Résumé: Cette étude est consacrée à l’infinitif indépendant polonais, pivot des énoncés injonctifs, et à ses équivalents français. L’analyse s’effectue à deux niveaux. Dans un premier temps, l’auteure décrit la forme polonaise précitée dans le cadre méthodologique de la syntaxe formelle (Saloni et Świdziński 2012) afin de la comparer aux autres emplois de l’infinitif ainsi qu’aux autres verbes prédicats réservés à l’expression de la modalité injonctive. La forme française correspondante est dégagée par la suite selon un seul et même critère, celui de la dépendance syntaxique. Néanmoins, si les langues étudiées disposent toutes les deux d’un infinitif injonctif, elles n’en font pas le même usage. Seul le polonais y recourt à l’oral, dans des situations de face-à-face. Mais quels facteurs favorisent cet emploi ? L’auteure répond à cette question dans une analyse sémantico-pragmatique menée dans le cadre général de la théorie des actes de langage (Searle 1979, Vanderveken 1988). Elle y présente l’injonction en tant que ‘famille’ d’actes directifs et montre ceux qui peuvent être réalisés par un infinitif. Leur description prend également en compte les facteurs sociaux et psychologiques favorisant l’apparition de la forme étudiée. Quelle forme française apparaît le plus souvent dans les traductions du polonais en français ? L’analyse du corpus, constitué d’exemples tirés principalement des parties dialogales d’œuvres littéraires polonaises contemporaines et de leurs traductions françaises attestées, a permis, d’une part, de confirmer l’hypothèse que le français n’a pour équivalent fonctionnel (grammatical) que le mode impératif, et d’autre part, d’entamer une réflexion sur les possibilités de traduction dans une langue qui n’exploite pas dans les contextes analysés la structure équivalente.
Mots clés: infinitif indépendant, impératif, syntaxe, injonction, actes de langage, grammaire contrastive.
Abstract: This article discusses the Polish independent infinitive, which constitutes a predicate in imperative utterances, and its French functional equivalents. The analysis was conducted at two levels. In the first part, the author describes the independent infinitive in the Polish language referring to the Polish formal structural syntax (Saloni, Świdziński 2012). This is to determine which place is occupied by this unit in a sentence, both in relation to other uses of the infinitive and in comparison to other units with the function of a predicate in statements of the same modality. The French structural equivalent has been determined on the basis of the same criterion of syntax dependency. However, even though both languages have corresponding structures, they do not use them in the same way. Only in Polish it is possible to form sentences with infinitive predicates in the spoken language, in face-to-face conversation. What are the factors that favour choosing this form? The author answers this question in her semantic and pragmatic analysis, conducted in the methodological framework of speech act theory (Searle 1979, Vanderveken 1988). She presents imperatives as a class of speech acts, which are extensively developed and specifies those, which can be executed by means of utterances with infinitive predicates. Additionally, factors of social and psychological character have been taken into consideration, as those which favour selecting the discussed form. What structure constitutes its functional equivalent in the French language? An analysis of a body composed of examples originating primarily from dialogues in contemporary literary works and their approved translations has allowed, on the one hand, to confirm the intuitive belief that grammar forms perform this function, in face-to-face oral communication the French language has only the command mode forms (l’impératif in French). On the other hand, we can launch a discussion about possibilities to translate them into a language which does not allow for an analogous use of the available infinitive structure.
Keywords: independent infinitive, command mode forms, syntax, injunction, speech acts, contrastive gramar.
Summary: Šio tyrimo tema – savarankiška lenkų kalbos bendratis, sudaranti liepiamųjų pasakymų pagrindą, ir jos prancūziški atitikmenys. Analizė vykdoma dviem lygmenimis. Pirmiausia autorė aprašo minėtą lenkišką formą pagal formaliosios sintaksės metodologiją (Saloni ir Świdziński 2012) ir ją palygina su kitais bendraties vartojimo atvejais, taip pat su kitais veiksmažodiniais predikatais, kuriais kalbėtojas perteikia paliepimą. Atitinkama prancūzų kalbos forma vėliau identifikuojama pagal tą patį sintaksinės priklausomybės kriterijų. Vis dėlto, nors liepiamoji bendratis egzistuoja abiejose tirtose kalbose, jos vartosena nevienoda. Sakytinės komunikacijos situacijose, kuriose dalyvauja du nariai, ji vartojama tik lenkų kalboje. Kokie veiksniai skatina tokią vartoseną? Į šį klausimą autorė atsako semantinėje-pragmatinėje analizėje, atliktoje pagal šnekos aktų teoriją (Searle 1979, Vanderveken 1988). Paliepimas pateikiamas kaip direktyvinių šnekos aktų „šeima“ ir nurodomi tie aktai, kurie gali būti reiškiami bendratimi. Juos aprašant taip pat atsižvelgiama į soacialinius ir psichologinius veiksnius, skatinančius analizuojamos formos vartojimą. Kokia prancūziška forma dažniausiai aptinkama vertimuose iš lenkų kalbos į prancūzų kalbą? Iš šiuolaikiniuose lenkų literatūros kūriniuose esančių dialogų ir jų vertimų į prancūzų kalbą sudaryto tekstyno analizė patvirtino hipotezę, kad prancūzų kalba turi tik vieną funkcinį (gramatinį) atitikmenį – liepiamąją nuosaką, ir paskatino pamąstyti apie atvejų, kai vertimo kalba neturi ekvivalentiškos struktūros, vertimo galimybes.
Keywords: bendratis, liepiamoji nuosaka, sintaksė, paliepimas, šnekos aktai, kontrastyvinė gramatika.
