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Aprobación: 10 Abril 2021
Résumé: Dans cet article nous proposons une alternative aux théories qui subdivisent l’adjectif en trois types majeurs (qualificatif, relationnel, du troisième type), eux- mêmes subdivisés en plusieurs sous-classes. Nous estimons en effet qu’il n’y a qu’un seul lexème adjectival avec différents emplois (hypothèse unitaire). Pour ce faire, nous partons des deux façons de rechercher le prototype adjectival : d’un côté, le prototype abstrait construit par accumulation de critères, de l’autre, le prototype sémantique. Nous examinons le comportement d’occurrences du prototype abstrait (admirable, monumental) et du prototype sémantique (grand) pour ce qui concerne la gradation, la fonction épithète (plus particulièrement la place de l’adjectif) et la fonction attribut. Les exemples montrent non seulement que les deux modèles de prototype peuvent se concilier, mais surtout que le comportement et le sens de tout adjectif dépend pour une très grande partie du substantif qu’il qualifie, résultat qui confirme notre hypothèse unitaire. La dépendance syntactico-sémantique de l’adjectif par rapport au substantif support est telle que l’on peut en conclure que l’adjectif est une partie du discours syncatégorématique, plutôt que polysémique.
Mots clés: adjectifs, prototypes, syncategorématicité, syntaxe adjectivale, sémantique adjectivale.
Abstract: In this article we propose an alternative to the theories which subdivide the adjective into three major types (qualifier, relational, adjective of the third type), themselves subdivided into several subclasses. We believe instead that there is only one adjectival lexeme with different uses (unitary hypothesis). To do this, we start from the two ways of looking for the adjectival prototype: on the one hand, the abstract prototype built by accumulating criteria, on the other, the semantic prototype. We examine the behavior of occurrences of the abstract prototype (admirable, monumental) and the semantic prototype (grand) with respect to gradation, the attributive function (more specifically the place of the adjective) and the predicative function. The examples show not only that the two prototype models can be reconciled, but above all that the behavior and the meaning of any adjective depend in large part on the noun it qualifies, a result which confirms our unitary hypothesis. The syntactic-semantic dependence of the adjective on the supporting substantive is such that it can be concluded that the adjective is a syncategorematic part of speech, rather than a polysemous one.
Keywords: adjectives, prototypes, syncategorematicity, adjective syntax, adjective se- mantics.
1. L’adjectif : une catégorie indépendante ?
Comme on le sait, l’adjectif n’a pas toujours été reconnu comme une partie du discours indépendante, que ce soit pour les linguistes structuralistes, ou dans le cadre de la Gram- maire générative. Ainsi, Lakoff (1977, 115) affirme-t-il que :
[...] adjectives and verbs are members of a single lexical category (which we will call VERB) and they differ only by a single syntactic feature (which we will call ADJECTIVAL).
La Grammaire Larousse de 1963, d’orientation structuraliste, quant à elle indique que :
La classe grammaticale du nom est constituée par le SUBSTANTIF et l’ADJEC- TIF QUALIFICATIF, qui se répartissent entre les deux GENRES et les DEUX NOMBRES, et qui ont un éventail de FONCTIONS partiellement commun. (Grammaire Larousse 1963, 162)
Dans notre article, nous partons néanmoins du point de vue que l’adjectif constitue une partie du discours indépendante, ni verbe, ni nom et que l’on peut identifier des membres prototypiques de cette catégorie. Nous analyserons les deux façons d’identifier le pro totype afin de montrer que l’adjectif est une partie du discours éminemment syncatégo- rématique.
