Dossiê
La santé au prisme de la biopolitique
Health through the Biopolitical Prism
La santé au prisme de la biopolitique
Revista de Filosofía Aurora, vol. 34, núm. 61, pp. 08-23, 2022
Pontifícia Universidade Católica do Paraná

Recepción: 02 Febrero 2022
Aprobación: 05 Marzo 2022
Résumé: Comment la préoccupation ordinaire pour la santé rencontre-t-elle des enjeux biopolitiques, liés à la transformation historique de la médecine en une fonction sanitaire et sociale majeure ? Dans cette étude, nous revenons sur la tension et l’équivoque où se trouve prise la notion de santé dans la mesure où celle-ci renvoie aussi bien à un sentiment intime de bien-être (défini par contraste avec l’univers de la maladie) qu’à la dimension normative d’injonctions publiques, sociales relevant de ce que l’on pourrait nommer le paradigme biopolitique du sanitaire.
Mots clés: Santé, Sanitaire, Médecine, Société, Biopolitique.
Abstract: How does the ordinary concern for health deal with biopolitical issues, linked to the historical transformation of medicine into a major sanitary and social function? In this study, we reconsider this kind of equivocation and tension in which the notion of health itself is caught insofar as it refers both to an intimate feeling of well-being (defined by contrast with the disease) and to the normative dimension of public and social injunctions, which are part of what we could call the biopolitical paradigm of the sanitary.
Keywords: Health, Sanitary, Medicine, Society, Biopolitics.
Como citar: SABOT, P. La santé au prisme de la biopolitique. Revista de Filosofia Aurora, Curitiba, v. 34, n. 61, p. 08-23, jan./abr. 2022
L’objectif de cette étude est de clarifier certains des enjeux que recouvre pour nous, aujourd’hui, la préoccupation pour la santé. Il s’agit d’une préoccupation largement partagée et qui recouvre des dimensions variées, intéressantes à distinguer du point de vue des logiques à l’œuvre et des acteurs impliqués. La santé peut en effet être envisagée sous l’angle individuel ou dans une perspective plus collective et institutionnelle ; elle implique à la fois des malades et des soignants, des pratiques médicales singulières (de l’ordre de la consultation médicale et de la relation de soin dont elle fournit le cadre pratique) et des stratégies médico-sociales de plus grande ampleur (de l’ordre des politiques de santé publique orientées vers des objectifs de prévention et de promotion de la santé[2]). Nous souhaitons revenir dans les pages qui suivent sur cette espèce de tension où se trouve prise la notion de santé dans la mesure où celle-ci renvoie aussi bien à un sentiment intime de bien-être qu’à la dimension normative d’injonctions publiques, sociales relevant de ce que l’on pourrait nommer le paradigme biopolitique du sanitaire[3]. Il s’agit donc d’interroger cette tension et de souligner l’équivoque qu’elle recouvre, pour montrer comment elle s’élabore dans des discours et dans des pratiques (pas seulement médicaux) et surtout comment elle produit l’émergence d’une nouvelle culture sanitaire et sociale décidant de la transformation du sujet (sain ou malade) en acteur responsable du système de santé.
Être en bonne santé
On pourrait dire pourtant que la réflexion première sur la santé, telle qu’on peut la mener au ras de notre expérience et de notre vie ordinaire, conduit d’abord à une autre approche. De ce point de vue en effet, la santé n’a rien d’équivoque, elle relève plutôt de ce domaine d’évidence commune qui fait corps avec la vie elle-même et qui renvoie à une donnée personnelle et intuitive. La santé mérite en effet d’abord d’être envisagée comme ma santé, telle que je l’éprouve dans le flux des événements de la vie[4]. C’est sous l’angle de cette individualisation que quelque chose comme la santé nous préoccupe. Par ailleurs, si en un sens nous savons bien quand nous sommes en « bonne santé » et quand nous ne le sommes pas, si donc nous avons bien conscience de la différence entre santé et maladie pour ce qui nous concerne du moins, il faut reconnaître également qu’« être en bonne santé » ne fait le plus souvent pas l’objet d’un savoir réfléchi dans la mesure où justement cela correspond avant tout à la possibilité d’exercer ses capacités sans avoir à y penser. C’est bien plutôt quand notre santé se trouve dégradée (ponctuellement ou durablement), quand nous sommes dans la situation de ne plus être capables de faire tout ce que nous pouvons faire d’habitude, que nous ressentons sur le mode d’une privation ce que représente cet état de bonne santé, et aussi par conséquent le prix de cette santé :
L’état de santé, c’est l’inconscience où le sujet est de son corps. Inversement, la conscience du corps est donnée dans le sentiment des limites, des menaces, des obstacles à la santé[5].