Articles
L’infinitif indépendant dans les actes directifs en face-à-face en polonais et ses équivalents fonctionnels français
Independent Infinitive in Directive Speech Acts for Direct Communication in the Polish Language and Its Equivalents in the French Language
Savarankiška lenkų kalbos bendratis direktyviniuose šnekos aktuose, kuriuose dalyvauja du nariai, ir jos funkciniai atitikmenys prancūzų kalboje
Dans la présente contribution, nous nous proposons d’analyser les énoncés injonctifs non elliptiques construits autour d’un prédicat infinitival indépendant et destinés à un allocutaire particulier, présent dans une situation de communication en face-à-face. Possibles seulement en polonais, en français, ces structures infinitives correspondent à des énoncés à l’impératif ; pour rappel, le français ne fait pas le même usage de la structure équivalente. Pour que nos lecteurs non-polonophones ne se sentent pas désorientés, en voici un exemple illustrant l’emploi qui nous intéresse. C’est la scène initiale du film Intouchables1, où Driss (Omar Sy) et Philippe (François Cluzet), après une course-poursuite effrénée, sont rattrapés par la police. « Sortez du véhicule ! Les mains sur le capot ! », en polonais « Wysiadać[sortir.INF] ! Ręce na maskę ! », crie l’un des policiers et, en braquant son arme sur la voiture, il force le conducteur à descendre.
Dans le texte qui suit nous allons décrire l’infinitif injonctif polonais dans le cadre méthodologique fourni par la syntaxe formelle polonaise (Saloni et Świdziński 2012) afin de le situer dans une perspective d’abord unilingue et ensuite contrastive (la comparaison avec la syntaxe de l’infinitif français) : d’une part, par rapport aux autres emplois de l’infinitif dans les deux langues, d’autre part, par rapport aux autres verbes prédicats réservés à l’expression de cette valeur modale en polonais. Dans un deuxième temps, vu que l’emploi de cet infinitif dépend de facteurs sémantico-pragmatiques, nous allons étudier l’injonction en tant qu’acte directif et, plus précisément, comme des actes concrets enrichis de valeurs pragmatiques pour montrer les sous-types d’actes aussi bien que les contextes propices à l’apparition de la structure étudiée.
Les exemples cités dans cette étude proviennent d’un corpus bilingue d’exemples relevés principalement dans les parties dialogales d’œuvres littéraires polonaises choisies des XX. et XXI. siècles2. L’analyse des traductions françaises nous permettra de recenser au passage quelques-uns des équivalents fonctionnels français de la forme étudiée3.
Dans l’approche formelle, l’infinitif (Vinf) constitue, en tant qu’unité syntaxique, le noyau du groupe infinitival (infg). Ce groupe, outre la possibilité de se trouver sous la dépendance d’un élément qui a la propriété de se construire avec un infinitif auquel cas il forme un syntagme infinitival (INFP), peut servir de pivot à une phrase ou à une proposition et constituer un équivalent distributionnel du verbe fini (Vfin) (Saloni et Świdziński 2012 : 254, Wiśniewski 1994 : 39, 44-45, Gębka-Wolak 2011 : 22). L’infinitif qui nous intéresse particulièrement fait partie des infinitifs prédicats de phrase, présents uniquement dans des contextes non-assertifs, limités en syntaxe formelle à l’interrogation (cf. Górnikiewicz 2020) et à l’injonction (cf. Górnikiewicz [à paraître]).
On répartit les emplois des infinitifs français selon un seul et même critère, celui de la dépendance syntaxique. De façon très sommaire on peut dire que l’infinitif sert soit de mot-tête à un syntagme subordonné susceptible d’assumer différentes fonctions nominales, soit de noyau verbal auquel cas il « équivaut au mode personnel correspondant » (Riegel et al. 2016 : 583). On reconnaît généralement que l’infinitif prédicatif a quatre valeurs sémantiques. On les retrouve le plus souvent sous les étiquettes suivantes : infinitif de narration (contexte assertif), infinitifs interrogatif, injonctif et exclamatif (Riegel et al. 2016 : 581, Grevisse-Goosse 2016 : § 901, Le Calvé Ivičevič 2015 : 40).
Un énoncé injonctif permet la réalisation d’actes appartenant à la grande famille des actes directifs (Riegel et al. 2016 : 692, Searle 1979 :13-14), actes d’injonction, soit ceux par lesquels un locuteur veut diriger le comportement de son destinataire (Komorowska 2008 : 26) et qui, par conséquent, possèdent une visée transitive et factitive (Croll 1991 : 53). Un tel énoncé exprime la modalité déontique, liée à l’attitude du locuteur envers un événement futur potentiel (Palmer 2001 : 8) et reste, dans la plupart des cas, en rapport avec une autorité externe (lois, règles), même si le plus souvent cette autorité émane du locuteur qui donne la permission ou impose une obligation au destinataire (Palmer 2001 : 10, voir aussi Rytel 1982 : 82-83).
Un acte directif peut être réalisé par différents moyens grammaticaux ou lexicaux mais le nombre de ceux qui sont le plus directement prédisposés à exprimer l’injonction est limité.. Le polonais possède deux formes morphologiques spécialisées : le mode impératif et l’infinitif. Plus précisément, ce dernier est une forme grammatico-prosodique, puisque les énoncés avec ce type de prédicat sont aptes à recevoir deux courbes intonatives différentes : injonctive (descendante) et interrogative (montante) (Labocha 20195 : 24-25). L’infinitif est présent en polonais aussi bien dans les interactions verbales en face-à-face que dans la communication en différé.
Quant au français, s’il dispose d’autant de moyens d’expression de la modalité injonctive que le polonais (cf. Englebert 2009), il ne fait pas le même usage de l’infinitif indépendant injonctif. Celui-ci est réservé à une situation de communication différée dans le temps et dans l’espace et au code écrit (Górnikiewicz [à paraître]).
