Contributions in Audio-Visual Anthropology
DONNER À VOIR L’INVISIBLE. L’expérience carcérale de détenus âgés saisie par la photographie
DONNER À VOIR L’INVISIBLE. L’expérience carcérale de détenus âgés saisie par la photographie
Tsantsa, vol. 25, Esp., pp. 129-140, 2020
Universität Bern
Publicación: 21 Septiembre 2020
Du phénompène social à l’expérience singulière
En trois décennies, les pénitenciers suisses ont vu augmenter le nombre de détenu·e·s âgé·e·s de plus de 50 ans, tant en nombre absolu qu’en proportion. Si en 1987, leur proportion était de 6,5 % (230 détenu·e·s), elle passe à 15,7 % en 2017 (828 détenu·e·s, en très grande majorité des hommes ; OFS 2018). Le vieillissement démographique carcéral est imputable dans une cer- taine mesure à l’augmentation des « incarcérations tardives » et à l’allongement des peines, mais surtout à l’augmentation des décisions de privations de liberté dépassant la peine (mesures et internements, art. 59 et 64 CP) et à la raréfaction des libérations anticipées aux deux-tiers de la peine (Riklin 2014). L’augmentation des détenu·e·s âgé·e·s constitue un imprévu et une mise à l’épreuve d’une institution pensée sur le modèle du/de la détenu·e jeune et valide: en prison, l’astreinte au travail figurant dans le Code pénal suisse (art. 81 CP) entre en collision avec le droit à la retraite ; la fonction de réinsertion dans la société entre en tension avec l’horizon de la fin de vie ; l’organisation des temporalités carcérales et l’aménagement des espaces s’ajustent mal aux corps vieillissants (Chassagne 2017).
Quelle expérience font les détenus vieillissants de la vie en pénitencier ? Cette question est au cœur de l’étude exploratoire « Vieillir en prison une étude de sociologie visuelle » menée dans deux pénitenciers suisses romands (population: hommes)1. Dans le cadre d’une démarche participative, des détenus âgés de 50 ans et plus ont été invités à documenter leur quotidien par la tenue d’un « journal photographique » durant quelques jours, accompagné d’un carnet dans lequel sont consignés des commentaires relatifs aux photos2.
Négociations, ajustements, concessions
Sans surprise, l’accès au terrain fut difficile. L’ensemble des établissements d’exécution de peines ainsi que d’exécution de mesures en Suisse romande ont été contactés, avec comme résultat fréquent un grand silence, la majorité des courriels restant lettre morte. Dans deux cantons, le projet a pu être présenté de vive voix aux directions et a suscité une adhésion immédiate. Il convient de souligner que, dans sa version initiale, la démarche visuelle était présentée avec deux options à choix: a) photographies prises par la chercheuse de façon « classique » du point de vue de la récolte de données ou b) démarche participative avec des photographies prises par les détenus. Les deux directions ont choisi la démarche participative, « tant qu’à faire, autant privilégier les démarches novatrices et originales » (directeur du pénitencier A).
Un premier protocole de récolte de données, alliant mes impératifs de chercheuse et les impératifs de sécurité du pénitencier, a été réalisé dans le pénitencier A. Les appareils photo firent l’objet d’une attention toute particulière, car ceux-ci devaient en aucun cas être équipés de connectique moderne (GPS, WiFi, Bluetooth) tout en étant robustes et faciles à manier. L’option, envisagée pendant un temps, d’utiliser des smartphones usagés dont on aurait détruit physiquement toute possibilité de communication fut catégoriquement rejetée, le smartphone constituant un tabou absolu en prison. Le choix s’est finalement porté sur des appareils compacts d’anciennes générations (plus de 10 ans) de type Canon Ixus ou Nikon Coolpix, achetés d’occasion ou empruntés dans mon entourage. Les compartiments contenant la batterie de l’appareil et la carte SD (carte mémoire) furent scellés avant la remise aux détenus. Le protocole établissait également la procédure de déchargement des cartes SD après les trois jours durant lesquels les détenus avaient l’appareil à leur disposition: extraction des cartes SD des appareils en présence de la chercheuse et du chef de la sécurité, lecture des cartes avec un logiciel photo obsolète (ne communiquant plus avec son développeur) sur un ordinateur offline, contrôle des photos, cryptage des photos avant leur transfert sur un disque dur externe.
Ce premier protocole fut allégé dans le pénitencier B, les appareils n’étant plus scellés et les photos non cryptées après contrôle. Les instructions aux détenus restèrent identiques: ne pas photographier les infrastructures de surveillance, ne pas photographier les autres détenus ou le personnel sans en avoir demandé l’autorisation, éviter les visages afin de préserver l’anonymat. Dans le pénitencier A, les instructions aux détenus et le consentement à participer ont été intégrés au même document que le détenu était invité à signer. Au dernier moment, le jour de la signature et de la remise des appareils, j’ai découvert sur le document la mention de sanctions disciplinaires en cas de non-respect des instructions. Cette découverte m’a donné quelques sueurs froides éthiques, mais il était impossible de reculer à ce moment-là. Au final, aucun détenu ne s’est exposé à des sanctions, mais cette menace explique probablement la remise d’un appareil photo vide à l’issue des jours de prises de vue (voir infra).