C’est donc dans la confrontation à l’expérience de la maladie que, d’une part, nous prenons pleinement conscience que nous avons un corps[6], et que, d’autre part, nous éprouvons la santé comme un bien, et même peut-être comme le bien par excellence : comme ce bien dont les autres dépendent – comme si ce bien-être, que la maladie fragilise et dont elle manifeste la fragilité[7], formait l’une des conditions primordiales du bien-vivre. Il faut donc en être ou en avoir été privé un jour pour en ressentir vraiment le besoin, la nécessité, la valeur et pour prendre la mesure aussi des attentes que nous plaçons dans ceux, les praticiens de santé, qui font profession de restaurer la santé de ceux qui tombent malade, c’est-à-dire de restituer à chacun ce bien qui fonde son bien-être.
Cette première approche, par le vécu et l’expérience ordinaire, fait donc surtout apparaître que la pré-compréhension phénoménologique que nous pouvons avoir de la santé (de notre santé comme bien propre) est essentiellement relative dans la mesure où la santé n’est elle-même qu’un état relatif qu’il faut mesurer en permanence à la maladie (comme état, plus ou moins passager – voire comme risque permanent, faisant corps avec le développement d’une vie humaine). Que signifie ce couplage de la santé et de la maladie, et que nous apprend-il sur la santé elle-même ?
La notion ordinaire de la santé dont nous partons renvoie à la dimension d’une évaluation subjective et, comme telle, fluctuante de son propre « état ». Qu’on s’estime ou non être en bonne santé, l’on rapporte son état actuel à ce que l’on estime être pour soi (ou en soi) la bonne santé, pour mesurer l’adéquation ou l’écart de sa vie actuelle à cette idée de la santé (qui est une idée, voire un idéal que l’on se forge soi-même en fonction de critères d’abord subjectifs, par exemple une estimation de ses capacités – d’agir, d’être – et de leur opérativité dans un environnement donné). La santé exprime donc d’abord un certain rapport de l’être humain à sa vie. Il s’agit moins d’un état donné qu’un rapport vécu, en ce sens variable, ou relatif. C’est pourquoi la maladie elle-même doit aussi être appréhendée à partir de la subjectivité du malade et de sa singularité – donc à partir de ses représentations de la santé ou de la bonne santé mais aussi à partir des capacités vitales du sujet lui-même. L’expérience de la maladie relève ainsi des normes d’évaluation subjectives qui définissent, pour un individu, ce qu’il entend par « santé » et comment il vit sa propre santé. Apparaît ici une certaine complémentarité, voire une porosité entre santé et maladie qui n’est pas sans incidence sur la compréhension de la santé elle-même. En effet, tomber malade ne signifie pas nécessairement que l’on n’est pas en bonne santé, si la « bonne santé » se définit justement par une capacité du sujet à tolérer des écarts par rapport à une norme vitale et vécue : comme l’écrit Georges Canguilhem, « être en bonne santé, c’est pouvoir tomber malade et s’en relever, c’est un luxe biologique »[8]. La santé n’exclut donc pas nécessairement la maladie ; la bonne santé l’intègre même comme un écart interne au vivant, témoignant de la vitalité et de ce que Canguilhem nomme la normativité de ce vivant[9]. Suivant la même logique, des individus présentant des « dispositions » pathologiques, isolées ou cumulées – obésité, consommation d’alcool, de tabac, sédentarité – peuvent aussi bien ne présenter aucun problème de santé. Il y a donc une sorte de continuum existentiel qui relie santé et maladie à partir de la référence première, et en quelque sorte irréductible, à une vie singulière qui élabore son propre régime normatif d’évaluation de la « bonne santé » en termes de bien-être.