L’infinitif dans les contextes injonctifs a un spectre d’emplois assez large. Premièrement, il faut dire qu’il peut se présenter « non accompagné » (autrement dit « nu »6) – c’est cet infinitif que nous avons nommé « injontif » – ou « accompagné de proszę » (Labocha 2019 : 87-90, Huszcza 2006 : 172) qui, on le verra, peut être considéré comme une forme distante de l’impératif (forme utilisée en cas de vouvoiement singulier ou pluriel).
L’infinitif injonctif sert de pivot à une phrase injonctive7, il est indépendant et alterne librement avec un impératif dont il constitue l’équivalent distributionnel (Saloni 1976 : 91 ; Wiśniewski 1994 : 44-45 ; Gębka-Wolak 2011 : 75). Cette équivalence implique que le remplacement d’une forme par une autre ne cause aucun changement structural (certes, il faut passer outre l’absence de l’argument sujet) ni sémantique (Wiśniewski 1994 : 45). Les exemples (1.1) et (2.1.) illustrent cet emploi :
(1.1.) – Wszyscy ?
Tak jest.
Brać[ramasser.inf] karabiny. Jerzy sprawdzaj, czy przy pasach nie wiszą kabury. (K20, I : 201)
(1.2) – Tous ?
Tous
Bon. Ramassez les armes. Toi, George, vérifie les ceinturons ! (A20 : 103)
(2.1) – Milczeć[se taire.INF], Mock! – krzyknął Mühlhaus. - Milczeć! (KŚ : 44)
(2.2) – Silence, Mock ! s’écria Mühlhaus. Taisez-vous ! (FM : 43)
L’infinitif de nos exemples équivaut respectivement à la 2. pers.pl. et la 2. pers.sg. de l’impératif polonais, les phrases (3) et (4) étant tout à fait possibles :
(3) Bierzcie[ramasser.imp.2.pl] karabiny.
(4) Milcz[se taire.imp.2.sg], Mock! Milcz.
Dans ces énoncés, l’infinitif sert, en revanche, de forme distante de l’impératif. Les formes distantes sont utilisées dans les contacts neutres pour faire agir un allocutaire qu’on ne tutoie pas ; c’est au contraire un allocutaire à qui on s’adresse en recourant à l’un des pronoms honorifiques de la 3. pers. en fonction de la 2. (pronoms allocutifs) : pan (sg. msc.), pani (sg. fém.), państwo (pl. groupe mixte) (cf. Huszcza 2006 : 172). L’exemple (5.1) illustre cet emploi :
(5.1) – Mam dziś spotkanie pod Warszawą.
Proszę odwołać[proszę.annuler.inf].
To bardzo ważne spotkanie.
Rozumiem. Mam panu napisać usprawiedliwienie czy od razu wystąpić o areszt? (U : 38)
(5.2)
J’ai un déplacement en banlieue, argua-t-il.
Annulez.
C’est un rendez-vous très important.
Je comprends. Voulez-vous que je vous signe un mot d’excuse ou préférez-vous que je vous mette en garde à vue tout de suite ? (I : 46)
Dans cet emploi, l’infinitif alterne avec l’autre forme distante, à savoir la structure avec niech + 3. pers. sg. ou pl. de l’indicatif présent (perfectif ou imperfectif), accompagnée d’un pronom allocutif, comme le montre (6)
(6) Niech pan odwoła.niech.pron.dél.msc.annuler.pres.perf.3.sg].
Quant au statut syntaxique de cet infinitif, dans l’approche formelle il est considéré comme dépendant. Il forme un syntagme infinitival (INFP) et dispose de substituts nominaux de différentes natures (Gębka-Wolak 2011 : 222-225, 262). À l’opposé, dans le sillage de la grammaire traditionnelle, Labocha (2019 : 25) qualifie proszę, dont l’appartenance catégorielle est loin d’être univoque8 et qui par surcroît, peut avoir maints emplois (cf. Kominek 1992), d’élément extra-prédicatif. Son rôle se limiterait à indiquer la position du locuteur par rapport au contenu exprimé (cf. le modus de Bally, 1932/ 1965 : 36) et la phrase serait organisée autour de l’infinitif (cf. Jodłowski 1976 : 72). Considérer l’infinitif comme pivot de phrase est compatible avec l’approche qui fait de proszę une unité fonctionnelle (Jodłowski 1976, Bartnicka 1982 : 191) ou permet de le rapprocher de telles unités sur la base de son fonctionnement discursif (Łaziński 2006 : 128-131)9. La construction proszę + inf. est considérée comme la forme la plus universelle de tous les moyens d’exprimer l’injonction, ce qui explique la fréquence de son emploi (Bartnicka 1982 : 191, Labocha 2019 : 90) et conduit Huszcza (2006) à l’inclure dans le paradigme de l’impératif (cf. 3.4.).
Dans beaucoup de langues l’impératif est défini comme un mode de verbe associé à une morphologie incomplète. Il est utilisé avant tout à la 2. pers. (cf. Collin 2006) et a le singulier comme forme de base, vu que la fonction principale de l’impératif est celle d’appel (Nagórko 2012 : 148, cf. Bühler 2009 : 109-114) et que le statut du co-énonciateur y est obligatoirement impliqué (Krazem 2012 : 150).
