Book and Film Reviews

L’ILLÉGALITÉ RÉGULIÈRE

Frédérique Leresche
Université de Genève, Suiza

L’ILLÉGALITÉ RÉGULIÈRE

Tsantsa, vol. 25, Esp., pp. 202-204, 2020

Universität Bern

de Coulon Giada. 2019. Lausanne. Antipodes. 978-2-88901-131-5

Publicación: 21 Septiembre 2020

L’ouvrage de Giada de Coulon décrit et analyse le quotidien de personnes maintenues dans un système d’aide d’urgence après qu’elles ont été déboutées de l’asile. À partir d’une enquête ethnographique qui s’est déroulée entre 2008 et 2014 dans un foyer d’aide d’urgence en Suisse, l’auteure tente de « comprendre la permanence d’hommes, de femmes et d’enfants au sein de structures pensées comme temporaires et dissuasives par les autorités » (p. 19).

Dans la continuité de ses travaux sur les pratiques étatiques comme modes d’exercice du pouvoir et sur les processus d’exclusion, Giada de Coulon cherche ici à comprendre le quotidien des personnes déboutées de l’asile, mais maintenues dans un système qui, par ailleurs, les exclut. À partir d’observations et d’entretiens semi-structurés auprès des résidant·e·s de la structure d’aide d’urgence, elle donne voix au chapitre à des personnes habituellement exclues des discours publics et dont la parole est délégitimée.

Après une partie introductive qui présente le cadre légal et administratif qui régit les processus d’asile en Suisse, elle développe, en trois chapitres, le concept d’illégalité régulière. L’illégalité se traduit, dans ce cas, par le fait que les personnes déboutées de l’asile sont exclues du droit de travailler ou de bénéficier de l’aide sociale et, par là, écartées de toute possibilité de s’insérer dans la société. Or, cette illégalité est régulière pour trois raisons. D’abord, le quotidien des personnes déboutées de l’asile est rythmé par les convocations dans les administrations étatiques, les horaires des repas, les règlements des foyers. Il y a donc une régularité du temps et une régulation de l’espace (chapitre 1). Ensuite, l’illégalité est régulière, car ces personnes sont en contact constant avec des représentant·e·s de l’autorité. L’illégalité n’est donc pas clandestine. À partir d’une description des règles et de leur opérationnalité dans le quotidien, Giada de Coulon montre d’ailleurs comment les individus négocient, s’accommodent, interprètent leurs réalités quotidiennes et leurs projets futurs dans un désir de normalité (chapitre 2). Finalement c’est le rapport au droit des individus qui permet de saisir que l’illégalité est régulière (chapitre 3). En effet, le fait que les personnes déboutées de l’asile soient maintenues dans un système de contrôle et en relation permanente avec l’autorité, dans une dynamique qui oscille entre assistance et régulation, contribue à former chez elles un sentiment de « régularisabilité », soit l’idée que leur situation puisse se régulariser malgré le fait qu’elles aient été déboutées de l’asile.

Le parti pris de l’auteure est d’opter pour une posture engagée, c’est-à-dire réfléchie et réflexive dans une dynamique critique qui vise aussi à questionner les frontières entre production du savoir et engagement politique. Dans la partie de l’introduction consacrée à la méthode ethnographique, elle décrit ses liens avec les milieux militants et l’importance de la présence de sa mère, militante connue et reconnue dans le milieu de défenses des droits des migrant·e·s. Giada de Coulon semble dès lors très attentive à ne pas reproduire la violence symbolique des catégories construites par l’État, en prenant garde de toujours proposer une vision qui ne soit pas unilatérale et qui permette de montrer toutes les contradictions d’un système. Pour ce faire, elle utilise plusieurs stratégies, qui ont été développées dans certaines perspectives féministes et décoloniales. Par exemple la prise en compte des émotions (p. 69) comme éléments constitutifs la pratique ethnographique. Ou une dynamique d’échange entre la chercheuse et les enquêté·e·s, avec tous les paradoxes que cela suppose, notamment l’idée que la chercheuse serait en position de pouvoir apporter des solutions concrètes à des situations d’exclusion, et à l’inverse la crainte d’être « utilisée » (p. 75) par les personnes qu’elle côtoyait. J’aurais aimé que ces dix pages d’exposé méthodologique soient plus approfondies, voire développées tout au long de l’ouvrage pour montrer en quoi « le souci de ne pas porter préjudice à la population étudiée » (p. 71) pose des questions éthiques et épistémologiques. Par exemple en montrant comment les différentes subjectivités qui la constituent en tant que sujet (le fait qu’elle soit une femme, doctorante, militante, fille de militante, mère, etc.) ont forgé sa compréhension et l’élaboration de son objet d’étude.

