en question n’a abusé que des filles (« il pourrait être lui-même abusé et ne pas vouloir en parler », se dit-elle). Les hypothèses concernent également les relations familiales ou encore le rapport de Michel aux accompagnements éducatifs. « Qu’est-ce qu’il fait de tout ça ? »: derrière la question, Véronique se demande s’il ne donne pas le change en ne refusant jamais la relation, mais en n’en tirant que peu de choses.
Justine, une double tutelle malheureuse
La configuration de Justine est particulière en raison de la délégation d’autorité parentale ordonnée par une juge aux affaires familiales en 2012 à l’ASE du département, qui reste associée à la prise en charge pénale. Le double ancrage institutionnel devient rapidement source de mécontentements et de reproches mutuels; il donne lieu à des conflits de « juridiction » (Abbott 2016). Le rejet réciproque entre l’ASE et la jeune fille contraint Anne, l’éducatrice PJJ de milieu ouvert qui la suit, à proposer d’emblée des placements pénaux, ce qui ne la satisfait pas: il lui est impossible d’organiser une réponse pénale progressive avec de premières interventions en milieu ouvert. Un autre épisode de désaccord se joue à la première incarcération de la jeune fille. Ni l’ASE ni la PJJ n’acceptent de prendre en charge ses « frais de vêture » en considérant qu’ils ne relèvent pas de leurs juridictions respectives. Les dysfonctionnements motivent la tenue de réunions trimestrielles qui permettent de faire le point entre les responsables des deux services et les deux éducatrices ASE et PJJ sur leurs actions réciproques.
La transcription des échanges témoigne d’un même contenu d’interaction que lors du passage de relai précédent: on se communique des données et on construit ou on confronte des « problématiques » sur le cas de Justine. Les deux professionnel·le·s de la protection de l’enfance y prennent cependant une part plus grande et l’élaboration cognitive et collective ne vise pas seulement la compréhension de la situation de la jeune fille, mais également la définition d’axes de travail socioéducatif à mener conjointement. Ainsi, sont évoquées les retrouvailles « difficiles à gérer » de Justine avec sa mère, cette dernière étant mêlée à des réseaux d’escroquerie. La jeune fille n’a de cesse de demander à ses deux éducatrices d’agir pour aider sa mère. Anne utilise l’expression de « position parentifiée » pour décrire l’inversion du rapport de responsabilité parentale. Le responsable de l’UEMO propose comme hypothèse de compréhension le fait qu’elle veuille « sauver sa mère » pour « se sauver elle », ce que le responsable ASE reformule aussitôt: « elle ne peut être sauvée que si elle sauve sa mère ». Le responsable de l’UEMO propose alors une orientation pour le suivi: accompagner un transfert en direction de ses frères et soeurs cadet·te·sde la posture de responsabilité qu‘elle manifeste à l’égard de sa mère. Cependant, l’hypothèse ne convainc pas les professionnel·le·s de l’ASE puisque les membres de la fratrie ne souhaitent pas avoir de nouvelles de leur sœur aînée. Plusieurs séquences de ce format dessinent une poignée de pistes de travail communes avec un partage des sphères d’intervention: « confronter Justine à son histoire » est davantage un objectif pour l’ASE, tandis qu’Anne, pour la PJJ, se concentre plutôt sur ses projections.
Les filières civiles mobilisées à des fins pénales pour Nathan
Le parcours judiciaire de Nathan présente la spécificité de se composer d’une série de placements civils qui succèdent à une première séquence pénale. Poursuivi pour de premiers faits d’agression sexuelle sur une collégienne, le garçon de 16 ans se voit ordonner un suivi court de quatre mois en milieu ouvert exercé par Denis, un éducateur de l’UEMO. Au cours de cette première phase pénale, des violences sexuelles à l’encontre de sa sœur cadette remontent à la surface après plusieurs années. La réinterprétation institutionnelle qui en est faite débouche sur l’accompagnement de la mère de famille vers un dépôt de plainte contre son fils (Teillet 2020).
Au départ, Denis compte demander à la juge des enfants un accompagnement psychologique du garçon ainsi qu’un suivi en milieu ouvert plus intensif. Mais l’ASE, qui suit par ailleurs la famille depuis plusieurs années, se « positionne » pour un retrait de l’aîné du domicile familial; Denis doit faire une proposition de placement conformément au souhait des services de protection de l’enfance. Il espère éviter à Nathan un placement pénal collectif qui exposerait le jeune auteur de violences sexuelles à des violences de la part des autres jeunes et risquerait de l’éloigner de son environnement actuel, l’offre de placement pénal du département étant très limitée. Denis s’appuie alors sur la scolarisation et les nombreux suivis institutionnels en cours du garçon pour « vendre » à la juge une solution de placement civil en famille d’accueil. Nathan est certes poursuivi pénalement, mais le fondement de son placement reste civil et le garçon n’a pas à quitter le département. Les filières judiciaires civiles sont en quelque sorte mobilisées à des fins pénales. C’est d’ailleurs ainsi que Nathan le perçoit: il se sent condamné à quitter sa famille pour les faits qu’il a commis sur sa sœur.
