Résumé: En janvier 1963, Paul Ricœur se montrait fort intéressé par le structuralisme auquel il avait déjà consacré d’importantes lectures (Rome, Entretiens Castelli). En juin 1963, lors d’un débat passionné avec C. Levi-Strauss, dans les locaux de la Revue Esprit, Ricœur conçut un violent rejet de la pensée structurale et ce ressentiment perdura chez lui jusqu’à son dernier ouvrage consacré à l’Histoire, en 2000. Initialement (jusqu’en 1979), cet anathème visait également A. J. Greimas et sa sémiotique. Puis, à la suite d’une série de rencontres universitaires et de débats publics avec Greimas, Ricœur en vint à un total changement de point de vue sur les travaux de Greimas, au point de lui enjoindre, lors de leur dernier débat public (en 1989) de ne pas prendre prétexte de ses recherches concernant la sémiotique des passions pour s’écarter de sa première sémiotique (celle qui de Sémantique structurale au Dictionnaire est désormais connue comme la « sémiotique standard »). Après quoi, Ricœur formula explicitement l’idée que la sémiotique standard avait élaboré une rationalité nouvelle, dont la force explicative était de nature authentiquement « théorique » et donc scientifique. Ce qui le conduisit à admettre que l’explication sémiotique pouvait s’avérer nécessaire, même dans le champ de l’Herméneutique, afin d’atteindre à un niveau de compréhension plus exact.
Mots clés:pratiques sémiotiquespratiques sémiotiques,médiationsmédiations,senssens.
Resumo: Em janeiro de 1963, Paul Ricœur se mostrava muito interessado no estruturalismo ao qual já tinha consagrado importantes leituras (Rome, Entretiens Castelli). Em junho de 1963, por ocasião de um debate acalorado com C. Levi-Strauss, nas dependências da Revista Esprit, Ricœur desenvolveu uma rejeição violenta ao pensamento estrutural, e esse seu ressentimento perdurará até sua última obra, consagrada à História, em 2002. Inicialmente (até 1979), esse anátema visava igualmente a A. J. Greimas e à sua semiótica. Depois, na sequência de uma série de encontros universitários e de debates públicos com Greimas, Ricœur chegou a uma completa mudança de ponto de vista sobre os trabalhos de Greimas, a ponto de intimá-lo, por ocasião do último debate público entre eles (em 1989), a não usar o pretexto de suas pesquisas relativas à semiótica das paixões para se distanciar da sua primeira semiótica (aquela que da Sémantique structurale ao Dictionnaire passa a ser conhecida como "semiótica standard"). Depois disso, Ricœur formulou explicitamente a ideia de que a semiótica standard havia elaborado uma racionalidade nova, cuja força explicativa era de natureza autenticamente "teórica" e, portanto, científica, o que o conduziu a admitir que a explicação semiótica podia se revelar necessária mesmo no campo da Hermenêutica, a fim de atingir um nível de compreensão mais exato.
Palavras-chave: práticas semióticas, mediação, sentido.
Abstract: In January 1963, Paul Ricœur was very interested in structuralism to which he had already devoted important readings (Rome, Entretiens Castelli). In June 1963, during a heated debate with C. Levi-Strauss, under the Esprit Journal, Ricœur developed a violent rejection of structural thought, and his resentment will endure until his last work, devoted to History, in 2002. Initially (up to 1979), this anathema was also aimed at A. J. Greimas and his semiotics. Then, following a series of university meetings and public debates with Greimas, Ricœur came to a complete change of view of Greimas's works, to the point of intimacy, at the last public debate between them (In 1989), not to use the pretext of his research on the semiotics of the passions to distance himself from his first semiotics (that which from the Sémantique structurale to the Dictionnaire comes to be known as "standard semiotics"). After this, Ricœur explicitly formulated the idea that standard semiotics had elaborated a new rationality, the explanatory power of which was authentically "theoretical" and therefore scientific, which led him to admit that the semiotic explanation could be revealed necessary even in the field of Hermeneutics, in order to reach a more exact level of understanding.
Keywords: semiotic practices, mediation, sense.
Semiótica e Tecnologia
QUELLES PRATIQUES SÉMIOTIQUES POUR QUELLES MÉDIATIONS ?
QUAIS PRÁTICAS SEMIÓTICAS PARA QUAIS MEDIAÇÕES ?
WHAT SEMIOTIC PRACTICES FOR WHAT MEDIATIONS ?