En privilégiant cette perspective, il apparaît donc difficile d’objectiver la santé. Ce qui doit être objectivé, c’est plutôt l’ensemble des pathologies, telles qu’elles s’individualisent à travers les profils singuliers des patients, eux-mêmes échantillons de symptômes qui traversent une population donnée et permettent d’établir une connaissance statistique des données de santé d’un groupe humain[10]. Cette objectivation est le fait d’un savoir médical historiquement constitué qui prend pour objet d’analyse et pour point d’application pratique la maladie : une maladie dont il faut établir scientifiquement l’étiologie (les lésions, les dysfonctionnements organiques, les processus viraux) pour mettre en correspondance la symptomatologie et la nosographie, et pour déduire du diagnostic clinique le traitement le plus adapté (en vue de réduire la maladie et de guérir le malade ou, au minimum, d’atténuer sa douleur).
La pleine santé en question
Selon ce premier aperçu, la médecine comme clinique traite avant tout des maladies, ou encore des patients – et selon une visée curative et restauratrice qui doit rétablir autant que possible l’équilibre métastable de la bonne santé. Pourtant, la médecine ne fait-elle que guérir des malades ? Son rapport à la santé est-il seulement fixé par la normativité du vivant lui-même ? Pour répondre à ces questions, il est nécessaire de faire référence à d’autres enjeux « normatifs » de la notion de santé, qui débordent le vivant singulier, même s’ils ne cessent de s’y appliquer de manière continue. Ces enjeux renvoient de toute évidence à une histoire des pratiques de santé et, dans le cadre de cette histoire, à l’élaboration relativement récente de processus d’évaluation et de normalisation relevant soit, minimalement, de représentations communes formant le cadre de notre expérience de ce qu’est une vie en bonne santé, soit, maximalement, d’injonctions biopolitiques à vivre non pas seulement en bonne santé, mais conformément à une certaine idée du « sain »[11]. Il faut se demander alors quel rôle la médecine joue ici et ce qu’implique, du point de vue des professionnels de santé et des institutions où ils interviennent, mais aussi du point de vue des patients et du corps social tout entier, cette mise en continuité (et en tension aussi) du soin et du sain.
Cette reconfiguration contemporaine de la santé et des normes du bien-être peut s’éclairer à partir de deux dates importantes. La première, 1942, correspond au plan Beveridge qui devait contribuer à la réorganisation des politiques de santé en Europe à l’issue de la seconde guerre mondiale. Comme a pu le noter Michel Foucault, ce plan emporte avec lui une réarticulation majeure des rapports entre l’individu, l’État et la santé. Avec l’idée que, désormais, il revient à l’État de prendre en charge l’ensemble des problématiques de santé afférentes au bien-être de la population, « les termes du problème s’inversent : le concept de l’État au service de l’individu en bonne santé se substitue au concept de l’individu en bonne santé au service de l’État »[12]. On assiste à la promotion d’un droit à la vie en bonne santé dont il importe alors d’évaluer le coût pour l’intégrer aux dépenses de l’État. Et, parallèlement à cette prise en charge qui vient manifestement garantir de façon plus soutenue la sécurité sanitaire des individus, le corps médical retrouve une fonction sociale qu’il remplit en réalité depuis le XVIII. siècle mais que le développement de l’exercice privé de la profession médicale avait pu contribuer à masquer. Cette fonction sociale correspond à un régime d’intervention médicale orienté non pas tant vers les maladies et les demandes des malades que vers la santé elle-même, devenue ainsi l’objet d’une préoccupation politique et économique nouvelle, qui déborde largement le domaine et l’enjeu d’une prise en charge des pathologies pour étendre ses pouvoirs de régulation à l’ensemble du champ social. Aussi Foucault peut-il écrire en 1976 que « la médecine de ces dernières décennies, agissant au-delà de ses frontières traditionnelles définies par le malade et les maladies, commence à ne plus avoir de domaine qui lui soit extérieur »[13]. Et il conclut ce développement par le propos suivant :
La médecine n’a plus aujourd’hui de champ extérieur. Fichet parlait de l’ « État commercial fermé » pour décrire la situation de la Prusse en 1810. On pourrait affirmer, à propos de la société moderne dans laquelle nous nous trouvons, que nous vivons dans des « États médicaux ouverts » dans lesquels la médicalisation est sans limites[14].