Les participants furent recrutés par le biais d’une feuille d’information affichée ou distribuée, avec des incitations variables de la part des directions et agents de détention. Dans le pénitencier A, le chef de la sécurité a été intégré tardivement au processus de préparation de la récolte de données et cet aspect est peut-être à mettre en relation avec un certain manque d’adhésion de la part des agents de détention. Le gardien-chef de l’un des bâtiments du pénitencier A a clairement manifesté son hostilité au projet lors de mon passage dans le bâtiment en compagnie d’un autre membre du personnel. Ce n’est probablement pas un hasard si aucun des détenus résidant dans ce bâtiment n’a participé, alors que plusieurs d’entre-eux avaient manifesté leur intérêt dans un premier temps. L’implication du chef de la sécurité a été ajustée lors du terrain dans le pénitencier B et les interactions avec les agents de détentions furent très positives. Toutefois, dans ce pénitencier, d’autres problèmes ont surgi: peu de détenus se sont présentés à la séance d’information durant laquelle je présentais le projet, et plusieurs personnes ont renoncé à l’issue de la présentation, au motif que participer ne « leur apporterait rien du point de vue personnel », autrement dit ne changerait rien à leurs conditions de détention ni au devenir de leurs éventuelles démarches en vue d’une libération.
Neuf hommes détenus, âgés de 50 à 77 ans, ont reçu des appareils photo et les carnets les accompagnant, durant trois jours. À l’issue des jours de prise de vue, l’un d’eux a rendu appareil et carnet vierge. Le matériel est donc constitué de huit séries de photos et sept carnets contenant les commentaires rédigés par les détenus un carnet étant revenu vierge aussi (un agent m’a signalé par la suite que le détenu ne sait pas écrire). Les neufs participants ont signé un document de consentement de participation au projet et une autorisation d’usage des photographies à des fins scientifiques et pédagogiques. Précisons aussi que je n’ai pas d’information sur la décision de justice ayant conduit à la privation de liberté, ni sur le régime de détention. Les 220 photos constituant le corpus sont celles ayant passé le contrôle des deux chefs de la sécurité. Lorsque les photos contenaient un élément indésirable relatif à la sécurité (par exemple une caméra de surveillance)3, la photo était recadrée dans la mesure du possible. Cinq photos ont été supprimées, l’élément indésirable se situant au centre de la photo. Un quart des photos a fait l’objet d’un recadrage ou d’un floutage de visages. Les photos figurant dans le présent article n’ont fait l’objet d’aucune autre action de postproduction4.
Photographier le quotidien derrière et à travers les barreaux
Plutôt que de proposer une analyse scrupuleuse du matériel photographique récolté, cet article invite les lectrices et les lecteurs à la découverte, par fragments, des images et écrits transmis par les détenus. Les huit séries reflètent la façon singulière dont chaque détenu a interprété la proposition de documenter le quotidien. Un détenu a ainsi réalisé un inventaire de tous les lieux fréquentés durant une journée, à la manière des démarches d’inventaires photographiques (Collier et Collier, 1986 : 4564). Un autre s’est concentré sur des éléments (architecturaux et organisationnels) qu’il considère comme problématiques, constituant ainsi un cahier de doléance photographique du détenu âgé (photos 1 et 2). Un autre encore a privilégié les éléments positifs, photos et souvenirs familiaux (photo 3), lieux ou vues agréables dans le périmètre du pénitencier. De nombreuses photos font référence au travail, soit directement (photo 4), soit en creux par la prise de vue d’un lieu de « pause » ou la capture photographique d’une grasse matinée un jour de congé (photos 58). Ces photos reflètent la forte structuration de vie en prison par le travail, quel que soit l’âge du détenu.
Tous ont photographié leur cellule et le déterminant possessif n’est pas anodin. « Ma » cellule, parfois aussi qualifiée de « ma chambre » ou « ma résidence » dans les commentaires écrits, est l’espace du repli, du repos, de l’intime, d’une solitude contrastée car tour à tour bienfaisante ou douloureuse (photo 9). L’espace, bien que constitué d’une pièce unique, peut se voir découpé en plusieurs sous-espaces répliquant l’organisation spatiale d’un logement ordinaire (photo 10). Plusieurs détenus ont documenté et souligné l’importance de la double serrure dans la porte de la cellule : la grande serrure est celle des gardiens, la petite serrure permet au détenu de fermer la cellule de l’extérieur (durant la journée de travail, photo 11) ou de l’intérieur durant les pauses, le soir et les jours fériés. L’auteur de la photo 11 a également photographié la porte de sa cellule de l’intérieur avec le commentaire « Je ferme ma cellule de l’intérieur pour plus d’intimité ». Plusieurs détenus soulignent le besoin de retrait, « à mon âge, j’aspire à un peu de tranquillité et un peu de paix ».