Dans les grammaires polonaises, le paradigme de l’impératif n’est pas limité à la 2. pers. ni même à la 2. pers. sg. et pl. et la 1ère pers. pl., comme c’est traditionnellement le cas dans les ouvrages français10, mais ce mode est présenté comme variable selon la catégorie de personne. Le tableau (1) ci-dessous, inspiré du paradigme des formes impératives proposé par Nagórko (2012 : 149), recense toutes les formes qualifiées d’impératives par les grammairiens polonais (même si seules les formes familières11 de la 2. pers. ainsi que la 1ère pers. pl. se retrouvent chez tous les auteurs [cf. Krupa 2018 : 78-79]). Nous les avons classées selon la personne référentielle pour le polonais en incluant, en caractère gras, les trois formes recensées dans les grammaires françaises (cf. Grevisse-Goosse 2016 : § 407 a, 768 a, 89, Riegel et al. 2016 : 444, 575-576). Les formes françaises, conformément à la tradition, ont été inscrites dans les cases du tableau en fonction des seuls critères grammaticaux.
Ayant mis de côté la 1ère pers. sg., qui ne forme pas d’impératifs injonctifs12, et la 3èmepers. utilisée dans une relation indirecte13, on voit bien que le polonais possède plus de formes et encore ce tableau, quoique des plus complets, ne rend pas compte du fonctionnement réel de la langue. Pour avoir l’image adéquate de ce fonctionnement, il faudrait inclure dans le tableau, comme le propose Huszcza (2006 : 172), la forme distante, la plus universelle pour exprimer l’injonction, soit la construction proszę + inf. Dans le tableau 2, nous avons retenu trois des quatre niveaux d’honorification14 distingués par le chercheur pour les formes de la 2. pers. :
Nous avons montré que l’infinitif injonctif alternait avec la 2. pers. sg. et pl. de l’impératif, formes qu’il faut désormais qualifier de familières. Toutefois, d’un point de vue purement syntaxique, rien n’empêche de le remplacer par une forme distante :
(7) Proszę brać.proszę.ramasser.inf]karabiny.
(8) Proszę milczeć.proszę.se taire.inf.], Mock!
Dans la suite du propos, nous allons nous intéresser à l’infinitif injonctif, équivalent distributionnel de l’impératif (distant15 ou familier), présent dans des actes directifs en face-à-face et traduisible par l’impératif français, l’infinitif injonctif étant ici exclu. Mais, avant d’entrer dans le vif du sujet, quelques précisions s’imposent au sujet de la notion d’« honorification » en tant que catégorie linguistique et aussi sur le rapport entre l’emploi d’une forme et la politesse linguistique.
L’honorification est une catégorie lexicale et grammaticale en rapport avec la notion de personne verbale. Elle permet d’opposer les formes distantes (honorifiques) aux formes non distantes (familières). Les premières sont souvent qualifiées de polies. Huszcza lui-même recourt à cette notion : pour lui, la catégorie linguistique d’honorification fait partie de la politesse linguistique au sens large (Huszcza 2006 : 7). Mais il est vrai qu’on pourrait en déduire que le tutoiement est impoli (Tomiczek 1992). Heureusement il n’en est rien. On sait que l’emploi d’une forme doit être tout simplement approprié. Et pourtant, l’infinitif injonctif a une étiquette bien collée : employé à l’oral il passe pour brutal, voire peu poli (Labocha 2019, Krupa 2008 : 10). Quant au mode impératif, prédisposé à l’expression des actes de langage variés, l’emploi et l’appréciation des structures impératives varient d’une langue à l’autre, voire d’une culture à l’autre (Krupa 2018 : 85, Wierzbicka 1991 : 30). Si en polonais, ce mode est largement utilisé, les utilisateurs du français lui préfèrent des moyens plus détournés (du moins pour exprimer un ordre) (Kerbrat-Orecchioni 1992 : 200) car l’impératif reste perçu dans cette langue comme une forme autoritaire et donc brutale (Krupa 2018 : 85-86).
Un acte directif peut être réalisé par différents moyens linguistiques dont, en polonais par un infinitif injonctif. Les énoncés avec ce type de verbe prédicat traduisent, suivant les contextes, différentes valeurs illocutoires. Le tableau 3 répertorie les critères que nous avons utilisés dans la répartition des sous-actes16 :
Dans le tableau, les noms en majuscules, placés entre barres obliques servent de paradigme à plusieurs actes de langage. Ceux qui dans les deux langues réfèrent à des actes précis seront plus loin marqués en italique. Pour le polonais, nous nous sommes efforcée de conserver la terminologie de Komorowska (2008), du moins, chaque fois que l’acte en question a été défini par la chercheuse. Les équivalents français ont été proposés sur la base de définitions retenues dans Vanderveken (1988) et/ou dans des dictionnaires de langue (TLFi, Wielki Słownik Języka Polskiego).
Les énoncés à l’infinitif injonctif sont une formulation directe des actes contraignants pour l’interlocuteur qui est passible de sanctions en cas de non-exécution de ceux-ci. Ces actes profitent dans la plupart des cas à l’injoncteur ou à l’institution / l’organisation qu’il représente (Komorowska 2008 : 34) et peuvent être paraphrasés par ‘Je veux que tu fasses X pour moi’ (Laskowska 2004). Il n’est pas exclu qu’un groupe, voire l’humanité en général en soit bénéficiaire. Le caractère contraignant résulte de la position élevée qu’occupe l’injoncteur dans la hiérarchie sociale ou professionnelle dans une situation concrète de communication. La /RÉCLAMATION/ constitue une exception, le locuteur n’ayant pas ici l’autorité d’imposer des sanctions. Les sanctions ne s’appliquent pas non plus dans le cas de la /PERMISSION/ qui est une réaction à une demande de permission, paraphrasable par ‘Tu peux faire X’. Le caractère contraignant résulte ici du fait que, en principe, celui qui sollicite une permission de faire X veut réellement faire X (acte autocontraignant).