Ce « phénomène de la médicalisation infinie »[15] s’inscrit donc dans une logique historique au long cours qui trouve un autre relais remarquable dans la mise au point de la définition classique de l’Organisation Mondiale de la Santé, telle qu’elle figure dans le préambule à la Constitution de cet organisme, adopté par la conférence internationale sur la santé qui s’est tenue à New York en juin 1948. Ce préambule a été entériné alors par plus de soixante États. Cette définition, on le sait, énonce apparemment quelque chose de simple et consensuel, que l’on associe le plus souvent à une compréhension « positive » de la santé[16] : « La santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité »[17]. Notons tout d’abord que, dans le contexte où elle est énoncée, cette définition n’a pas une portée seulement théorique, au sens où elle relèverait d’une tentative de délimitation conceptuelle. Il s’agit avant tout d’une définition pratique ou normative, fixant le cadre et les objectifs pour des politiques de santé publique : la définition dit ce qu’il faut viser, donc valoriser et préserver, dans la perspective d’actions préventives et éducatives, promouvant la santé à l’échelle des populations. Le thème de la « promotion de la santé », corrélatif du « droit à la santé » porté par le plan Beveridge, est au cœur de la Charte adoptée le 21 novembre 1986 par une Conférence internationale dédiée à ce thème et réunie à Ottawa. Dans ce document, il est possible de lire ceci :
La promotion de la santé a pour but de donner aux individus davantage de maîtrise de leur propre santé et davantage de moyens de l’améliorer. Pour parvenir à un état de complet bien-être physique, mental et social, l’individu, ou le groupe, doit pouvoir identifier et réaliser ses ambitions, satisfaire ses besoins et évoluer avec son milieu ou s’y adapter. La santé est donc perçue comme une ressource de la vie quotidienne, et non comme le but de la vie; c’est un concept positif mettant l’accent sur les ressources sociales et personnelles, et sur les capacités physiques. La promotion de la santé ne relève donc pas seulement du secteur de la santé : elle ne se borne pas seulement à préconiser l'adoption de modes de vie qui favorisent la bonne santé ; son ambition est le bien-être complet de l’individu[18].
Plus précisément, que faut-il retenir de cette définition de l’OMS ? En quoi sert-elle de support à l’élaboration d’un nouveau rapport entre le monde de la santé et ses « acteurs » ? Et comment vient-elle confirmer les orientations d’une médecine de la santé, elle-même support d’une injonction à la « médicalisation infinie » ? À un premier niveau, il est possible d’être frappé par l’extension et l’unification de la notion de santé qui s’applique manifestement à toutes les dimensions de la vie humaine. Sont en effet concernés par l’évaluation de la vie en bonne santé ses aspects physiques, psychiques et sociaux. De ce point de vue, il s’agit bien de considérer l’être humain à partir de son bien-être et dans toutes les dimensions de ce bien-être, sans exclusive mais au contraire de manière intégrative, en valorisant donc l’espèce de solidarité ou de complémentarité entre les niveaux d’expression et de manifestation du bien-être. On notera en particulier que la santé ainsi étendue enveloppe également l’environnement social. Être en bonne santé, c’est donc (aussi) être intégré dans son environnement social, dans sa relation aux autres (famille, milieu professionnel) – ce qui ouvre du même coup la voie à la considération de pathologies sociales, à entendre comme pathologies du social et renvoyant à ces formes de vie qui ne sont plus en adéquation avec leur milieu environnant : le milieu social (avec l’ensemble de ses composantes : professionnelles, relationnelles, urbaines) apparaît par conséquent aussi bien comme condition que comme obstacle possible à cet état de bien-être qui caractérise la « santé ». La santé pourra ainsi être en lien avec des facteurs psychiques et sociaux de l’ordre de la « reconnaissance » par exemple[19]. Peut se poser ici la question de la santé au travail – avec la difficulté aussi qu’il y a à évaluer le bien-être au travail autrement que dans une appréhension des risques psycho-sociaux. Par ailleurs, en gardant en tête la dimension positive et la valeur intégrative de cette définition de la santé, on dira qu’elle peut apparaître comme une réaction salutaire aux effets d’une scientificisation excessive de l’evidence-based medicine qui, derrière l’objectivité des corps qu’elle soigne, peut avoir tendance à oublier que les personnes méritent une prise en charge holistique qui considère leur inscription dans un environnement plus ou moins favorisant pour leur développement et leur plénitude, c’est-à-dire dans un environnement qui contribue aussi parfois à l’aggravation ou au renforcement des situations de vulnérabilité dans l’ordre corporel, mental ou social. C’est bien cette globalité de la personne et des dimensions de la vie personnelle qui demande à être prise en compte et valorisée.