L’apport majeur de l’ouvrage de Giada de Coulon concerne le concept de régularisabilité, soit le fait pour un·e requérant·e d’asile débouté·e d’avoir une certaine marge de manœuvre, réelle ou projetée, quant à la régularisation de sa situation. La régularisabilité s’inscrit en écho au concept de déportabilité, déjà existant dans les études sur la migration. La déportabilité permet de décrire le risque d’être possiblement déporté·e pendant les processus d’asile. Pour Giada de Coulon, en Suisse, la déportabilité est surtout symbolique, mais pas réellement ou pas toujours effective, notamment à cause de l’écart entre la loi et son application possible. Quant à la régularisabilité, « là où une possibilité de régularisation existe, des attentes de la part des personnes illégalisées se créent et engendrent donc un comportement correspondant à ces attentes, même si la régulation effective semble parfois illusoire » (p. 266).

Pour développer son analyse, Giada de Coulon s’appuie sur la perspective des Legal Consciousness Studies, qui s’intéresse aux rapports des individus au droit, et plus particulièrement à leur conscience du droit. Les recherches qui s’inscrivent dans ce champ d’études diffèrent d’une approche instrumentale du droit – qui considère le droit comme une sphère autonome – pour proposer une approche qui tienne compte de la façon dont le droit est intégré dans la vie sociale, les systèmes de valeur ou encore les institutions sociales. Elles visent donc à rendre compte que les multiples manières de comprendre le droit affectent le rapport au monde des individus. Cette manière de faire permet à Giada de Coulon de montrer qu’« [aux] yeux de certaines personnes illégalisées, les lois, bien que contrevenant dans leur cas à leur liberté individuelle, restaient des éléments importants et valorisés pour assurer un sentiment de protection et de justice » (p. 243). Or se saisir du droit renforce le pouvoir symbolique et performatif du droit. Les changements de procédures, les modifications des règlements de la vie quotidienne, ou encore la fréquence des convocations au service de la population sont autant d’éléments fluctuants qui donnent au droit un caractère incompréhensible et « renforce[nt] sa dimension magique » (p. 246). Mais dans le même temps, c’est cette fluctuation qui créé l’impression d’une certaine marge de manœuvre et renforce l’idée que la structure qui les maintient en Suisse est aussi celle avec laquelle les requérant·e·s d’asile débouté·e·s pourront négocier.

L’ouvrage de Giada de Coulon est une réussite et permet de comprendre le point de vue des personnes qui « ne sont pas en situation irrégulière […] mais sont considérées comme illégales » (p. 218). Si parfois le déroulement de certains concepts est un peu rapide (dans la discussion sur la définition de l’État ou du pouvoir notamment) ou si j’aurais aimé en savoir en peu plus sur son rapport aux enquêté·e·s, la dimension personnelle de son travail, en explicitant son positionnement par exemple, donne à ses analyses un ancrage très concret et engage une réflexion épistémologique sur les conditions de production du savoir. J’aimerais dès lors poursuivre avec elle les pistes proposées dans sa conclusion, notamment sur « le décloisonnement des catégories imposées par l’État de manière arbitraire, reproduisant des schismes ancestraux et dénués de fondement humaniste » (p. 282), dont nous pourrions questionner l’usage dans la recherche en sciences sociales.

En conclusion, le livre de Giada de Coulon a le grand mérite de s’adresser autant à des personnes spécialisées dans les questions migratoires qu’à un public moins averti, car elle y développe une approche résolument compréhensive pour rendre compte de la façon dont les individus comprennent et se saisissent des règles et du droit à disposition, tout en faisant l’effort de développer par couches successives son raisonnement. Le livre est ainsi construit pour nous amener d’une compréhension du droit des livres au droit en pratique à partir du point de vue des acteurs et des actrices en situation.

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