Résumé:
L’article présente l’esquisse d’un modèle linguistique s’inscrivant dans une méthodologie de repérage et d’analyse des nominations émergentes ou référentiellement instables, telles que appropriation culturelle, harcèlement de rue, réfugié climatique ou écocide. Le modèle et la méthode sont destinés à guider l’interprétation – manuelle ou semi-automatique – des expressions référentielles, suivant le type sémantico-cognitif de l’entité désignée (entité humaine, processus social, événement), mais également en tenant compte des négociations interdiscursives qui touchent aux choix des termes et à leurs usages. L’approche proposée est originale et repose sur plusieurs idées directrices : (1) tenir compte de la complexité des nominations et de l’intrication de leurs différentes facettes que sont catégorisation, signification, performativité et valorisation (désidérabilité, préférences, normes sociales), (2) cibler la phase d’élaboration des nominations (observer comment les locuteurs composent avec l’instable) : on mobilisera, à cet effet, la notion de repérage entre entités faibles ou repérées et entités fortes ou repères, (3) rendre compte de manière intégrée de l’élaboration référentielle des connaissances, de l’élaboration lexicale et sémantique des expressions, et de l’expression des attitudes intersubjectives. Le cadre scientifique conjugue trois domaines disciplinaires principaux : le traitement automatique des langues (construction et représentation des connaissances, référence), la sémantique (élaboration des significations) et l’analyse de discours (élaboration interdiscursive des concepts et des termes).
Mots clés: modélisation, nomination émergente, catégorisation, référence, ajustement, sémantique discursive.
Abstract: The article presents the outline of a linguistic model that is part of a method- ology for identifying and analyzing emerging or referentially unstable namings, such as cultural appropriation, street harassment, climate refugee or ecocide. The model and the method are intended to guide the interpretation – manual or semi-automatic – of the referential expressions, according to the semantic-cognitive type of the designated entity (human entity, social process, event, etc.), but also taking into account interdiscursive negotiations that affect the choice of terms and their uses. The proposed approach is original and is based on several guiding ideas: (1) take into account the complexity of the naming and the entanglement of his different facets which are categorization, mean- ing, performativity and valuation (desirability, preferences, social norms), (2) target the development phase of the naming (observe how speakers deal with the unstable): for this purpose, we will use the notion of identification between weak or identified entities and strong or reference entities, (3) report in an integrated way the referential elaboration of knowledge, the lexical and semantic elaboration of expressions, and the expression of intersubjective attitudes. The scientific framework combines three main disciplinary areas: automatic language processing (construction and representation of knowledge, reference), semantics (elaboration of meanings) and discourse analysis (interdiscursive elaboration of concepts and terms).
Keywords: modelization, emerging naming, categorization, reference, adjustment, dis- cursive semantics.
Articles
Esquisse d’un modèle linguistique pour l’étude des nominations émergentes
Outline of a Linguistic Model for the Study of Emerging Naming

Aprobación: 10 Abril 2021
La problématique abordée dans cet article concerne la systématisation des traces des opérations linguistiques impliquées dans l’activité de nomination, menée dans l’optique de leur analyse outillée. La nomination – vue dans ses grandes lignes – est une opération linguistique et cognitive complexe et multidimensionnelle, indissociable des processus d’appréhension et de catégorisation des réalités. Elle possède une dimension discursive et dialogique, car l’expression choisie pour nommer un référent reflète la position que le sujet parlant adopte à son égard. Les nominations s’inscrivent enfin dans une dynamique des relations sociales et révèlent des représentations que les locuteurs construisent, négocient, imposent parfois et font circuler.
Le travail, mené dans le cadre du projet ANR TALAD1, vise à construire une méthodologie générale du repérage, d’annotation et d’analyse des expressions à valeur généralisante susceptibles de faire catégorie. Ce sont des entités émergentes et relatives, plutôt que des réalités ultimes et absolues, qui sont visées, dans la mesure où le travail d’élaboration est alors explicitement marqué dans les discours. Écocide, éco-anxiété, ré-ensau- vagement en sont des illustrations d’apparition récente.