Mais il faut aller plus loin dans l’analyse des présupposés de cette définition pourtant consensuelle. En effet, au-delà de sa dimension positive et intégrative, l’énoncé de l’OMS propose aussi un modèle de santé qui envisage avant tout l’individu comme intégré à un milieu ou à un environnement par rapport auquel il a à trouver son équilibre, ou encore auquel il doit d’une certaine manière s’adapter et même s’intégrer pour rejoindre l’impératif de la pleine santé. La santé n’est donc pas seulement le signe d’un équilibre interne de l’organisme (« la vie dans le silence des organes », comme disait le chirurgien René Leriche[20]). Elle est plutôt, à la faveur de l’inscription extensive du vivant dans son milieu, l’équilibre atteint et maintenu entre l’individu et son ou ses milieux de vie (personnels, familiaux et sociaux). Il y a alors une véritable difficulté à concevoir un individu en bonne santé. Ou du moins la santé semble en butte à des pathologies multiples qui ne s’étayent plus sur des causes organiques ou virales mais qui relèvent de l’ensemble de ces domaines où l’individu a à conquérir sa santé. La santé n’est donc plus quelque chose du corps à quoi le médecin tente de remédier par un traitement adapté et localisé. Elle déborde vers ces zones d’intégration bio-psycho-sociales qui affectent en continu le devenir de l’individu et potentiellement le menacent. Si la santé est un état de complet bien-être, chacun est susceptible de n’être pas tout à fait dans cet « état » mais risque d’être affecté de troubles psychiques, ou psycho-somatiques, ou encore de connaître des difficultés relationnelles (d’ordre psycho-social) qui le rendront « malade », même s’il est bien portant. Comme le note d’ailleurs très clairement la charte d’Ottawa : en mettant l’accent « sur les ressources sociales et personnelles » des individus, autant que sur leurs capacités physiques, il s’agit d’élargir les déterminants de la santé et de souligner que « la promotion de la santé ne relève donc pas seulement du secteur de la santé » mais plutôt d’actions menées à partir du domaine lui-même étendu du « médico-social », susceptible de prendre en charge l’ensemble des facteurs d’équilibre et de bien-être de la vie individuelle comme des populations – certaines populations, identifiées comme plus vulnérables du fait de leur prédisposition à développer tel ou tel type de pathologie, faisant alors l’objet d’une attention particulière de la part de toute une série d’acteurs de la prévention sanitaire et sociale (de la famille[21] aux professionnels de l’action médico-sociale).
La nouveauté qu’impose la définition de l’OMS, et qui est lourde de conséquences, tient donc à ce que le modèle de la santé (et donc de la maladie) change, et avec lui, le statut du sujet concerné. Les troubles pathologiques naissent de l’interaction et de la combinaison entre les milieux internes et externes. Il est dès lors difficile d’établir précisément les causes de ces troubles et d’identifier qui est malade puisque, au-delà ou à côté du patient, il y a désormais un spectre très large de vies humaines dont le bien-être est incomplet : ce ne sont certes pas toutes des vies actuellement malades mais ce sont des vies qui sont potentiellement exposées au risque d’une santé défaillante et qui appellent à ce titre attention et prévention de la part des acteurs de la santé publique.
