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DU GOÛT DE L’AUTRE. Fragments d’un discours cannibale
Tsantsa, vol. 25, Esp., pp. 199-201, 2020
Universität Bern

Book and Film Reviews


Kilani Mondher. 2018. Paris. Seuil. 978-2-02-134002-0. 384 p.

Publicación: 21 Septiembre 2020

DOI: https://doi.org/10.36950/tsantsa.2020.025.21

Des séries produites par Netflix (Duffer et al. 2019) aux films du Sensory Ethnographic Lab de Harvard (Paravel et Castaing-Taylor 2018), le cannibalisme continue de fasciner. L’anthropologue Mondher Kilani, professeur honoraire à l’Université de Lausanne, montre que l’intérêt du cannibalisme ne réside pas dans la véracité d’une pratique, mais dans la manière dont cette notion est utilisée au travers d’une mise en récit qui vise à tenir un discours sur l’autre et sur soi. L’ouvrage retrace les origines du cannibalisme pour mieux déconstruire cette notion, avant de la proposer comme concept d’analyse pour des phénomènes contemporains.

Dans son introduction, il explique que le cannibalisme renvoie à des représentations et des pratiques si diverses, tant par le contexte auquel elles se réfèrent qu’à la position depuis laquelle elles sont énoncées, qu’il est impossible d’en donner une définition ou de définir une pratique constituée. L’auteur rompt alors avec les approches positivistes et privilégie une approche constructiviste. Au fil des quatorze chapitres, l’objectif est de dépasser une définition étroite du cannibalisme (i. e. la manducation de l’humain par l’humain) et d’ouvrir « la voie à la dimension productive de la métaphore cannibale : la manducation de la chair humaine comme métaphorisation des relations d’alliance, la hantise de la dévoration comme métaphorisation du pouvoir, la cannibalisme comme métaphorisation de l’ensauvagement, du désordre ou de la bestialité, la cannibalisme comme opérateur de la loi, etc.» (pp. 22–23).

Kilani compare premièrement les pratiques rituelles de différentes sociétés en se basant sur des écrits ethnologiques. Développant la proposition d’un précédent article (Kilani 2009), il rappelle que les faits cannibales ne sont jamais bruts, mais toujours pris dans leur dimension narrative: leur mise en récit dans les écrits scientifiques forme une rhétorique qui vise avant tout à administrer des preuves. Kilani se base également sur les interprétations émiques de ces sociétés pour étayer le constat que le·la cannibale n’exclut pas totalement l’autre, c’est-à-dire le·la cannibalisé·e, de son propre univers ; au contraire cette pratique lui permet de l’inclure dans ses représentations (p. 32). À ce titre, le pishtaco, ogre d’un mythe andin préhispanique qui attaque les gens la nuit pour les vider de leur graisse, offre un exemple intéressant : alors qu’il était jadis réinterprété comme métaphore des colons espagnols, il l’est aujourd’hui comme celle des forces économiques internationales.

Par l’analyse d’écrits littéraires, la relation cannibale est ensuite abordée comme « découverte de soi [passant] par l’absorption de l’autre » (p. 56). En lisant les romans de l’époque victorienne, l’auteur décrit finement les relations ambivalentes tissées entre les héros et les sauvages, tour à tour objets de crainte, de répulsion et de désir. Puis vient une dimension complexe où manger l’autre signifie témoigner de sa propre existence (i. e. construire son humanité). On retrouve ici la figure du Temps qui dévore ses enfants, commune à plusieurs croyances, qui fait dire à l’auteur que la dimension du cannibalisme est « une fiction modélisante de la culture et de la nature, du domestique et du sauvage, du licite et de l’illicite » (p. 79). Après des passages dédiés au Petit chaperon rouge, Kilani revient sur les écrits des surréalistes pour évoquer tout l’imaginaire de la bouche. Une partie est consacrée à des faits divers dont celui qui a eu lieu à Paris dans les années 1960 lorsqu’un jeune Japonais, Issei Sagawa, a tué et mangé son amie hollandaise, Renée Hartevelt. Il rappelle qu’il y a toujours une dimension culturelle dans le repas (cannibale ou pas), soumis à des règles de préparation, et que le cannibalisme « est d’abord une façon de penser les relations sociales avant d’être un acte de manducation » (p. 152).