Les photos prises à travers les fenêtres sont un des fils conducteurs du corpus, et plus précisément les photos prises à travers les barreaux des fenêtres puisque plusieurs photos ont été prises avec l’appareil placé entre les barreaux pour éliminer ces derniers. Parfois la photo et sa légende suscitent, de premier abord, la perplexité : ainsi cette prise de vue depuis une fenêtre d’atelier de travail, légendée « Je passe tous les jours à la fenêtre pour voir les vaches dans les pâturages et les moutons » (photo 12), alors qu’on y voit le dépôt de bois des ateliers de menuiserie du pénitencier. Le regard du détenu n’est pas le nôtre : c’est au loin qu’il faut deviner pâturages, vaches et moutons, tout comme il faut chercher « le champ en face de ma chambre » de la photo 13 alors que ce qui s’impose au regard est le mur d’enceinte. Regarder par la fenêtre, c’est sortir avec les yeux, c’est « s’évader en pensées » comme l’écrit un détenu, c’est se promener dehors tout en entrant en soi, à l’instar du détenu qui écrit : « Je passe beaucoup de temps à la fenêtre à voir l’église, les jardins, les arbres et à penser à ma vie.» Ces photos par la fenêtre contrastent avec les images des cours de promenades minérales (ou en gazon synthétique, photo 14), ces cours aux bancs clairsemés lorsque banc il y a et à l’ombre rare (photo 15).
Le corpus photographique ne saurait prétendre à la représentativité du fait de son nombre restreint de participants, mais aussi du fait de la multifonctionnalité des établissements pénitentiaires suisses, de la multiplicité des régimes de détention ainsi que de l’autonomie de chaque pénitencier du point de vue de son organisation (Fink 2017). Plus que de documenter « La Prison », les photographies réalisées par les détenus donnent à voir un « chez-soi » contraint et des routines quotidiennes : manger, se déplacer, travailler, nettoyer sa cellule (« Cet endroit est ma cellule ; tous les jours je fais le nettoyage pour mon bien-être.»), prendre une douche, lire, regarder la télévision, se reposer, prendre ses médicaments, dormir. Les photos ne sont pas spectaculaires et ne suintent pas l’horreur de la détention. On pourrait presque les qualifier d’humbles, à l’image des vies quotidiennes qu’elles restituent ; photos « sans qualités » (Artières et Laé 2014) et néanmoins précieuses.
References
Artières Philippe, Laé Jean-François. 2014. « L’archive sans qualités » in : Lettres perdues. Écriture, amour et solitude (XIXeXXe siècles), p. 714. Paris : Fayard.
Chassagne Aline. 2017. « Les temporalités de la vieillesse en prison. Le temps oublié des ‹ vieux › détenus ». Ethnographiques.org 35, http://www. ethnographiques.org/2017/Chassagne, consulté le 25.02.2020.
Collier John Jr., Collier Malcolm. 1986. Visual Anthropology. Photography as a Research Method, Albuquerque: University of New Mexico Press.
Fink Daniel. 2017. La prison en Suisse. Un état des lieux. Lausanne: Presses polytechniques et universitaires romandes.
Harper Douglas. 1986. “Meaning and Work: A Study in Photo Elicitation”. Current Sociolo- gy 34(3):1326.
Office fédéral de la statistique (OFS). 2018. « Statistique pénitentiaire suisse, Exécution des peines et des mesures ». https://www.bfs.admin.ch/ bfs/fr/home/statistiques/criminalite-droit-penal/ execution-penale.assetdetail.6686347.html, consulté le 26.07.2019.
Wangmo Tenzin, Meyer Andrea,Bret-schneider Wiebke, Handtke Violet, Kressig Reto, Gravier Bruno, Büla Chistophe, Elger Bernice. 2015. “Ageing Prisoner’s Disease Burden: Is Being Old a Better Predictor than Time Served in Prison?”. Geronto logy 61: 116123.
Riklin Franz. 2014. «Vorwort», in: Riklin Franz (Hg.), Alt werden und sterben hinter Gittern, p. 910. Bern: Stämpfli Verlag.
Wuggening Ulf. 1990/1991. «Die Photobe- fragung als projektives Verfahren». Angewandte Sozialforschung, 16,(1/2): 109129.
Notes
Información adicional
Cornelia Hummel: est professeure associée en sociologie à l’Université de Genève. Ses travaux se situent dans le champ de la sociologie de la vieillesse et du vieillissement. Ses recherches récentes portent sur le vieillissement dans les espaces urbains ainsi que dans de contextes spécifiques (couvent, communautés en marge, prisons). Elles sont menées en partie avec des méthodes visuelles (photographie). cornelia.hummel@unige.ch Université de Genève Institut de recherches sociologiques Unité de sociologie visuelle Boulevard du Pontd’Arve 40 CH1211 Genève 4