L’approche proposée est originale et repose sur plusieurs idées directrices :
tenir compte de la complexité des nominations et de l’intrication de leurs différentes facettes que sont catégorisation, signification, performativité et valorisation (désidérabilité, préférences, normes sociales),
cibler la phase d’élaboration des nominations (observer comment les locuteurs composent avec l’instable) : on mobilisera, à cet effet, la notion de repérage entre entités faibles ou repérées et entités fortes ou repères,
rendre compte de manière intégrée de l’élaboration référentielle des connaissances, de l’élaboration lexicale et sémantique des expressions, et de l’expression des attitudes intersubjectives.
Le cadre scientifique choisi conjugue trois domaines disciplinaires principaux : le traitement automatique des langues (construction et représentation des connaissances, référence), la sémantique (élaboration des significations) et l’analyse de discours (élaboration interdiscursive des concepts et termes). Il emprunte également aux travaux en sociologie, sciences politiques et anthropologie linguistique. Les nominations intéressent en effet, directement ou indirectement, plusieurs disciplines et ont donné lieu à un vaste en- semble de travaux. Parmi ceux qui ont nourri le plus directement notre réflexion, citons Dubois & Mondada (1995), de Chanay (2001), Bourdieu (2001), Siblot (2001), Kleiber (2001), Charolles (2002), Chave-Dartoen et al. (2012), Frath (2015).
La mise en place de la méthodologie et la construction de l’architecture ont été guidées par l’observation systématique des emplois d’une sélection de nominations dans plu- sieurs ensembles de discours : (i) corpus construit pour l’étude des expressions musulmans modérés et radicalisation, composé de discours médiatiques et institutionnels et d’interviews de travailleurs sociaux (Pengam & Jackiewicz 2019), (ii) corpus non thématique formé d’interviews politiques, élaboré par la société Reticular Project pour le projet TALAD2, (iii) corpus « Appropriation culturelle », formé de textes médiatiques et de questionnaires d’artistes internationaux, (mémoire de master 2 DIMIP, UPVM, 2019, H. Neff), (iv) corpus construit dans la cadre du projet MSH PROSE3 sur les différentes formes d’engagement écologique, composé d’interviews de militants écologistes et de permaculteurs, de textes fonctionnels et d’articles de médias spécialisés en écologie.
Le présent article articule deux grandes sections. Dans la première, la problématique générale de la nomination en tant qu’activité de catégorisation est exposée et discutée pour quatre cas particuliers. La deuxième décrit dans les détails et illustre par des exemples tirés des corpus le modèle linguistique destiné à guider l’interprétation des nominations émergentes. L’exposé se termine par une rapide discussion des résultats d’une expérience d’annotation guidée par le modèle, suivie par une esquisse des perspectives de travail à court et moyen terme.
L’activité discursive de nomination est inhérente à la construction de représentations qui viennent s’articuler avec l’expérience du ‘réel’. Si les nominations, comme le résume Frath (2015), tentent de « cerner et construire en discours de nouveaux objets qui apparaissent dans notre expérience collective », elles ne manquent pas de modeler et configurer cette expérience. Elles participent ainsi à l’élaboration – jamais achevée – de savoirs communs à propos d’objets ou de phénomènes.