L’ordre. (pl. rozkaz) est « l’un des actes directifs dans lequel un locuteur contraint son interlocuteur à accomplir un acte quelconque (sans fournir, dans la plupart des cas, d’arguments à l’appui) sous menace de sanctions en cas de non-exécution de celui-ci » (Komorowska 2008 : 37). Pour pouvoir émettre un ordre, l’injoncteur doit être institutionnellement en position d’autorité (cf. le critère contextuel chez Kerbrat-Orecchioni, 2001 : 99). Quant à l’injoncté, il est obligé de l’exécuter et ce, indépendamment de son opinion personnelle sur ledit acte et l’état de choses représenté. L’infinitif non accompagné est utilisé dans les organisations et institutions où la discipline est stricte et où le règlement impose l’obligation d’obéir (Bartnicka 1982 : 29). L’armée en constitue sans aucun doute le meilleur exemple, comme en témoignent ces échanges qui ont eu lieu lors d’une action de sabotage menée par des soldats de l’Armée de l’Intérieur polonaise pendant la Seconde guerre mondiale17. À l’exemple (1.1), où l’ordre est donné à un groupe, ajoutons (9.1.) destiné à un injoncté unique :
(9.1) . Zatrzymaćmaszynistę - rozkazuje Jerzemu dowódca. (K20, I : 76)
(9.2) . Arrêtez-moi tout de suite cette locomotive ! ordonna le chef du petit groupe. (A20 : 55)
L’ordre2(pl. polecenie) se distingue de l’ordre. (pl. rozkaz) par un degré de puissance moins élevé : il s’agit d’inciter (et non pas contraindre18) l’allocutaire à exécuter une ou plusieurs tâches dans le temps imparti ; il s’agit de lui « dire de faire », c’est-à-dire de « faire une tentative linguistique assez forte pour qu’il fasse cette chose » (Vanderveken 1988 : 185). L’ordre. dépasse le cadre des relations professionnelles et l’éventail des sanctions y est plus vaste : sanctions disciplinaires, sociales, juridiques ou autres (Komorowska 2008 : 34). Si cet acte est le plus souvent réalisé par une structure avec proszę, quand une forme distante s’impose, ou par la 2. pers. de l’impératif, dans le cas de tutoiement, il n’est pas exclu de recourir à une réalisation infinitive pour émettre un ordre appuyé et cela dans une formulation conventionnelle. Comme dans le cas d’un ordre. ou d’un commandement (cf. ci-dessous), ce qui est privilégié ici, c’est le caractère catégorique de l’acte et son évaluation en termes de politesse n’est pas pertinente (Bartnicka 1982 : 29, Marciniak 1987 : 102). La situation est tout autre dans le cas de l’exemple (2.1), où le directeur criminel Heinrich Mühlhaus furieux contre son subalterne Mock ne veut entendre de sa part aucune explication. L’énoncé qui nous a permis d’introduire le sujet et que nous reprenons ici sous (10.1) en constitue un autre exemple :
(10.1) . Sortez du véhicule ! Les mains sur le capot ! (Int)
(10.2) . Wysiadać!Ręce na maskę! (N)
Pour comprendre les motivations à l’origine du choix de cette structure, il faut analyser de plus près la situation de communication, notamment le degré de conventionalité et le statut socio-professionnel des co-énonciateurs (le fond pragmatique, Labocha 2019 : 143-149). Dans (10.1), même si le rapport hiérarchique est bien établi – il s’agit d’un policier et d’un conducteur interpellé – la situation est exceptionnelle. Ce n’est pas une interpellation pour excès de vitesse. Driss et Philippe ont commis un délit de fuite. Il n’est donc pas étonnant que l’injonction transgresse la norme imposée par le vouvoiement habituel ; cette forme, qui serait attendue notamment lors d’un contrôle de routine, est remplacée par un infinitif injonctif. À l’origine de cet écart, comme dans (2.1), se trouve l’état émotionnel de l’injoncteur, une composante psychologique susceptible d’influencer la composante sociale (Labocha, 2019 : 145, 147). La même explication est valable pour (11.1) où l’infinitif s’est substitué à une forme non distante de l’impératif pluriel :
(11.1) . Wysiadać- szepce Zygmunt. Kolumb stoi przy otwartych drzwiczkach, pomaga wysiąść pannie młodej. Zupełnie oszołomiony Jerzy gramoli się za nią. (K20 : 160)
(11.2) . Descendez vite » murmura Zygmunt d’une voix suave. Colomb ouvrit la portière et aida la jeune mariée à descendre. George sortit à son tour. (A20 : 76-77)
Zygmunt, officier de l’Armée de l’Intérieur, qui n’est pas seulement le supérieur de Colomb, George et Alina mais avant tout leur ami (cadre non-institutionnel), emmène les futurs mariés à l’église dans une voiture volée à un général. Il conduit vite, « passe en trombe devant la caserne S.S., à quelques centimètres de la guérite de garde » (A20 : 46). Tout le monde va au mariage la peur au ventre. La menace d’arrestation est réelle, le conducteur, qui sent l’alcool, prend les virages sur deux roues.