2. Les prototypes adjectivaux
Noailly (2004, 151) estime néanmoins que les liens entre les adjectifs et les substantifs en français sont « primordiaux », et que « la mise en relation de l’adjectif avec le verbe dans cette même langue » est « de peu d’intérêt ». Bref, le français semble bel et bien une langue où l’adjectif est noun-like (Dixon 2004). Or, comment distinguer alors l’adjectif du substantif en français, étant donné que du point de vue morphologique ils se partagent effectivement un grand nombre de suffixes, et qu’ils peuvent remplir les fonctions d’épithète, d’attribut, et d’apposition ? On peut cependant constater qu’en général, les substantifs pouvant fonctionner comme attribut ne fonctionnent que difficilement comme épithètes, tandis que les substantifs épithètes (tout comme d’autres éléments adjectivés) ne peuvent pas s’antéposer à leur support (cf. Goes 1999) ; en outre l’adjectif peut non seulement changer de sens en changeant de place, mais également en fonction du substantif support. Nous estimons que c’est par l’accumulation des critères définitoires, notamment par le fait qu’il remplit les fonctions d’épithète et d’attribut mieux que les autres parties du discours que l’adjectif prototypique se distingue des parties du discours adjectivées (substantifs épithètes, participes). Dans nos recherches, nous avons pu définir le prototype adjectival dit « abstrait1 » comme suit :
L’adjectif-prototype se présente ainsi comme une partie du discours sémantiquement et syntaxiquement dépendante d’une base nominale, qu’il se trouve en fonction épithète ou en fonction attribut, qu’il soit antéposé ou postposé. Cette dépendance se traduit dans l’accord en genre et en nombre, scrupuleusement observé dans chaque fonction. C’est par sa faculté de se déplacer, le mouvement ANTEPOST, que l’adjectif épithète prototypique se distingue particulièrement des autres parties du discours qui peuvent remplir cette fonction. L’adjectif devrait accepter la gradation par ‘très’ dans chacune de ses fonctions. (Goes 1999, 281)
Trois constatations s’imposent néanmoins : premièrement, il n’est pas tout à fait sûr qu’il y ait des adjectifs qui se comportent comme le voudrait le prototype abstrait. Un adjectif comme admirable s’en rapproche, même s’il éprouve quelques difficultés à accepter très, étant donné qu’il signifie en lui-même un haut degré :
L’adjectif admirable accepte les deux positions épithète, la gradation et la fonction attri- but ; il ne change pas de sens à l’antéposition.
Deuxièmement, on peut constater que le comportement de l’adjectif varie selon le substantif qu’il qualifie : prenons un adjectif comme ancien, souvent mentionné comme un cas de « deux places, deux sens », sans autres précisions ; nous estimons néanmoins qu’avec le substantif président, il ne peut que s’antéposer5, tandis qu’avec grammairien, on peut constater une différence entre un ancien grammairien (devenu instituteur) et un grammairien ancien (de l’antiquité, par exemple Denys le Thrace6). Un ancien château offre la lecture préférentielle ‘ayant reçu une autre destination’ (devenu un hôtel, par exemple), mais est peut-être également ‘vieux’, tandis qu’un château ancien n’offre que la lecture ‘vieux’. Le sens ne change pas pour un proverbe ancien et un ancien proverbe7, tandis qu’avec peuple, histoire il n’y a quasiment pas d’antéposition possible : les peuples anciens et l’histoire ancienne appartiennent à l’Antiquité. Un étudiant mali- cieux nous a néanmoins suggéré que les Belges pourraient bientôt constituer un ancien peuple si le divorce entre les Wallons et les Flamands se consomme. Dans l’ensemble des substantifs qu’il peut qualifier en tant qu’épithète, un adjectif pourrait donc rencontrer :
Des substantifs par rapport auxquels il ne peut que s’antéposer ;
Des substantifs par rapport auxquels l’alternance AS – SA8 entraîne une variation de sens ;
Des substantifs par rapport auxquels l’alternance AS – SA n’entraîne pas de changement de sens (perceptible) ;
Des substantifs par rapport auxquels il ne peut que se postposer.
En d’autres termes, avec un nombre limité de substantifs différents, certains adjectifs ont une place et un sens préférentiels. Ceci révèle pour le moins une grande interaction entre l’adjectif et le substantif, interaction qui à notre avis ne peut être expliquée que par la sémantique adjectivale.
En troisième lieu, un adjectif comme monumental, que nous avons considéré comme un prototype (Goes 1999), présente, lui aussi, des caractéristiques assez variables (et pas toujours conformes au prototype abstrait). Monumental prend souvent un sens qualificatif avec façade (il peut alors s’antéposer et se postposer) :
Il prend un sens intensif en combinaison avec crétin, erreur (dans le premier cas, il ne peut alors remplir la fonction attribut), tout en conservant sa faculté de changer de place, sans changement de sens :
Il peut également être intensif avec richesse (une monumentale richesse / une richesse monumentale) mais avec le même mot il peut devenir un adjectif relationnel (en monuments, ex. 11), tout comme avec art, cunéiforme, voire avec obsession et même façade, seul le contexte plus large pouvant désambiguïser :
Première constatation : les occurrences du prototype obtenus par accumulation de critères syntaxiques présentent des caractéristiques sémantiques plutôt variables, voire indésirables, avec certains substantifs.