Des événements se produisent, des processus s’enclenchent, des groupes humains se constituent, des idées germent, des idéologies naissent, des artefacts sont créés… quelque chose de nouveau ou de différent apparaît ou semble désirable, et demande à être nommé. Les processus de nomination recouvrent en réalité une palette de situations bien plus diversifiées, allant largement au-delà des cas de néologie habituellement évoqués. Sans prétendre à l’exhaustivité, voici quelques cas de figure qui laissent entrevoir les différents ressorts des dynamiques catégorielles :
rendre compte des réalités émergentes, nommer une altérité (non encore envisa- gée ou naissante) à un phénomène connu,
nommer une création (artefact), une idée ou un concept dans un acte d’institution,
rendre compte des transformations et des évolutions (métamorphoses, fractures, jonctions inédites, syncrétisme), interroger les frontières (mouvantes) des entités et des catégories,
marquer l’apparition de formes hybrides, mettant à mal des ruptures conceptuelles profondes stabilisées,
nommer plus précisément des réalités intermittentes, contextuelles, minoritaires, marginales ou dégradées, pour en signifier l’intérêt,
isoler et nommer un phénomène à l’intérieur d’un ensemble flou ou artificielle- ment homogène (valorisation d’une partie peu saillante),
renommer pour être plus en accord avec la connaissance scientifique des faits ou phénomènes naturels, psychologiques ou sociaux,
renommer pour recatégoriser, dans le but de faire évoluer la perception d’un référent (valoriser, dévaloriser, neutraliser, éviter une surenchère anxiogène).
Plusieurs questions, d’ordre cognitif, linguistique et discursif peuvent être posées, et dessinent un contour des problématiques de recherche que le projet TALAD se propose d’accompagner :
quelles connexions ou similarités entre des entités (objets, faits, évènements, phénomènes, personnes, etc.) sont perçues et choisies pour les regrouper sous des appellations communes alors qu’elles peuvent ou auraient pu être pensées et désignées comme distinctes4 ?
quels sont au contraire les mécanismes (cognitifs, pragmatiques) qui conduisent vers la particularisation d’éléments au sein d’une catégorie englobante ?
quelles opérations discursives permettent d’élargir une catégorie pour lui per- mettre de référer à de nouveaux objets ?
quels empans de variation sémantique des nominations sont négociables dans/ par le discours ? quelle part revient au contexte sociétal et culturel dans cette négociation ?
comment se reconfigurent les significations, les catégories et les champs lexico-terminologiques avec l’apparition de nouvelles unités ?
À l’échelle plus large des SHS, les finalités impliquant l’observation des processus de nomination à l’œuvre dans la catégorisation des réalités sociales sont nombreuses. Nous pouvons citer notamment :
observer les figements des catégories et leurs usages prescriptifs,
étudier des processus d’instrumentalisation des catégories à des fins socio-politiques (hiérarchisation, marginalisation, discrimination, valorisation),
savoir discriminer des catégorisations socialement discutables (à caractère ethnicisant, raciste, etc.),
étudier les ressorts de la revalorisation des catégories initialement stigmatisées.
Chaque nouvelle nomination travaille à sa manière le champ catégoriel de référence.
Son arrivée peut venir perturber ou voire modifier en profondeur la structure de l’univers conceptuel établi. L’extension des frontières de la catégorie avec remise en question de sa propriété définitoire, l’hybridation de catégories historiquement exclusives les unes envers les autres, le partitionnement interne affaiblissant ou brouillant l’essence de la catégorie, ou encore la requalification axiologisante sont quatre cas de figure que nous nous proposons d’illustrer dans les lignes qui vont suivre.
Les nominations émergentes sont des entités relationnelles. En s’inscrivant dans des réseaux conceptuels et lexicaux stabilisés, certaines d’entre elles parviennent à faire évoluer ces mêmes systèmes.
Ainsi, la généralisation de l’emploi de l’expression réfugiés climatiques que nous observons aujourd’hui amène en toute logique à modifier, tant dans son intension que dans son extension, la catégorie des « réfugiés ». Le concept de « réfugié écologique » s’est progressivement forgé dans un contexte de prise de conscience des dégradations de la planète (1), mais son émergence bouleverse les catégories classiques du droit des migtions. En effet, le terme réfugié désigne une catégorie très particulière de migrants que le droit international a entérinée par la Convention de Genève de 1951, et renvoie à la protection des individus contre diverses formes de violences et d’exclusion liées à l’appartenance ethnique ou aux convictions politiques ou religieuses. L’environnement dégradé rendu inhabitable n’en fait pas partie. Intégrer ce nouveau critère dans la convention permettrait d’obtenir une reconnaissance sur les plans politique et juridique se traduisant en obligations réelles du droit international et des états.