Le commandement (pl. komenda), dont on se sert avant tout dans les services en uniforme19, se situe entre l’ordre. et l’ordre.. Ce qui caractérise les commandements, c’est leur exécution attendue dans l’immédiat et le fait qu’ils se présentent sous forme de constructions figées verbales ou averbales (Komorowska 2008 : 38). L’exemple (12.1) montre que l’infinitif non accompagné en fait partie :
(12.1) – Tym już niech sobie pan kapitan nie zaprząta swojej wojskowej główki. Odmaszerować. (B : 109) (12.2) – N’encombrez pas votre caboche de militaire avec ces questions, capitaine. À partir de cet instant cela cesse d’être une opération de l’armée. Rompez. (In : 135)
La demande appuyée (pl. żądanie.) est un acte directif qui participe de la demande et de l’ordre. L’injoncteur, fort du pouvoir que lui accorde sa position hiérarchique, estime être en droit d’exiger la réalisation d’un acte (Komorowska 2008 : 35). Il éprouve très souvent un sentiment vif : contrariété, colère, stress, surtout lorsqu’il s’agit d’une demande réitérée. L’acte est formulé avec force et insistance, ce qui rend possible l’infinitif. Tel est le cas dans (13.1) où Arthur, après avoir entendu dans une pièce voisine des cris désespérés de Stomil, demande deux fois de suite de laisser ce dernier tranquille :
(13.1) Artur Puśćcie go.wchodzą : Stomil, Eugeniusz i Eleonora za nimi Eugeniusz Dlaczego? To było ostatnie dotknięcie. ArturPuścić, powiedziałem. (T : 165-166)
(13.2) Arthur Lâche-le!(Entrent Stomil, Eugène et, derrière eux Éléonore.) Eugène Mais pourquoi ? C’était juste la touche finale… ArthurLâche-le, je te dis. (Tg : 170)
Le même acte est réalisé par pilnować dans (14.1) ci-dessous.
L’interdiction, la défense(pl. zakaz) sont des actes directifs qui ont pour objectif de faire cesser une action en cours ou d’empêcher une action potentielle. Ils se distinguent des autres actes par la présence de la négation grammaticale ou lexicale (Komorowska 2008 : 39). Il s’agit donc d’ordonner à quelqu’un de ne pas faire quelque chose. Selon Vanderveken (1988 : 186), l’interdiction concerne une période plus longue tandis que la défense peut être ponctuelle. L’exemple (14.1) est une défense destinée à un interlocuteur collectif (les clients près du comptoir). La situation – le risque qu’ils ne pourront pas tous acheter ce pour quoi ils font des heures de queue – justifie une réaction impulsive :
(14.1) – Pani podejdzie tutaj – kierowniczka wskazuje na czoło kolejki. […] . Nie puszczać! Pilnować! – słychać krzyki z tyłu. (KP : 70)
(14.2) La directrice du magasin montre la tête de la queue : – Venez par là. […] Des cris retentissent à l’arrière : – Ne laissez pas passer ! Défendez-vous ! (CP : 84-85)
Lapermission d’agir (pl. pozwolenie na działanie, Laskowska 2004) consiste à ne pas défendre à l’interlocuteur de faire X en présupposant qu’on a l’autorité de le lui défendre (Vanderveken 1988 : 87). Toutefois, et nous nous distancions ici de Vanderveken, ce n’est pas une simple dénégation illocutoire d’une défense, puisque X profite ici au destinataire. Ce n’est pas non plus le contraire d’un refus de permission d’agir (pl. odmowa pozwolenia na działanie, Laskowska 2004), vu que, dans le refus, le locuteur a l’autorité d’imposer des sanctions en cas d’exécution de X (Awdiejew 1987 : 129). L’infinitif de (15.1) est une des réalisations possibles de la permission d’entrer et, dans notre corpus, la représentation de la permission d’agir se limite à cette action concrète :
(15.1) […] Dokładnie o wpół do dziewiątej zapukali do gabinetu Andrzejewskiego. . Wejść. (Po : 99)
(15.2) […] À huit heures et demie, ils frappèrent à la porte du bureau d’Andrzejewski. . Entrez. (Py : 110)
On est bien ici dans un cadre institutionnel, puisque la permission d’entrer est accordée à deux policiers par leur chef. Toutefois, rien n’empêche ni d’avoir dans le même contexte la formule neutre proszę20 ni de recourir à la réalisation infinitive en dehors des institutions où la hiérarchisation est fortement formalisée, voire en dehors de tout rapport professionnel. Et le choix de l’infinitif peut avoir une motivation psychologique (p.ex. la même phrase a été prononcée dans la série polonaise Diagnoza21 par la cheffe du service chirurgie, agacée d’être dérangée) ou constituer une manifestation de l’idiolecte du locuteur qui aurait une (trop) grande estime de lui-même. Dans les deux cas, indépendamment de l’intention réelle de l’injoncteur, la formule pourra être perçue comme teintée d’impolitesse. La traduction polonaise de (16.1) s’inscrit bien dans la présentation du caractère hautain du directeur d’orchestre Zehetmayer qui reçoit Josef Wieser, son complice (les deux ont perdu leurs filles et ont succombé à un désir de vengeance) :
(16.1) Il s’inclina bien bas, autant que le lui permettaient son dos en compote, les douleurs dans ses lombaires et son orgueil, aperçut le visage dans la salle, lui fit un signe discret et rejoignit sa loge. On frappa à la porte deux minutes plus tard. – Entre !L’homme qui apparut avait quasiment le même âge […] (Nt : 129)