Contrairement à la configuration judiciaire de Justine, le centre de gravité reste ici celui de l’ASE et de la justice civile. Après une interruption d’un an et demi, le temps que le procès de Nathan arrive et qu’une nouvelle « mesure» soit prononcée et lui soit attribuée, Denis retrouve un nouvel environnement socioéducatif autour du jeune homme, composé des institutions du handicap, de la santé psychique, des services sociaux et de tutelle familiale. Pour éviter de « faire doublon », Denis se donne alors la mission de « faire en sorte que Nathan reste mobilisé et motivé par rapport à ses autres soutiens » ; il s’agit d’un suivi de ses autres suivis en somme. Avec le départ des éducatrices de l’ASE, il lui revient également la compétence des relations familiales et le soin d’accompagner le jeune dans la reprise de lien avec ses sœurs et avec son père.
Des jeunes désormais exclu·e·s des logiques protectionnelles
Troisième temps de l’articulation entre justice civile et justice pénale, l’aval des poursuites pénales témoigne de l’exclusion des jeunes des dispositifs de protection de l’enfance, qu’ils’agisse de nouveaux placements civils ou du « contrat jeune majeur », assorti de protections sociales pour franchir le seuil de la majorité en France5.
Quatre configurations d’orientation civile non réalisée
Le cas de Justine abordé plus haut montre l’effet combiné de logiques gestionnaires et des performances livrées en audience. Alors que le responsable de l’UEMO sollicite un accompagnement éducatif, la juge lui oppose une fin de non-recevoir. D’une part, le suivi de mineur·e·s emprisonné·e·s est coûteux pour l’institution, et ce, encore davantage pour les femmes pour lesquelles les lieux d’incarcération sont plus rares, et donc potentiellement éloignés des juridictions d’origine comme c’est le cas pour Justine. D’autre part, l’insolence qu’elle affiche lors de l’audience de révocation du sursis (elle est excédée après avoir récupéré, juste avant l’audience, ses photos et ses habits moisis, dans un sac poubelle que l’ASE conserve depuis l’époque de son placement civil) n’incline pas la juge à adopter des lunettes protectionnelles sur sa situation. Les logiques punitives priment et emportent la décision de la magistrate: elle décide de révoquer totalement sa peine de six mois de prison avec sursis et refuse d’ordonner un quelconque suivi éducatif, au civil comme au pénal. Alors que nous étions sept adultes réuni·e·s autour d’elle le jour du procès tous services confondus, je deviendrai son seul lien avec l’extérieur au seuil de sa majorité, chargeant la relation d’enquête d’une intensité et d’attentes dont elle n’avait pas fait preuve auparavant. Celle-ci devient dans les temps qui suivent l’interruption du suivi un vecteur de communication entre Anne et Justine et le réceptacle de l’ambivalence des sentiments de la jeune fille, entre sentiment d’abandon et soulagement de ne pas avoir à nourrir d’espoirs à l’égard des institutions, de toute façon voués à la déception. « Franchement je te dis, ça me soulage que ce soit plus l’ASE, c’est moi mon représentant légal maintenant ».
Pour Nathan, l’échéance de sa majorité arrive et, avec elle, la fin de la prise en charge civile. La volonté de prolonger le placement, partagée par la mère et son fils pour préparer son insertion sociale, ne peut se faire que dans le cadre d’un «contrat jeune majeur». Le jeune homme réalise à travers les catégories administratives du formulaire de demande qu’un éducateur l’aide à remplir qu’il est considéré comme un jeune handicapé. La confrontation à l’étiquette du «handicap», pourtant ancienne, le pousse à refuser la démarche dans un premier temps. La mère et l’éducateur entament un travail pour lui faire accepter son statut («ça ne veut pas dire que tu es gaga, […] trisomique, t’es pas physique non plus, ni rien quoi! […] Toi ton handicap il est […] plutôt psychique », «y a des choses que tu ne comprends pas forcément bien», lui explique sa mère) et l’urgence de la situation («parce qu’après à 18 ans, [il faut] lui faire comprendre que y a plus rien, y a plus de suivi, y a plus rien!», s’inquiète-t-elle). Nathan finit par se laisser convaincre de la démarche, mais l’ASE lui refuse finalement ce statut. Le jeune majeur se retrouve à la rue le temps que sa mère lui trouve une solution provisoire. Une fois son suivi pénal repris, Denis hésite à formuler une et psychologique […] aux majeurs âgés de moins de 21 ans confrontés à des difficultés familiales, sociales et éducatives susceptibles de compromettre gravement leur équilibre », et peut, en fonction du type de difficultés, ouvrir un droit à une allocation, à la prise en charge temporaire d’un hébergement en semi-autonomie et/ou à un accompagnement éducatif nouvelle demande: s’il peut garantir le suivi que l’ASE n’aurait pas à financer, il anticipe que le financement d’un logement en semi-autonomie risque d’être refusé par le conseil départemental.