Il est à noter que ces nouvelles expressions (1) posent en même temps des problèmes sémantiques (Alsadhan et al. 2018), car il est nécessaire s’accorder sur les nuances des différentes variantes en usage (réfugiés|migrants + climatiques|écologiques|environnem entaux ; éco-réfugié…).
François Gemenne6 voit le terme réfugiés climatiques comme un abus de langage, car un réfugié est une personne qui a franchi une frontière. Or, « ces migrations sont essen tiellement des migrations internes, les migrations internationales constituant l’exception plutôt que la règle ». D’autres focalisent leur raisonnement sur le choix de l’adjectif dans la mesure où celui-ci fait ressortir la cause de la migration. Selon Stephen Castles, professeur honoraire de sociologie à l’Université de Sidney, le terme migrants ou réfugiés environnementaux est trop simpliste parce que son emploi signifierait que la migration résulterait d’une seule cause. Or il est très rare, selon lui, que la migration ait une seule cause, car les facteurs climatiques ou environnementaux font partie d’un schéma complexe de causalités multiples liées à des facteurs économiques, sociaux et politiques.
La problématique des modifications catégorielles se manifeste également à travers l’apparition de formes de représentations holistiques ou d’entités hybrides. Nous continuons par exemple de parler de la nature et de la société, de la nature et de l’homme, de la nature et de l’art, de la nature et de la religion (qui font partie des dualismes structurants de la pensée moderne), or nombre d’ethnologues, d’anthropologues7 ou de zadistes8 relativisent fortement ces mêmes dichotomies.
Les nouvelles pratiques du végétal, en agroécologie et permaculture, mais aussi en architecture et urbanisme (aménagement de territoires), font apparaître des formes d’hybridité entre domestiqué et sauvage (exploité et intact, maîtrise et laisser-faire, etc.). Cela aboutit à la création de termes en apparence oxymoriques forêt-jardin, farming the woods, agriculture sauvage, agriculture réensauvagée, agriculture invisible, spontané dirigé, jachère productive, friche cultivée, friche maîtrisée (2–3).
D’autres ruptures conceptuelles profondes qui séparent par exemple : primitif et évolué, hostile et protecteur, nuisible et utile sont aujourd’hui mises à mal avec l’apparition d’expressions telles que savoirs sauvages, ville sauvage ou encore prédateur protégé ou nuisibilité vitale (4).
Il est à noter que les nominations sont aptes à condenser plusieurs informations sur le référent, allant de ses aspects les plus objectifs (cible, mode opératoire, responsabilité) aux plus subjectifs (désirabilité, valeur) susceptibles d’être partagées socialement. La signification et la valorisation peuvent se rejoindre dans plusieurs configurations (ou programmes de sens).
Des appels à projets, des classements d’entités (territoires, villes…), ou encore des titres de reportages forgent des appellations qui renvoient, littéralement ou de manière métaphorique, souvent avec une intention injonctive, à des réalités désirables. « Villes respirables en 5 ans », « Nantes ville comestible », projet Kohero : « Imaginez, une ville comestible, respirable, solidaire et inclusive » ; ville durable, ville cyclable, ville vélofriendly, ville éco-intelligente, ville sauvage en sont quelques illustrations. Ces expressions qui renvoient à des modèles de villes de demain, désignent et dessinent en même temps des programmes d’action.
Dans le cas de ces « nominations programmes » (ville sauvage) et des expressions associées (ensauvager la ville), l’objectif visé (ici, rendre la ville plus naturelle et de ce fait plus humaine ; ensauvager pour humaniser), atténue le caractère paradoxal de la signification littérale9.