Une autre façon de chercher un adjectif « vraiment adjectif », est de chercher directe- ment le prototype sémantique de la catégorie. En effet, Dixon (2004) et Creissels (2010) estiment que toute langue possède des lexèmes exprimant des prototypes sémantiques à vocation adjectivale ; ces derniers peuvent être considérés comme les prototypes de la catégorie. Il s’agirait d’une catégorie universelle, et les lexèmes en question exprime- raient (1) la dimension, (2) l’âge, (3) la valeur/appréciation et (4) la couleur (ceci pour ce qui concerne la langue française).
Notre choix pour une étude approfondie du prototype sémantique est tombé sur l’adjectif grand (cf. Goes 2019). Nous avons constaté que cet adjectif est quantifieur [quant] dans un grand kilo [ligne 1 du schéma ci-dessous] ; il reflète la quantification et la dimension dans un grand café [ligne 4] (voir également Goes 2012) ; il opère une qualification intensionnelle (= à visée interne) [QI] dans un grand vin (prestigieux, d’excellente qualité), un grand homme [grand par ses qualités humaines] ; un grand roman, un grand pays [lignes 5 à 7] ; il peut également être adjectif de dimension avec pays et il est adjectif de dimension [dim] [lignes 14–19] avec maison, table, homme. Il est adjectif de relation (la grande classe = classe des grands) [ligne 25] ; finalement classifiant dans la Grande Ourse, une grande mosquée (mosquée du vendredi) [lignes 26–27]. Parfois, il est ambigu et plusieurs valeurs se superposent [quant + dim + QI en ligne 4] car un grand whisky peut être un whisky de très bonne qualité, mais aussi un grand verre de whisky. [Nous avons alors marqué le sens le plus fréquent en majuscules]. Les zones noire et gris foncé correspondent au comportement prototypique de l’adjectif qualificatif (cf. Goes 1999). La zone gris-clair s’en éloigne.
Voici le tableau14 de grand15, sur lequel nous reviendrons dans la suite.

Le problème de grand et des autres adjectifs primaires les plus fréquents (bon, petit, jeune, vieux) est qu’ils ont apparemment un comportement différent du prototype abs- trait : ils sont principalement antéposés (jusqu’à 95 % de leurs emplois), ils ont des emplois atypiques – pour grand, ce sont les lignes 1–9 et 25–27 – très étendus, les emplois standard n’occupant que la moitié du tableau (l’emploi qualificatif dimensionnel à proprement parler de grand, lignes 14–24). On pourrait arguer que c’est beaucoup pour un seul adjectif.