La démultiplication des causes possibles de mal-être et de maladies introduit en effet une dimension de « risque »[22] dont on peut certes analyser les « facteurs », mais cette analyse vise alors moins à affiner l’étiologie d’une pathologie qu’à en étayer statistiquement la probabilité pour en prévenir les inconvénients – que ce soit en termes de santé publique ou de coût pour l’ensemble de la société, mise à contribution dans le déploiement d’un mécanisme d’assurance sociale[23]. La notion de risque s’adresse donc fondamentalement aux bien-portants et implique que la santé soit envisagée comme l’horizon d’une lutte (en droit indéfinie) contre des facteurs de risque incarnés dans certains comportements individuels et sociaux : par exemple, la consommation de tabac augmente le risque de contracter un cancer du poumon, celle d’alcool peut avoir une incidence mesurable sur le développement des violences conjugales ; ou inversement, la non observance d’une recommandation socio-sanitaire, comme la vaccination contre la COVID-19, représente un facteur aggravant en cas d’infection par le coronavirus. Comme on le voit sur ce second exemple, la considération du risque dans les politiques de santé dessine une ligne continue (et réversible) de l’individu à la population. Anne Golse note ainsi que, pour le système de santé, « connaître une population et connaître les individus, c’est dorénavant la même chose. Si le calcul du risque s’effectue à l’échelle de la population dont l’individu n’est qu’un élément, ce dernier est porteur d’une fraction de ce risque ou de ces risques » [24].
Il apparaît alors que la définition, en elle-même très positive de la santé, fixée par l’OMS renouvelle en profondeur la conception de la santé et de la médecine, de la médecine comme médecine sociale de la santé et non plus comme médecine clinique de la maladie – et corrélativement, la définition du sujet qui devient l’objet de ces politiques de santé publique. L’objet de la médecine n’est plus seulement la réduction de la maladie et la restauration d’un état de santé antérieur à son apparition. Il est plutôt l’analyse et la prévention du risque d’être malade – des risques de développer une de ces pathologies qui témoignent d’un défaut d’intégration ou d’adaptation d’un individu à son milieu ambiant (milieu naturel, familial, social), ou encore d’un défaut dans l’observance des règles de prévention des maladies identifiées à certains facteurs de risque.
Dans ces conditions, il est possible de comprendre la raison de l’extension du pouvoir médical à l’ensemble de la société et, par là même, à toutes les dimensions de l’existence de chacun : on assiste en effet à la médicalisation de l’existence humaine sous tous ses aspects, avec pour conséquence, la requalification du patient souffrant en acteur et promoteur de sa propre santé et, à travers elle, d’une santé collective dont il est redevable s’il veut espérer en bénéficier à son tour. M. Hunyadi juge ainsi sévèrement la définition de la santé par l’OMS :
Cette définition, malgré sa belle générosité, contient pourtant en germe l’extension illimitée du bio-pouvoir conceptualisé par Foucault, un bio-pouvoir qui veut prendre en charge – médicalement en charge – tous les aspects du bien-être humain – physique, psychique et social – dont parle l’OMS. En cela la définition de l’OMS apparaît comme virtuellement totalitaire, c’est-à-dire qu’elle contient en son germe cette extension possible vers une médicalisation complète des comportements humains[25].
La médecine se trouve donc elle-même intégrée à une politique de santé globale qui cherche à agir sur les facteurs de risques et de santé, c’est-à-dire qui cherche à diminuer voire à supprimer les premiers (c’est la dimension préventive de la médecine : lutte contre le tabac, contre la consommation d’alcool, la sédentarité…) et qui cherche en parallèle à développer les seconds (c’est la promotion de la santé et les recommandations sanitaires en matière d’hygiène de vie en général : sport, alimentation, vie relationnelle et affective, etc.).