A l’opposé de ces nominations à l’axiologie positive, des qualificatifs tels que Khmers verts, djihadistes de l’écologie, talibans verts viennent désigner – sur un mode volontairement péjoratif, voire injurieux – des catégories d’écologistes aux revendications radicales. De telles créations mobilisent à dessein les figures des repoussoirs absolus présents dans l’imaginaire collectif d’une société à un moment donné (Khmers, talibans, djihadistes, ayatollahs, fascistes).
L’usage intense d’une expression dans l’espace public n’en garantit pas nécessairement la stabilité des contours et l’univocité du sens. La formule musulman modéré est celle qui, parmi toutes celles que nous avons étudiées, illustre peut-être le mieux l’idée d’une nomination instable, alors qu’elle est couramment employée, en particulier dans les discours institutionnels. En première approximation, la présence du qualificatif modéré participe à la caractérisation hétérogène d’un groupe humain – les musulmans – en posant de façon implicite l’existence d’un continuum d’intensité dont les bornes pour- raient être désignées par les expressions musulmans non pratiquants et musulmans intégristes (7).
Très vite cependant, ce schéma intuitif devient caduc, tant les représentations associées à la figure du musulman modéré (ou à la classe des musulmans modérés) sont diverses et divergentes (Pengam & Jackiewicz 2019). Socialement souhaitable et à construire pour les uns, contestée par d’autres, cette catégorie ne renvoie pas à une représentation unifiée de la figure du musulman, vu, tour à tour, comme non pratiquant ou pratiquant convenablement, typique ou atypique en tant que musulman, à l’opposé des islamistes « qui passent à l’acte » ou terroriste en puissance, éloigné des extrêmes ou placé en opposition au musulman aux pratiques rigoristes, être réel (pouvant être incarné par une personne existante) ou concept abstrait (pure invention de l’esprit).
Afin de créer un cadre d’analyse permettant d’observer finement et systématiquement les différentes manifestations de l’activité discursive d’élaboration et de négociation des nominations, en considérant ses multiples facettes (catégorisation, signification, performativité, valorisation), nous proposons une méthode basée sur une architecture de notions, articulées suivant trois volets : les plans, les procédés et les attitudes.

« Les dénominations, par la présupposition existentielle qui s’y rattache, […] constituent un engagement ontologique en faveur des choses dont nous voulons qu’elles existent, qu’elles soient stables et subjectivement partagées ». Cette proposition de Georges Kleiber (2001) vaut à plus forte raison pour des nominations, lesquelles accompagnent la naissance et l’évolution des concepts. En même temps, rappelons que les nominations rendent compte des fragments de réalité sous une certaine description.
En simplifiant, la réalité à verbaliser peut être saisie sur deux plans : ontologique et langagier, étroitement liés. Le premier qui s’intéresse aux modes d’existence et d’organisation des référents aborde ‘le réel’ comme (s’il était) extérieur à la langue. Le second, d’ordre sémantique, concerne la mise en mots et leur négociation pour stabiliser la dénomination des phénomènes concernés (tableau 1). Au plan ontologique, le focus est mis sur la dimension idéationnelle des discours, au sens de Halliday (1994). Les questions posées sont de plusieurs ordres : le référent dont on parle existe-t-il ? Ou existe-t-il selon des modalités particulières ? Quels sont ses rapports avec des entités catégorielles plus générales, plus spécifiques, entités sœurs ? Au plan langagier, on s’intéresse aux différentes façons dont les locuteurs élaborent et négocient les nominations du point de vue de leur adéquation sémantique à représenter – parfois en l’instituant – un fragment de réalité.

La verbalisation de cette mise en rapport peut prendre différentes formes, en privilégiant tantôt l’aspect descriptif des réalités (8–9) pour en affirmer ou interroger l’existence, tantôt l’adéquation sémantico-pragmatique de l’expression à dire la réalité que l’on souhaite mettre en évidence (10–11). Il n’est pas rare que les locuteurs glissent d’un plan à l’autre (10).