3. L’adjectif : une classe fragmentée ?
L’une des solutions à ce problème serait de fragmenter la classe des adjectifs, tout d’abord en adjectifs de relation (l’avion présidentiel = du président), et en adjectifs qualificatifs, solution adoptée par Bartning (1980), qui estime qu’il existe effectivement deux types d’adjectifs : les qualificatifs et les relationnels. Elle considère en outre que là où il y a deux interprétations possibles (une chanson populaire = du peuple, ou bien très appréciée), il y a des syntagmes homonymes. Elle distingue par conséquent deux types d’adjectifs : populaire1 (du peuple) et populaire2 (apprécié) ; nerveux1 (le système nerveux), nerveux2 (un cheval nerveux), dont les occurrences sont des homonymes/ homo- graphes16. C’est, on le sait, la première fragmentation de la catégorie adjectivale ; pour grand, elle permettrait de dissocier la grande classe, syntagme dans lequel grand prend une valeur relationnelle (la classe des grands) des autres types de grand :
On peut évidemment continuer dans cette voie pour les autres emplois non qualificatifs des adjectifs. Le coup d’envoi a été donné par le volume de Catherine Schnedecker (2002) sur L’adjectif sans qualités, ou encore, adjectifs du troisième type. Cette catégorie regroupe ce que Marengo (2011) appelle « les adjectifs jamais attributs ». Le caractère vague de la dénomination du troisième type s’explique par le fait que ces adjectifs peuvent encore être catégorisés en adjectifs de repérage temporel (un ancien château), de quantification du temps (un jeune marié, un jeune centenaire18) et de quantification des traits dans le cas de grand homme (cf. Marengo 2011). Pour ce qui concerne l’adjectif grand, il en résulte une impression d’homonymie, comme pour populaire (Bartning 1980), renforcée par la numérotation des différents types de grand (grand1, grand2), ancien (ancien1, ancien2) et d’autres adjectifs qu’opère Marengo (2011). Ce dernier constate que grand1 est un adjectif de mesure (une grande quantité de), grand2 un adjectif d’intensité (un grand courage), grand3 un adjectif de quantification des traits (un grand homme) (2011, 337) ; ancien1 (ancienne auberge) et ancien2 (ses anciennes richesses) sont des adjectifs de repérage temporel indiquant pour le premier que l’objet a changé de fonction (2011, 335), pour le deuxième qu’il n’existe plus ; tandis que ancien3 est un adjectif de repérage ensembliste (ancien président, par rapport à l’ensemble des anciens, de l’actuel, et des futurs présidents). Or, Marengo (2011), et d’autres auteurs (Girardin 2005) n’en restent pas là : ils distinguent également des adjectifs classifiants [ligne 27 du schéma pour grand]. Pour grand ce serait alors une grande cuillère (cuillère à soupe), la grande distribution, une grande mosquée. Mentionnons d’autres adjectifs classifiants : vin blanc-rouge-rosé ; animal domestique-sauvage, eau plate-pétillante-gazeuse (exemples de Girardin 2005, 62) ; une planète gazeuse-rocheuse. Finalement, on distingue également des adjectifs affectifs : grand bête, triste sire, pauvre crétin, petit sot (Marengo 2011, 125), ma petite dame. Bref, l’inventaire des adjectifs du troisième type permet d’isoler tous les emplois de grand, autres que qualificatifs, de sorte qu’il ne reste pour la première classe (qualificative) que le tableau suivant :

Ce tableau regroupe les emplois dimensionnels de grand, et quelques emplois de degré, ou « intensifs ». On devrait même écarter ces derniers (22–24) si on suit Grossman et Tutin (2005), qui les considèrent comme une classe à part. Or, comme ils sont prédicatifs, ils n’entrent néanmoins pas dans la classe du troisième type19. Grand reste qualificatif, d’autant plus qu’il fait partie d’une série d’adjectifs (énorme, exceptionnel) que l’on n’a jamais considérés comme non-qualificatifs : une grande intelligence et une intelligence exceptionnelle qualifient tous les deux le substantif intelligence ; l’interprétation de grand / exceptionnel est tributaire du substantif qualifié et devient intensive.
Contrairement à Bartning (1980) pour les adjectifs relationnels, Marengo (2011) considère que grand constitue un cas de polysémie. Il s’agirait alors d’une polysémie très « protéiforme », qui nous paraît en contradiction avec la subdivision en types d’adjectifs qu’il opère.
À notre avis, l’hypothèse des trois types (et plus) présente le désavantage de fragmenter la classe des adjectifs en une multitude de sous-types. Il en résulte – malgré toutes les précautions prises par Marengo – une impression d’homonymie, renforcée par la numérotation des différents types de grand ; pour populaire l’homonymie est confirmée par Bartning. En outre, ces hypothèses sont trop fortes : on a constaté que les adjectifs dénominaux peuvent être soit qualificatifs, soit relationnels en fonction du substantif support, comme en témoigne l’adjectif monumental (exemples 5 à 15). On a également pu constater qu’il peut avoir une valeur intensive (monumentale erreur/erreur monumentale (9, 10)), affective (péjorative)/intensive (crétin monumental/monumental crétin (7, 8)), et ceci quelle que soit sa place par rapport au substantif. L’hypothèse de l’existence de deux classes d’adjectifs dénominaux homonymes rigoureusement parallèles (monumental1, monumental2 ; populuaire1, populaire2, nerveux1, nerveux2 etc.) nous paraît par conséquent contre-intuitive. Le même raisonnement s’applique aux adjectifs dits « classifiants » : comme « Les deux catégories d’adjectifs [les dénominaux et les qualificatifs – JG] ont en principe la même possibilité au niveau du système linguistique d’opérer une classification » (Forsgrèn 1987, 268), et qu’ « Il ne se trouve aucun adjectif qui ne puisse jamais avoir une valeur de détermination pure » (Blinkenberg 1933, 85), on aboutirait à une classe d’adjectifs classifiants/déterminants qui serait aussi vaste que la classe des adjectifs !