Deux chapitres examinent les circonstances historiques à l’origine de cas d’anthropophagie, en passant par l’empire zoulou, l’histoire du Radeau de la Méduse ou la situation des camps de la mort et des famines organisées par les régimes totalitaires. Ces deux derniers cas sont regardés sous un angle double : celui des masses englouties par la machine insatiable du pouvoir ; puis celui de ces mêmes individus que la faim a poussés à des actes anthropophages sur des proches, voire sur eux-mêmes. Dans sa dimension politique, le cannibalisme est à comprendre à la fois comme métaphore d’un pouvoir qui tire ses ressources de la population, et de celle-ci poussée à commettre ces actes pour survivre. Kilani nous met cependant en garde contre des rapprochements hâtifs entre génocide et cannibalisme, car, si le premier travaille à la destruction de la culture par la culture, le second, lorsqu’il est rituel, participe à la construction de celle-ci.

Suite à des volets sur les zoos humains de l’époque coloniale et sur les musées ethnographiques, l’auteur s’intéresse à la greffe d’organes. Pour lui, la personne greffée et le·la cannibale sont face à des questions similaires d’ordre métaphysique et identitaire : « l’ingestion des parties de l’autre constitue à la fois une source de vie pour le vivant et une promesse d’éternité pour le mort dont la matière et l’esprit ne cesseront de circuler » (p. 250). Les liens qu’entretiennent ces deux pratiques a priori éloignées permettent de repenser la relation entre individus dans le contexte médical. Par ailleurs, la conception mécaniste de la greffe qui prédomine actuellement n’est pas, selon lui, sans conséquence sur les difficultés psychoet physiologiques auxquelles font face les personnes greffées, car, en évacuant les charges symboliques, on évacue aussi la possibilité de reconsidérer notre identité.

S’attachant à l’alimentation humaine, Kilani signale que toutes les cultures ne partagent pas la décision de consommer de la chair animale et que cette question est, entre autres, résolue par des rituels. « La perception de l’anthropophagie est une question de degré […] » (p. 272) : il s’agit de manger symboliquement ni trop près ni trop loin de nous, raison pour laquelle certaines sociétés excluent par exemple de leur consommation des animaux trop proches (ex. chat), trop semblables (ex. carnivores) ou trop dissemblables (ex. insectes). L’auteur compare ensuite le cannibalisme avec la production industrielle de viande animale, de la naissance des abattoirs à Chicago jusqu’aux cas de crises alimentaires plus récentes. « La relation cannibale [serait] en quelque sorte équivalente à la relation qu’entretenait traditionnellement l’éleveur avec ses bêtes […] » (p. 279), mais celle-ci aurait cessé avec l’élevage industriel.

Poursuivant une critique des systèmes de surveillance sous l’angle du « cannibalisme de l’œil » (p. 285), Kilani part de 1984 de Orwell pour décrire les liens entre utopie, vision, contrôle et pouvoir. Le voyeurisme de masse, la surveillance généralisée, la tentation totalitaire relèvent tous « de la même volonté de contrôle, d’englobement et d’engloutissement des êtres et des institutions » (pp. 285–6), contrairement au cannibalisme « où l’échange réciproque tend à long terme vers l’équilibre entre les parties […] » (p. 295). Au sujet des transformations du travail, l’auteur évoque les métaphores du cannibalisme et du vampirisme qui sont utilisées pour décrire le système capitaliste (exploitation des forces de travail, concentration des ressources, monopolisation des capitaux, etc.). À cet égard, le zombie est une figure intrigante. Corps utilisé par des forces maléfiques et revenant la nuit pour ôter leur substrat aux humains, « [il] est l’allégorie de l’aliénation et de la désocialisation caractéristique du monde contemporain » (p. 316).

Cet ouvrage est un essai original par la diversité des références qu’il mobilise et par la posture critique qu’il adopte. Il est présenté par une écriture tant flâneuse par la forme qu’érudite dans le contenu, ce qui permet d’intéresser autant le monde académique qu’un public plus large. L’usage métaphorique du cannibalisme permet de comparer des pratiques éloignées dans l’espace et dans le temps. Dès la couverture, le sous-titre Fragments d’un discours cannibale suggère une forme d’éclatement entre les chapitres. La personne qui lit se rend compte que plusieurs parties pourraient faire l’objet d’un développement plus long. Le sous-titre souligne aussi la dimension réflexive et métaphorique de ce travail qui « relève lui-même de cette entreprise cannibalique qui consiste à ingérer, digérer et recracher les centaines d’ouvrages de la bibliothèque […] » (p. 160). Je regrette un peu l’absence d’une grande conclusion qui proposerait une réflexion épistémologique plus étoffée et qui relierait entre eux les acquis fondamentaux de cette recherche.

Références

Kilani Mondher. 2009. « Le cannibale et son témoin Communications 84 : 45–58.

Paravel Verena, Castaing-Taylor Lucien. 2018. Caniba. Harvard: Sensory Ethnographic Lab.

Duffer et al. 2016, 2017, 2019. Stranger Things.USA: 21 Laps Entertainment, Netflix.



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