À travers l’activité de nomination, les locuteurs négocient une vision provisoire du modèle guide la description des différents procédés d’élaboration des nominations qui se matérialisent par des actes d’institution (introduction), de destitution (rejet) et d’ajus-tement.
L’introduction concerne les expressions nouvellement créées et/ou les concepts (ou des réalités) nouvellement introduit(e)s. Le rejet traduit un refus ferme de négociation sur le terme et/ou la réalité réfuté (e) et, s’accompagne éventuellement d’une proposition alternative. Le constat d’instabilité tout comme le sentiment d’inadéquation des expressions disponibles à dire la réalité voulue conduisent les locuteurs à recourir à des procédés d’ajustement (repérage, spécification, illustrations, reformulations, commentaires). Les manifestations des procédés d’élaboration diffèrent selon la perspective adoptée (tableau 2).

La perspective ontologique, focalisée sur les modes d’existence et d’organisation des entités, se manifeste dans les discours par la présence de certaines formes modales, dont (i) les modalités aléthiques indiquant le caractère possible, impossible, nécessaire ou contingent de l’existence du référent, (ii) les modalités épistémiques qui marquent le degré de certitude du locuteur quant à l’existence de ce référent (lesquelles relèvent de la prise en charge, au plan des attitudes).
Donner un nom à un objet (phénomène), c’est dire : « oui, cet objet existe » et s’engager par rapport à cette assertion. Une nomination peut désigner également une réalité qui n’existe pas, mais apparaissant comme souhaitable ou désirable serait à construire ou à instituer (dessiner, laisser émerger, mettre en place, construire). On note la présence des marques de téléonomie (but, visée, projet, proposition, arriver à, réussir à, destiné à, etc.) et de formes injonctives (il faut).
Une entité peut être présentée linguistiquement (par un jeu des dénominations) ou dis- cursivement (par des désignations), en termes d’inclusion, de différence ou d’opposition, parfois de complémentarité (dans une partition binaire ou multiple) avec une ou plusieurs entités de référence (mieux établies). Il est également possible d’en évoquer un représentant prototypique. Afin de systématiser la description de ces emplois, en examinant comment les locuteurs positionnent un référent (p. ex. musulman modéré) par rap- port à des catégories englobantes, sœurs ou extérieures, nous avons fait appel au modèle des relations statiques de Desclés (1987). Selon ce modèle, chaque catégorie peut être appréhendée à travers trois grands types de repérage (lien entre une entité repérée et une entité repère), susceptibles à leur tour d’être spécifiés suivant des modes d’organisation particuliers (identification, différentiation, ruption). Le lecteur trouvera dans (Jackiewicz & Pengam 2020) une description détaillée du système de repérage et de son mise en œuvre dans l’analyse des nominations musulman modéré et radicalisation. Les énoncés (13 à 16) illustrent respectivement les relations d’appartenance, d’inclusion, de partie- tout et de ruption.
L’acte de rejet, lequel dénie l’existence à un référent, peut s’exprimer sur un mode catégorique (X n’existe pas, il n’y a pas de X) ou nuancé (X n’existe pas, en revanche X’ existe). Ce type d’assertion s’intègre en général est dans un schéma argumentatif plus élaboré.
On s’intéresse ici aux différentes façons dont les locuteurs choisissent et négocient les nominations du point de vue de leur adéquation sémantique à représenter la réalité en question.
L’acte d’introduction concerne essentiellement les expressions nouvellement proposées ou l’affirmation d’un nouveau sens d’usage pour une expression préexistante (19). Sa toute première occurrence peut, si le contexte approprié vient le légitimer, être vue comme le résultat d’un acte de baptême. Cet acte performatif est toujours explicitement pris en charge (20).