Nous soutenons par conséquent une autre hypothèse, dite « unitaire20 », qui considère qu’un seul adjectif peut connaître différents emplois syntactico-sémantiques, en fonction du substantif support.
4. L’hypothèse unitaire : un seul adjectif, différents sens et emplois
Nous soutenons donc l’hypothèse d’un seul adjectif, employé de différentes façons. Grand, prototype sémantique, constitue notre point de départ, et nous allons brièvement examiner si son comportement est conciliable avec l’autre façon de chercher le prototype, qui consiste en l’accumulation de propriétés saillantes de la catégorie afin de trou- ver un prototype abstrait. Grand, prototype sémantique, est-il également une occurrence de ce prototype abstrait ?21 Dans les limites de cet article, nous nous concentrerons sur l’essentiel : la gradation, la place de l’adjectif et la prédicativité.
4.1 La gradation
Pour ce qui concerne la gradation, le spécifieur de l’adjectif est très. Sa présence entraîne en général une interprétation qualificative de l’adjectif :
Très est lié à l’emploi qualificatif ; les zones où grand n’est pas gradable sont effective- ment celles où il est employé de façon non qualificative : la quantification ([1] un grand kilo) ; adjectif relationnel ([25] la grande classe) ; classifiant ([26–27] grand séminaire, grand blé). Dans grand homme, grand fumeur grand pays, nous avons donc bien une qualification, mais d’un ou plusieurs sèmes internes au substantif (politicien, fumeur, pays23). Nous constatons également que la possibilité de gradation ne dépend pas seule- ment de l’adjectif, mais aussi du substantif support : dans l’absolu, tout locuteur peut interpréter ‘très grand’, mais non en combinaison avec kilo. Cette dépendance du substantif explique pourquoi des adjectifs ontologiquement non gradables peuvent devenir syntaxiquement et sémantiquement gradables, combinés à certains substantifs (bleu24, rond, absent, français).
Nous constatons que la gradation est possible en combinaison avec des substantifs qui ont un ou plusieurs sèmes impliquant de la variabilité (visage [forme variable] ; français [tempérament, esprit] etc.). Le cas des couleurs est particulièrement frappant : si l’on ne peut que très difficilement dire *sa voiture est très bleue, le ciel est très bleu convient parfaitement. Comme l’indique Kleiber (2007), c’est bien la couleur bleue associée à ciel qui est gradable, non seulement parce que le ciel bleu est variable de manière stéréotypique, mais aussi parce que nous pouvons référer à une norme implicite de ciel bleu : un ciel très bleu est un ciel plus bleu qu’un ciel standard. L’adjectif est donc gradable parce que le substantif est gradable !
La langue nous offre de très nombreux exemples de créativité avec des adjectifs ontologiquement non gradables :
Inversement, comme nous l’avons vu avec grand, des propriétés généralement gradables peuvent revêtir la non-gradabilité avec certains substantifs supports (un grand kilo).
4.2 La fonction épithète, et plus particulièrement la place de l’adjectif
Même s’il partage la fonction avec d’autres parties du discours, on admet générale- ment que l’adjectif est l’épithète par excellence. On s’étonne en même temps de son hétérogénéité sémantique : il bascule entre la qualification pure et simple (l’épithète de nature, comme la blanche neige) et la détermination pure et simple (l’adjectif relation- nel, l’adjectif classifiant) ; or, nous avons signalé (cf. supra) que tout adjectif recèle en lui les possibilités de détermination28 et de qualification. Épithète, l’adjectif se trouve en dépendance syntaxique et sémantique par rapport à un seul type de support : le substantif29. On sent là une spécialisation que n’ont pas les autres catégories susceptibles d’être épithète.