(16.2) Ukłonił się tak nisko, jak tylko pozwoliły mu sztywne plecy, ból w krzyżu oraz duma, a dostrzegłszy na sali znajomą twarz, dał dyskretny znak jej właścicielowi i zniknął w swojej garderobie. Dwie minuty później rozległo się pukanie do drzwi. – Wejść!Mężczyzna, który stanął w progu, był niemal w tym samym wieku […] (Nc : 96)
La réclamation(pl. żądanie.)22 est un acte directif au moyen duquel l’injoncteur, convaincu que la situation dans laquelle il se trouve lui en donne le droit, incite le destinataire à agir pour transformer la situation actuelle, jugée négative, en une situation correspondant à ses attentes. Si, selon lui, la réclamation doit être satisfaite, il n’a cependant aucun pouvoir institutionnel ou juridique sur l’injoncté qui occupe une position hiérarchique supérieure (Komorowska 2008 : 37). L’exemple (17.1) montre que l’infinitif peut apparaître dans une situation émotionnellement marquante et négative :
(17.1) – Pan u mnie miejsca nie masz, ja pana wyrzucam — szepnął Bucholc. – Ja sobie robię grubą nieprzyzwoitość z pana i z pańskiego miejsca. […] – Prócz tego, każę cię wyrzucić za drzwi. – Spróbuj chamie! — krzyknął, ubierając się spiesznie w palto. […] – Verflucht! Za drzwi z nim! — zakrzyczał. – Milczeć, złodzieju! — ryknął Horn, chwytając za jakiś ciężki stołek i gotów był bić, gdyby go był ktokolwiek dotknął. — Milczeć, ty szwabska mordo! ty szakalu! — rzucił stołkiem pod biurko i wyszedł, trzasnąwszy tak silnie drzwiami, aż wszystkie szyby z nich wyleciały. Borowiecki wysunął się już przedtem. (ZO : 148-149)
(17.2) – Vous n’avez plus votre place chez moi. Vous êtes renvoyés, murmura Buchholz. – Si vous saviez ce que j’en fais, de vous et de votre place. […] – Je vais te faire jeter dehors. – Essaie, butor ! cria-t-il en se dépêchant de mettre son manteau. […] – Flanque-le à la porte ! hurla Buchholz. – Tais-toi, voleur ! rugit Horn en attrapant une petite table massive, prêt à se battre au cas où quelqu’un porterait la main sur lui. – Tais-toi, gueule de Teuton ! chacal ! Il lança la table sous un bureau et sortit, claquant si fort la porte que toutes ses vitres volèrent en éclats. Borowiecki s’était déjà éclipsé. (TP : 188-189)
Ce fragment provient d’un roman publié en 1899 et met en scène la révolution industrielle de la fin du XIX. s., avec son capitalisme amoral et rapace. Si nous avons choisi cet exemple, c’est parce qu’il illustre très bien comment un différend peut dégénérer en conflit ouvert, ce qui se reflète dans la façon de parler des interlocuteurs. Buchholz, patron d’une grande entreprise de textile, individu de caractère exécrable, passe de pan (forme distante, quoique suivie ici de la 2. pers.sg.23) à « tu » après une réplique audacieuse de son employé Horn. Ce dernier fait de même. Finalement, poussé à bout, Horn remplace l’impératif non distant (pl. spróbuj – fr. essaie) par un infinitif injonctif, tout en accompagnant les formes injonctives utilisées d’insultes de plus en plus fortes.
La /DEMANDE/ [de faire]. Il s’agit d’un acte incitant le destinataire à agir dans le but de réaliser un vœu du locuteur (Komorowska 2008 : 30). Son enjeu est « d’obtenir du destinataire qu’il répare une situation de manque en faveur du bénéficiaire » (Croll 1991 : 55), qu’il transforme donc une situation négative en positive (visée réparatrice). Le destinataire est libre dans son choix et son refus éventuel ne sera pas sanctionné (Komorowska 2008 : 30). Néanmoins, si la demande est formulée convenablement, le refus ne sera pas bien accueilli (contrainte procédurale). De plus, le destinataire est soumis à un chantage affectif lié à la situation de manque dans laquelle se retrouve le locuteur (contrainte pathémique) (Croll 1991 : 55). Ce paradigme peut comporter différents sous-actes, dont le plus simple sera nommé demande tout court (pl. prośba).
Bartnicka (1982 : 30) signale un emploi régional (notamment à l’est de la Pologne) de l’infinitif exprimant une demande (forme polie de demande24). Dans notre corpus nous avons retrouvé un autre acte appartenant au même paradigme, illustré par (18.1) :
(18.1) Tam wpadało się na oślep w tłum siedzących, leżących, nawet rannych. Którzy krzyczeli : — O Jezu!... nie deptać... O Jezu!... (PP : 58)
(18.2) On tombait à l’aveuglette sur une foule de gens assis ou couchés, et même des blessés. Qui criaient : — Oh mon Dieu ! Vous m’écrasez… Oh mon Dieu !... (MI : 63)
L’énoncé de (18.1) accomplit l’acte de supplique (pl. błaganie), « supplier » signifiant demander comme une grâce, avec insistance et humilité en présupposant de plus que « ce qu’on demande n’est pas en notre pouvoir et que l’allocutaire peut au contraire en disposer à sa guise » (Vanderveken 1988 : 184, TLFi). L’injonction à l’infinitif est présentée comme prononcée successivement par des locuteurs à référence spécifique mais indéterminés et elle vise un/des destinataire(s) du même type, en l’occurrence tous ceux qui passent. À la valeur directive dominante s’ajouterait ici une valeur expressive de plainte (cf. Vanderveken 1988 : 201), un état affectif manifesté par le ton, l’intonation et l’interjection o Jezu ! (oh mon Dieu) qui trahissent la souffrance. Ainsi, le chantage affectif, propre au paradigme de la /DEMANDE/, se retrouve renforcé. Dans la traduction, la valeur expressive s’ajoute au but illocutoire assertif.