L’instabilité des nominations émergentes se manifeste à travers différents procédés dis- cursifs d’ajustement (reformulation, commentaire, illustration, etc.). Les indices linguistiques de ces opérations énonciatives et métalinguistiques sont autant de clés pour l’interprétation des nominations en question. Ce travail d’élaboration de nomination peut être : neutre ou impliqué, intralocutif, interlocutif ou interdiscursif (21–22). Le souci d’adéquation du nom et de la chose dénommée peut conduire au rejet d’une dénomination disponible (préexistante ou nouvellement proposée) jugée inadéquate et à son remplacement par une autre. Ce refus d’adopter ou d’employer le terme en question s’inscrit généralement dans un argumentaire qui en explicite la raison (22).
Enfin si une nomination appropriée amène êtres et choses à l’existence sociale, le déni de nomination – se manifestant par l’emploi de mots tels que truc, machin, chose – peut traduire un refus de d’accorder une reconnaissance officielle aux entités ainsi désignées. La validité d’une nomination et de son déni ont à voir avec l’autorité et le pouvoir de l’énonciateur.
Les nominations, qui désignent en les catégorisant des fragments de réalité, sont des syntagmes habités de prises de positions et chargés de valeurs. Ce volet du modèle renvoie à la dimension subjective, intersubjective et interactionnelle inhérente aux discours qui manipulent des expressions référentielles instables. Il permet notamment de travailler sur le caractère relatif de certaines nominations, en tenant compte de leurs cadres de validité. Le système des attitudes retenu (tableau 3) réunit la notion de prise en charge énonciative de Desclés (2009), le système notionnel d’engagement (monoglossie, hétéroglossie, contraction, expansion) défini par Martin & White (2005), ainsi que la typologie des cadres de discours introduite par Charolles (2009).

Les locuteurs qui négocient concepts et mots disposent d’une série de ressources linguistiques permettant de : (i) faire connaître leur propre position (attitude, mode d’appréhension ou degré d’adhésion) par rapport à ces référents ou termes, (ii) positionner leur voix par rapport à d’autres qui se sont exprimés sur le même objet : négocier un espace d’expression, ignorer ou admettre la diversité des points de vue, par coopération ou par confrontation agonistique ; (iii) spécifier le cadre de validité de la réalité nommée, en montrer le caractère relatif.
Ces différentes modalités d’attitude informent chacune à sa manière l’acte de nomination.
La prise en charge énonciative est typique de l’expression des opinions et des convictions. Elle dévoile les degrés d’adhésion et de distanciation par rapport aux états des choses discutées. Ses modalités explicites et habituelles sont essentiellement portées par des verbes d’attitude propositionnelle employés à la première personne (23–24).
La discussion de l’adéquation entre les mots et les choses – propre aux nominations – se manifeste typiquement dans des ajustements interlocutifs et interdiscursifs. Par ce procédé, les locuteurs signalent, selon des modes d’expression tantôt coopératifs, tantôt agonistiques, des emplois pertinents ou problématiques (approximatifs, inappropriés) issus des discours des tiers. Ces négociations peuvent passer par différentes formes d’interactions, parmi lesquelles des commentaires visant à signaler l’emprunt de façon neutre ou en soulignant sa pertinence, à critiquer l’emploi de la nomination, jusqu’à proposer ou imposer un terme alternatif.
Plus précisément, l’interaction dialogique avec d’autres voix (hétéroglossie) peut prendre différentes formes explicites : (i) contraction : accord ou alignement (25), désaccord (refus, opposition) (26) ; (ii) expansion (ouverture à d’autres points de vue) : imputation (27), prise en compte (reprise neutre ou reprise distanciée du point de vue de l’autre) (28–29). Un raf- finement plus poussé permet de considérer également deux autres cas de figure : (iii) consonance (accord implicite, par défaut), (iv) dissonance (désaccord implicite ou par défaut).