Être acteur et responsable de sa santé
Se fait donc jour ici une tension entre ce qui était d’abord identifié comme mon bien-être (l’allant de soi de la santé ordinaire) et la « santé publique », articulant ce bien-être à des pratiques, à des interdictions, à des « mesures » et à des injonctions, et faisant de ce bien-être moins une perception relevant d’une description d’un état interne du sujet qu’une injonction à réaliser à partir de normes moyennes, d’objectifs, qui inscrivent le bien-être de chacun dans le bien-être général de sa communauté d’appartenance. À l’horizon de cette tension, et comme son révélateur aussi, il y a le fait que la médecine s’arroge désormais le droit non seulement de traiter les malades et les maladies, mais aussi de régenter l’espace public de la santé en définissant des normes de comportements et en pathologisant les écarts par rapport à ces normes. C’est toute l’ambiguïté de la notion de « santé publique » qui revient à définir, à l’échelle collective d’une population, des dispositifs (techniques et réglementaires) destinés à assainir la société en améliorant les comportements individuels, c’est-à-dire en incitant les individus à prévenir les risques de maladies et à adopter pour cela des comportements adaptés, responsables – eu égard notamment à l’allocation des ressources au système de santé. Ainsi, « s’il est logique d’évaluer l’efficacité d’un système de santé selon le rapport entre la santé de la population et le coût du système, le problème est qu’aucun comportement n’échappe maintenant à la gestion sanitaire. [...] les dispositifs déconcentrés de l’État, Directions régionales des affaires sanitaires et sociales et DDASS ont pour mission la santé publique, la protection et la cohésion sociales, ainsi que le développement social. On peut considérer que le système de santé produit de la santé à condition de ne pas oublier que cette santé est surtout une intégration normative au système social »[26].
Le « droit à la santé » qui transparaît en filigrane de la définition positive de l’OMS (« Chacun a droit au bien être complet… »), est donc assorti d’un devoir de responsabilité de chacun face à la possibilité de la maladie, elle-même envisagée comme le résultat condamnable d’un possible manquement aux règles d’hygiène, de protection et de préservation de la santé – de la sienne comme de celle des autres. Il ne suffit plus d’avoir une vie équilibrée et de ses sentir en pleine possession de ses capacités pour être en bonne santé. Il faut démontrer à chaque instant l’adéquation entre sa santé personnelle et la santé collective – c’est-à-dire l’effort pour trouver cet accord en s’adaptant à un système de santé qui associe promotion et prévention sanitaires. Sur le volet de la prévention, le Code de la santé publique est clair : il s’agit « d’améliorer l’état de santé de la population en évitant l’apparition, le développement ou l’aggravation des maladies ou accidents, et en favorisant les comportements individuels ou collectifs pouvant contribuer à réduire le risque de maladie »[27]. La promotion et la préservation de la santé deviennent quasiment un impératif moral impliquant la responsabilité de chacun et de tous dans l’observance de comportements normalisés, identifiés d’après leur conformité à l’impératif du « sain ». Chacun a à considérer son état de santé non pas comme ce qui va de soi et forme l’état optimal de déploiement de son existence, mais comme l’effet déterminant de pratiques, de modes de consommation, de comportements quotidiens qui engagent à chaque instant sa responsabilité devant la collectivité et le système de santé (dont par ailleurs il pourrait dépendre pratiquement s’il venait à tomber malade).
L’évaluation tacite de la bonne santé cède donc la place à des jugements de valeur portant à la fois sur l’état de bonne ou de mauvaise santé des individus de l’entourage, et sur les comportements (répréhensibles) de négligence ou (louables) de prévention qu’ils peuvent avoir. Selon cette perspective, le mauvais état de santé d’un individu sera donc considéré comme la conséquence de la faiblesse de sa volonté, voire de son irresponsabilité face à l’évitable (c’est-à-dire face à des risques identifiés), de son incapacité (coupable) à se hisser à la hauteur de ce nouveau devoir-être. Ce laisser-aller sera d’ailleurs d’autant plus blâmable qu’il ne concerne pas seulement la sphère privée de celui qui a échoué à préserver sa santé et à se conformer à l’impératif sanitaire, mais qu’il se traduit en coûts collectifs, directs (prise en charge hospitalière et prise en charge des « dépenses de santé » par le système de protection sociale) ou indirects (coût socio-économique de la moindre productivité adjacente si un comportement à risque éloigne ponctuellement ou durablement de l’activité, ou provoque des ruptures d’ordre familial ou social). L’acteur du système de santé doit aussi rendre des comptes en tant que consommateur de soins engagé sur un marché où il est tenu d’investir une partie de son capital humain pour bénéficier en retour des prestations de service offertes par le monde de la santé.