Pour ce qui concerne la place de l’adjectif, reprenons ancien : en examinant cet adjectif réputé à deux places-deux sens, on a constaté qu’il y a des substantifs par rapport aux- quels il ne peut que s’antéposer (ancien président), d’autres par rapport auxquels il ne peut que se postposer (peuple ancien) ; lorsqu’il y a deux places possibles, il y a par- fois variation de sens (ancien château, château ancien), parfois non (ancien proverbe, proverbe ancien). Ceci dépend donc éminemment à la fois de l’adjectif et du substantif support. De même, nous avons constaté qu’on peut obtenir la même valeur d’intensité en antéposition et en postposition pour monumental en combinaison avec crétin.
En d’autres termes, une analyse de la place de l’adjectif devrait se faire en fonction des syntagmes et des noms supports. N’est-il pas envisageable que l’antéposition majoritaire d’ancien soit due à la fréquence plus élevée de syntagmes du type ancien président par rapport à des syntagmes comme meuble ancien ? Ce seraient alors les syntagmes mentionnés qui seraient très fréquents, mais pas vraiment l’antéposition d’ancien, postposé à d’autres types de substantifs. Nous en déduisons que l’analyse de la place de l’adjectif ne devrait pas se faire en fonction de chiffres absolus, mais en fonction du nombre de substantifs différents qu’il peut qualifier, et l’on sait que beaucoup de choses différentes peuvent être anciennes (avec ancien postposé), tandis qu’ancien ne s’antéposera que par rapport à des substantifs ayant un trait [+humain], [+possession] (ancien président, ancienne voiture)30, c’est-à-dire par rapport à une classe d’objets beaucoup plus réduite.
4.3 La prédicativité de l’adjectif
La prédicativité attributive est une autre caractéristique de l’adjectif, qu’il partage avec d’autres parties du discours. Grand nous montre que ce sont principalement ses emplois dimensionnels (lignes 10–20 du schéma) qui acceptent la fonction attribut. Les emplois de degré (ou intensifs, lignes 22–24) ne devraient en principe pas accepter la fonction attribut31, mais s’y prêtent quand même. Nous estimons que ceci est dû au caractère particulier des substantifs du type bonté, tristesse : leur gradabilité constitue un trait constitutif de leur sémantisme, et on peut donc la leur attribuer, comme on peut par exemple attribuer une couleur à un objet (la couleur étant une propriété inhérente de la plupart des objets). Avec des substantifs gradables, grand ne cesse en d’autres termes pas d’être qualificatif et s’insère dans une série (grande tristesse, tristesse profonde, immense…). On constate en d’autres termes qu’il adopte une valeur de gradation en fonction du substantif support auquel il est « attribué ».
En outre, la présence – principalement sur la toile – d’attributs qui ont pour source des emplois dits « du troisième type » nous pousse à reconsidérer la fonction attribut, dans la mesure où le sens de l’adjectif y reste éminemment tributaire du substantif support :
5. Une conclusion provisoire
Nous pensons avoir montré que l’hypothèse « unitaire » pour ce qui concerne l’adjectif possède quelques avantages : outre qu’elle évite de fragmenter la catégorie en un grand nombre de petites classes, dont certaines seraient alors homonymes, elle démontre ce qui constitue à notre avis le propre de l’adjectif en français moderne : certes, l’adjectif est gradable, épithète antéposé ou postposé, et attribut, mais la réalisation effective de ces caractéristiques dépend d’une propriété fondamentale : le fait que l’adjectif prend une grande partie de son sens et de son comportement du substantif support. En d’autres termes, au lieu de dire qu’il est polysémique, ce qui impliquerait qu’un adjectif comme grand aurait des dizaines d’entrées dans un dictionnaire, nous estimons que l’adjectif est fondamentalement syncatégorématique, éminemment dépendant pour son sémantisme du substantif support.
References
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Liste d’abréviations
ANTEPOST: mouvement de l’adjectif de la postposition vers l’antéposition, et vice- versa.
AS: Adjectif – Substantif
AS ≠ SA: le sens de l’adjectif antéposé diffère de celui du même adjectif postposé
CLASS: adjectif classifiant
DÉNOM: dénomination
DIM : dimension
QI: qualification à visée interne
QUANT: quantifieur
REL: adjectif de relation
SA: Substantif – Adjectif
Sources informatisées
Google, https://www.google.fr/.
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Notes