Le cadrage renvoie principalement aux circonstances (temporelles, spatiales, etc.) des événements, procès et états de faits dénotés et nommés dans le cours d’un texte ou d’un discours. Ses formes d’expression précisent les conditions dans lesquelles la proposition qu’ils indexent peut être dite vraie ou fausse. Au sens de Charolles (2009), il s’agit des cadres de discours de type vériconditionnel.
Les marques de cadrage peuvent révéler l’acception associée à un terme dans un contexte d’emploi particulier (social, politique, économique, esthétique, spirituel). On remarquera aussi l’importance des repères temporels et spatiaux qui éclairent l’origine des termes et l’évolution des emplois et des acceptions associées à des notions. Dans (30), il est à noter que l’appropriation culturelle, discutée relativement aux pays africains, est vue avec les yeux d’une professeure de droit américaine. Dans (31), l’acception du terme ambigu écologie intégrale est éclairée par l’introduction successive de plusieurs marques de cadrage (depuis le XIXe siècle, droites dures, en France, nouvelle droite, catholiques traditionalistes). Dans (32), on précise ce que signifie l’expression harcèlement de rue, telle qu’elle est employée en Europe et en Amérique du Nord.
La grille d’analyse que nous venons de présenter a été formalisée sous forme d’un schéma d’annotation dédié à l’annotation des cotextes des expressions référentielles à l’état précoce de leur stabilisation discursive.
Les premières expériences d’annotation réalisées sur les corpus du projet TALAD pour une sélection de nominations ont permis d’identifier les marqueurs prototypiques des différentes opérations explicitées par le modèle, des schémas d’expression récurrents, ainsi que les tendances statistiques propres à ce corpus. Au total, lors de l’annotation manuelle par deux linguistes, 6825 items d’informations ont été ajoutés pour 836 occurrences de nominations choisies. Cette approche quantitative permet de constater qu’en moyenne chaque nomination a été caractérisée par 8 valeurs sémantiques issues du modèle. Ce résultat confirme l’idée que dans le corpus de référence, l’activité de nomination s’accompagne bien d’une importante et significative activité d’élaboration discursive à des fins de désambiguïsation, dont il devient possible d’expliciter les modalités et confi- gurations particulières.
Parmi les tendances mises en évidence, on notera que le procédé d’ajustement et l’attitude de cadrage constituent les cas majoritairement observés. L’ajustement représente 90 % des opérations d’élaboration. Le cadrage et la prise en charge représentent respectivement 52 % et 34 % des modalités d’attitude. Différentes formes d’ajustement et d’attitude peuvent se combiner entre elles, comme on peut le voir dans la figure 2, relativement à l’énoncé (33).

À partir du corpus enrichi, plusieurs explorations sont possibles et seront menées : (i) croiser les formes d’ajustement et les types de relations de repérage, (ii) observer les spécificités des cotextes des nominations, en fonction du type sémantico-logique de l’entité désignée (entité humaine, processus social, événement…), (iii) contraster les co-textes pour les nominations à axiologie positive et négative, (iv) identifier des configurations co-textuelles caractéristiques des nominations à différents degré de stabilisation (précoce, intermédiaire, avancé).
Nous projetons également d’exploiter plus finement l’étiquetage en relations de repérage, en analysant les termes associés aux nominations instables. 78 % des nominations ont été mises en relation avec des notions repère, ce qui constitue un apport de données tout à fait significatif. Des réseaux de cooccurrences peuvent être construits à partir des sous-graphes locaux pour caractériser le texte (corpus) dans sa globalité, car ces graphes permettent de détailler la sémantique des cooccurrences en lien avec les nominations à l’étude.
Enfin, à plus large échelle, l’influence des genres discursifs sur les modes de nomination constitue un axe de recherche à explorer. A la lumière des travaux sur le corpus radicalisation (Jackiewicz & Pengam 2020), le genre discursif apparaît comme paramètre explicatif de présence ou d’absence de certains procédés d’élaboration comme les relations de repérage.