Dans une autre configuration, Pierre se retrouve sans aucune domiciliation après un premier placement postpénal chez le père de sa petite amie, terminé à l’occasion de leur rupture amoureuse. Une ancienne assistante familiale, chez qui il a été placé avant les poursuites pénales et avec qui il a toujours entretenu une bonne relation, accepte de l’héberger. Quand l’ASE apprend la nouvelle, l’institution menace de retirer à la femme ses agréments: Pierre serait un danger pour les autres enfants placé·e·s et n’a rien à faire chez elle. Le responsable ASE de son secteur refuse la prise en charge du jeune homme de 16 ans, pourtant sans domicile, tandis que la PJJ fait valoir que, sans nouvelles infractions, un placement sur fondement pénal est inapproprié. Il faudra l’intervention de la juge des enfants pour mettre un terme à la « guerre de services »; elle contraint l’ASE à reconnaître et financer le placement chez l’assistante familiale au titre de la protection de l’enfance. En ce qui concerne Clément, l’éducatrice de l’UEMO qui le suit ne l’encourage pas à formuler une demande de protection à l’ASE: celleci pourrait entraîner la fin du placement obtenu dans un cadre pénal autour de son lieu de sa formation en apprentissage. De toute façon, le garçon ne compte en aucun cas solliciter de « contrat jeune majeur ». Il aspire à retrouver une indépendance pleine et entière vis-à-vis des institutions qui le suivent désormais depuis plus de deux années.
Les obstacles à une extension civile du contrôle pénal
Les jeunes enquêté·e·s font donc partie des individus majoritairement écartés des prises en charge protectionnelles. Leurs parcours pénaux nourrissent des représentations négatives à leur encontre ; leurs parcours civils antérieurs, émaillés d’accrocs, ne plaident pas davantage en leur faveur. Leurs difficultés à répondre aux injonctions à l’insertion entravent leurs chances d’apparaître comme dignes de protection et leurs parcours témoignent de la sélectivité des politiques sociales. La discordance des temporalités d’action des institutions complique également le passage des filières pénales à celles de la justice civile. Alors que la majorité constitue un seuil important en protection de l’enfance (il marque la fin des mesures de protection judiciaire pour mineur·e·s), celleci survient de façon décalée par rapport aux rythmes scolaires et de formation (Nathan se retrouve sans domicile en cours d’année scolaire) ou par rapport au calendrier pénal. Enfin, la posture de Clément rappelle que les protections sont toujours assorties d’un contrôle et ne sont pas toujours désirées par celles et ceux qui peuvent y prétendre. Dans son cas, au moment où la contrainte pénale commence enfin à se desserrer, la perspective de continuer à « rendre des comptes » lui semble difficile à accepter.
Conclusion: les caractéristiques d’un « continuum» sociopénal hybride et discontinu autour de mineur·e·s délinquant·e·s
L’examen des articulations entre prises en charge civiles et pénales à l’échelle des parcours documente les manifestations concrètes d’un « continuum » sociopénal. La thèse foucaldienne permet de penser deux principes de continuité: l’intrication de logiques hétérogènes à l’intérieur même de ce que recouvre le fait pénal et la proximité des ordres normatifs mis en œuvre par des institutions connexes à celles de la pénalité (éducatives, médicales et psychologiques, sociales, du handicap, etc.). Mais l’expression peut prêter à confusion; si l’on parle de « continuum », alors il convient de l’envisager sous une forme hybride qui n’exclut pas des principes de discontinuité.