Ce n’est donc pas seulement la valeur de la santé qui change, ou le rapport entre cette valeur et la vie qui la porte ou l’applique. Ce qui change, c’est que la santé (en tant que bien-être) perd son caractère d’évidence intime pour l’individu ; de bien pour moi, elle devient un bien en soi, dont la possession, la préservation, la promotion sont évalués simultanément en termes de valeur morale (car la capacité à préserver son capital-santé est une démonstration de l’autonomie de l’individu) et de « valeur » économique, sociale et marchande (car les sommes investies dans la prévention sont supposées produire un bénéfice – le retour sur investissement étant constitué au minimum par la diminution des coûts liés aux dépenses de santé, qui sont en réalité des dépenses de maladies). La santé, au lieu de se limiter au bien-être immédiat que nous percevons et auquel nous aspirons dans nos vies singulières, devient ainsi un enjeu proprement économico-médico-social.
Conclusion
Avec le développement d’une culture sanitaire et sociale fondée sur la responsabilité accrue et l’interdépendance de l’ensemble des acteurs-usagers du système de santé[28], la promotion d’un droit à la santé prend de plus en plus souvent la forme d’un devoir de santé, à entendre comme un devoir de contribuer à l’objectivation et à la généralisation de ce droit. Liberté et responsabilité se conjuguent ainsi dans la perspective d’une justification du bien-être individuel par la conformité de ce bien-être à des objectifs généraux de santé publique. Ce nouage de la liberté et de la responsabilité en matière de santé est clairement affiché dans ce passage de la Charte d’Ottawa :
La santé est engendrée et vécue dans les divers cadres de la vie quotidienne : là où l’individu s’instruit, travaille, se délasse ou se laisse aller à manifester ses sentiments. Elle résulte du soin que l’on prend de soi-même et d’autrui et de la capacité à prendre des décisions et à maîtriser ses conditions de vie. Elle réclame en outre une société qui consiste à s’occuper de soi et des autres, à savoir prendre des décisions et à être maître des conditions de sa propre existence, en veillant à ce que la société crée les conditions permettant à chacun de ses membres d’en jouir[29].
Ces « conditions » qui permettent de jouir de la bonne santé, entendue comme bien-être individuel, sont liées non pas au déploiement d’une relation immédiate à soi et à sa propre vie, mais à la relation déjà socialisée à « un niveau de santé qui permette à chacun et à tous de mener une vie socialement et économiquement productive ». Et cette socialisation repose elle-même sur le principe d’une capacité à « maîtriser ses conditions de vie » et ainsi à participer à l’effort général d’assainissement de nos modes de vie et des relations à notre milieu d’existence pour limiter au maximum les risques de comportements inadaptés. La santé n’est donc pas tenue pour un capital précieux, à préserver coûte que coûte. Elle est bien plutôt l’expression d’un niveau d’intégration sociale qui se traduit avant tout par une conduite socialement adaptée, responsable des choix qu’elle engage, des risques qu’elle représente et des coûts collectifs qu’elle est susceptible d’engendrer.
Références
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BOORSE, C. Health as a Theoretical Concept. Philosophy of Science, n. 44, p. 542-573, 1977.
CANGUILHEM, G. Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique. 1. éd. Paris: PUF, 1993.
CASTEL, R. La Gestion des risques. De l’antipsychiatrie à l’après-psychanalyse. 1. éd. 1981. Paris: Minuit, 2011.
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Notes
Notas de autor