Le conseil(pl. rada) est un acte dans lequel le locuteur incite le destinataire à agir « en présupposant que cela est bon pour lui et qu’on a de bonnes raisons de croire que l’action envisagée est appropriée dans le contexte » (Vanderveken 1988 : 185). Le destinataire a droit au refus. L’injoncteur jouit d’un statut plus élevé : il est considéré comme compétent (ou a une telle opinion de lui-même) (Komorowska 2008 : 31) et cette compétence lui permet de saisir en quoi consiste l’intérêt du destinataire. Sa conduite se veut désintéressée (Croll 1991 : 64). L’acte de conseil est réalisé par un énoncé à l’infinitif injonctif dans (19.1) :
(19.1) Znajomy wita się. Pytam go, co tu robią. Przyjeżdżają od kilku dni z Pruszkowa na wykopki. Pytam dalej : czy nie da się do nich dołączyć. Daje mi od razu łopatę. – Próbować, może pan przejdzie. Biorę w garść łopatę. (PP : 248)
(19.2) L’autre me salue. Je lui demande ce qu’ils font là. Ils sont arrivés il y a quelques jours de Pruszkow pour travailler aux champs. Je lui demande encore si je ne peux pas me joindre à eux. Il me tend une pelle. . On peut essayer, vous passerez peut-être. J’empoigne la pelle. (MI : 270)
Dans le même paradigme s’inscrit l’avertissement(Croll 1991 : 66) (pl. ostrzeżenie) qui, pour Vanderveken (1988 : 185), est un acte complexe à la fois assertif et directif. En effet, quand on avertit quelqu’un, on lui donne une information en présupposant que l’état de choses représenté est mauvais pour lui. On veut le faire réagir de façon appropriée pour que l’état des choses s’améliore. L’exemple (20.1) accomplit un tel acte :
(20.1) Stomil Chodźmy, Eleonoro. Jesteśmy tylko parą biednych, starych rodziców. Edek Tylko mi nie odchodzić nigdzie za daleko i czekać, aż zawołam. (T : 206)
(20.2) Stomil Viens, Éléonore. Nous ne sommes qu’un vieux couple bon à rien. Edek D’ac, mais n’allez pas très loin. Au premier appel, je vous veux là, aussi sec. (Tg : 215)
Si la valeur directive est ici explicite grâce à la présence d’un infinitif injonctif (marqueur de force illocutoire directive) qui indique comment bien réagir, la suggestion qu’il vaudrait mieux se conformer à l’injonction pour éviter une situation désagréable est, quant à elle, à inférer du suprasegmental et de la présence de tylko25, marqueur de menace (pl. wykładnik grożenia) par lequel le locuteur avertit qu’il ne serait pas souhaitable que, ce dont il est question, se réalise (WSJP26). À cette interprétation concourt aussi la présence du datif éthique à la première personne. En effet, le pronom mi (absent de la version française) signale que le locuteur, forcément un proche, une connaissance de l’actant du procès (ici le destinataire), se pose comme bénéficiaire ou victime du procès (Leclère 1976 : 91) et que par conséquent celui-ci le touche de près.
L’infinitif injonctif est une forme spécialisée dans l’expression de l’injonction. Si à l’écrit, l’infinitif injonctif apparaît dans les deux langues dans la plupart des « genres d’incitation à l’action » (Górnikiewicz [à paraître]), dans les situations en face-à-face seul le polonais en fait l’usage. Son équivalent fonctionnel en français, c’est l’impératif. Même si le recours à ce mode n’est pas systématiquement privilégié par les traducteurs, il n’en n’est pas moins vrai qu’il reste toujours possible.
L’infinitif injonctif peut réaliser différents actes directifs, avant tout ceux à caractère contraignant pour l’interlocuteur. Dans le tableau 4, nous avons répertorié les actes directifs à réalisation infinitive relevés dans notre corpus d’exemples attestés traduits. Nous y avons inclus la demande, exemplifiée par Bartnicka (1982) ainsi que le refus de permission d’agir pour lequel nous ne disposons pas de traduction attestée27. Précisons enfin que la permission d’agir ainsi que le refus de permission d’agir relevés dans notre corpus se limitent à une action précise – celle d’entrer.
L’analyse des exemples montre que le recours à l’infinitif peut être un moyen neutre d’exprimer l’injonction dans les actes contraignants pour l’interlocuteur où il ne fait que signaler leur caractère extrêmement catégorique (ordre1, permission d’agir dans (15.1)). De ce fait, son emploi ne peut pas être évalué en matière d’atteinte à la politesse. De rares formes sont figées et fonctionnent comme des commandements, même si la réalisation infinitive des commandements militaires est loin d’être privilégiée (cf. Marciniak 1987). Quand le locuteur veut « dire de faire » sans cependant vouloir particulièrement faire valoir une position de force ou d’autorité (Vanderveken 1988), l’infinitif est rare, mais il est rare dans des situations conventionnelles (cf. aussi le corpus oral de Labocha 2019 où ces énoncés sont peu fréquents). Il s’invite au contraire volontiers là où l’émotionnel, avant tout négatif, prend le dessus (ordre., demande appuyée, défense, réclamation, permission d’agir, refus de permission d’agir). Il constitue ainsi un moyen stylistique, émotionnellement marqué et fait actualiser différentes valeurs illocutoires expressives. C’est dans ces emplois qu’il est perçu comme trop catégorique, brutal et, par conséquent, impoli. Certes, il est aussi possible que le locuteur s’octroie une position d’autorité et adopte une attitude méprisante envers les autres (permission d’agir dans (16.2)). Le caractère brutal, dont les chercheurs parlent, n’est pas, selon nous, sans rapport avec la caractéristique morphosyntaxique et sémantique de la structure : si le sujet sémantique à référence humaine peut être récupéré dans la situation d’énonciation, il ne pose pas de co-énonciateur précis et ne l’inclut pas dans l’échange.
Dans les actes non-contraignants, l’infinitif conserve sa valeur de moyen neutre. Son emploi, peu fréquent, est une question de registre ou peut avoir un caractère régional, même si le caractère « impersonnel » de la forme et sa prédisposition à s’employer dans des injonctions catégoriques peuvent favoriser une perception biaisée par le filtre de politesse. En tout cas, et il faut le souligner, l’infinitif n’est jamais le seul responsable de l’une ou l’autre interprétation (moyen neutre vs marqué), le rôle du suprasegmental est d’une importance cruciale.