La première remarque conclusive porte sur les conditions d’une possible continuité entre des agent·e·s d’institutions différentes. Les connexions sont permises entre l’éducatrice ASE qui a suivi Michel jusqu’ici et l’éducatrice PJJ qui le suit désormais. En effet, les deux femmes partagent des techniques relatives au travail social (la technique de l’entretien, le travail des relations humaines, l’écriture de rapports, etc.) ainsi que des modes de raisonnements proches. Ces schèmes cognitifs en partie semblables prennent forme dans des conditions matérielles d’existence similaires – celles d’une classe moyenne salariée, aux revenus stables et aux horaires de travail qui suivent les rythmes familiaux et scolaires (Serre 2009). Ils puisent également dans une culture psychologique commune (Castel et Le Cerf 1980) et composite, forgée au cours de trajectoires étudiantes proches (souvent en sciences humaines), d’un curriculum commun au sein des formations initiales des professions du social et de contenus de formation continue transversaux (avec le poids important des approches systémiques pour notre terrain d’enquête). On peut faire l’hypothèse que certaines habitudes de pensée sont plus largement typiques des institutions dans leur ensemble, comme l’externalisation des causes des « désordres» qui surviennent pourtant sur leur propre terrain. Par un raisonnement analogue à celui observé chez les ensei-gnant·e·s de maternelle pour qui les difficultés d’apprentissage précoces sont davantage associées aux caractéristiques personnelles et familiales des élèves qu’aux situations d’apprentissage elles-mêmes (Millet et Croizet 2016), les deux éducatrices qui connaissent Michel estiment que les ressorts de ses problèmes sont à chercher du côté des fonctionnements familiaux, alors même que le garçon a vécu sous la responsabilité de l’ASE pratiquement toute son existence.
Pour autant, si les scènes décrites précédemment alimentent l’hypothèse d’un continuum sociopénal, ce dernier n’implique pas nécessairement une cohérence. Les rationalités multiples qui traversent les pratiques des agent·e·s des services pénitentiaires d’insertion et de probation (SPIP) pour les justiciables majeur·e·s, à l’origine d’un certain arbitraire pénal (Razac et Gouriou 2014), se retrouvent également à l’œuvre au sein de la justice des mineur·e·s, ainsi qu’à ses frontières, comme ici au contact de l’ASE. Les moments et les lieux d’interface entre les agent·e·s de l’ASE et ceux de la PJJ sont le théâtre de chevauchements de domaines d’intervention et de conflits de juridiction qui génèrent un certain désordre dans les prises en charge, alors même que les schèmes de représentation entre les différents agent·e·s sont en partie communs. D’une part, le résultat rappelle que la proximité soulignée est toujours relative : les agent·e·s interprètent les informations obtenues ailleurs à travers des filtres propres à leur institution d’appartenance et celles-ci sont transposées dans une matrice institutionnelle spécifique (le souci de la récidive pour les éducatrices et éducateurs PJJ par exemple, que l’on ne retrouve pas chez celles et ceux de la protection de l’enfance). D’autre part, le constat de frictions invite à dissocier l’action de l’institution de celle des agent·e·s qui y travaillent. La justice des mineur·e·s est traversée de principes d’action hétéroclites – les logiques socioéducatives entrent en concurrence avec d’autres, gestionnaires, territorialisées ou procédurales – don’t l’assemblage produit la discontinuité (comme l’arrêt de tout suivi éducatif pour Justine décidé par la juge, contre l’avis de l’UEMO). Le continuum sociopénal repose donc sur des formes d’intervention hybrides (De Lerminat 2014) et n’est en rien incompatible avec l’arbitraire et le désordre qui en sont des manifestations ordinaires.
L’examen des parcours des jeunes enquêté·e·s conforte au final le modèle d’un maillage institutionnel encadrant leur existence, dont l’une des caractéristiques est justement qu’il ne forme pas une filière continue offrant des cadres institutionnels stables et prévisibles. Dès lors que l’on desserre la focale de l’articulation entre justice civile et justice pénale, apparaissent d’autres formes de connexion tout aussi incertaines, à l’image de Nathan pour qui l’institution du handicap prend la suite du suivi judiciaire après une longue période sans affiliation institutionnelle aucune. Et dans certains cas, comme celui de Justine, la transition vers d’autres institutions ne se fait pas, au prix d’un renforcement du contrôle exercé sur le versant pénal au moyen de l’incarcération. Les modes institutionnels de contrôle social, avec ce qu’ils produisent d’aléas et d’instabilité, restent ainsi constitutifs des conditions de vie des parents et des jeunes confronté·e·s à la justice pénale.
Références
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Notes
Información adicional
Guillaume Teillet: est docteur en sociologie au sein du laboratoire Groupe de recherches sociologiques sur les sociétés contemporaines (GRESCO), à l’Université de Poitiers. Son enquête porte sur les parcours judiciaires de mineur·e·s délinquant·e·s. Elle montre les médiations sociales par lesquelles la justice pénale, parmi d’autres institutions de contrôle social, encadre la formation d’une jeunesse populaire. De l’étude des processus d’incrimination à l’analyse d’une reproduction sociale sous contrainte pénale, ses travaux se situent au croisement d’une sociologie pénale et des institutions et d’une sociologie des classes populaires et de la socialisation. guillaume.teillet@univ-poitiers.fr Université de Poitiers GRESCO: UFR SHA Rue Descartes 8 Bâtiment E4 – TSA 81118 F-86073 Poitiers