Reçu: 18 Mars 2017
Accepté: 18 Avril 2017
Nous sommes invités à réflêchir sur « Sens et médiation. Substances, supports, pratiques: matérialités médiatiques », et postule implicitement que la sémiotique a les moyens de répondre efficacement aux demandes pressantes qui nous sont adressées par les nouvelles technologies, les dispositifs numériques, les sciences cognitives et donc la nouvelle épistémè qu’a engendrée notre époque résolument multimédia. Une réflexion de type sémiotique sur la notion floue et omniprésente, aujourd’hui, de « médiation » semble s’imposer ; dans la mesure où la sémiotique (et tout particulièrement la sémiotique dite standard) est celle des sciences humaines qui a porté le plus loin l’objectivation du sens par la mise au point de procédures formelles d’analyse à l’heure du numérique et des neurosciences, la demande sociale (industrielle, politique, etc.) est vouée à se tourner vers la recherche sémiotique pour réaliser, par exemple, des analyses des significations assistées par ordinateur, sur de grandes masses textuelles (big data).
C’est pourquoi, je n’hésiterai pas à braver quelques réticences de ceux des jeunes chercheurs qui se déclarent rebutés par les lourdeurs procédurales de la sémiotique standard et je n’aurai pas de scrupules à faire fonds, prioritairement, sur cette sémiotique (tout en y incluant la sémiotique des passions) pour, tout d’abord, évoquer quelques-unes de ses applications évidentes au traitement des données, pour réaffirmer ses connivences avec les pratiques de transpositions du sens, imposées par les nouveaux médias et pour souhaiter que l’enseignement de cette sémiotique continue à être sérieusement traité comme la base de tout l’édifice. Puis, dans un deuxième temps, je m’intéresserai à l’ensemble des textes où s’exprime et se dévoile la longue amitié intellectuelle, vécue par Paul Ricœur et A. J. Greimas entre 1966 et 1992, pour offrir aux réflexions de la communauté sémiotique, le corpus d’un cas concret de médiation expérientielle (principalement cognitive et esthésique), celle qui relia Greimas et Ricœur pendant près de trente ans ; la nécessité et l’urgence de parler ainsi s’est imposée, au vu des dégâts qu’une dommageable méconnaissance de médiations cognitives de ce genre, a infligés et continue d’infliger, en Europe et partout dans le monde, à la compréhension et au rayonnement de la sémiotique narrative.
Tout comme avec Musiconis à Chartres, nous observons tous les jours la manière dont le métalangage de Dico I et, en particulier, les réécritures algébriques des programmes narratifs, mettent à la disposition des usagers une vraie technicité, économique et performante, non seulement pour le marquage optimal des relations narratives dans les fichiers informatiques mais aussi pour quantité d’autres cas de transpositions raisonnées de données sémantiques ou syntaxiques. Ce fait engage la responsabilité de ceux qui se chargent de l’enseignement de la sémiotique : en même temps que nous arpentons les espaces ouverts par les recherches récentes, il est important de transmettre scrupuleusement toutes les composantes de la sémiotique-standard, dans toute la diversité de leurs objets.
Nous savons, parfaitement, qu’en interne, la constitution et la figuration (tableaux et schémas) de la théorie opèrent comme une sorte de filtrage du sens à travers une superposition hiérarchisée de strates du langage. Qu’on relise les articles « Parcours Génératif » ainsi que « Descriptif. 2 » (GREIMAS ; COURTÉS, 1979, p. 91) : à chaque passage d’un niveau à l’autre, l’effet de sens considéré, tout à la fois se dépouille d’éléments de sens adventices et superflus et s’enrichit de consistance et d’objectivabilité, tout en préservant très exactement la zone de sens dont il est investi. C’est ce qui s’était passé avec la logification des programmes narratifs et du parcours génératif, c’est ce que nous observons avec les premiers résultats du travail sur le somatique et le sensible et c’est de cette manière que la sémiotique se forge peu à peu une grammaticalité en constante expansion.
En externe, quand il s’agit de transférer un message d’un support à un autre support, d’une substance de l’expression à une autre, la médiation, entendue comme la transposition d’un tout de signification, d’un langage vers un autre, d’une substance de l’expression à une autre est une opération certes très concernée par la matérialité des supports mais, du point de vue de la méthode d’analyse, elle relève encore de la démarche théorico-pratique à vocation scientifique qui nous a fait distinguer (GREIMAS ; COURTÉS, 1979, « métalangage. 5 ») trois niveaux d’intervention qui se consolident l’un l’autre, le descriptif, le méthodologique et l’épistémologique : le descriptif récolte les données sous le guidage et contrôle du niveau méthodologique (homologation et intégration de l’outillage conceptuel) et du niveau épistémologique (construction des modèles, élaboration des procédures). Et réciproquement, la collecte des données renforce et diversifie les niveaux méthodologiques et épistémologiques.
Les exigences cognitives auxquelles le courant européen de sémiotique a formé les membres de son École, pour ces perpétuelles transpositions raisonnées de la signification, sont l’essentiel de ce qui qualifie la sémiotique pour les médiations cognitives qu’appelle un bon usage de l’outillage numérique. Toute proposition théorique nouvelle est contrainte de se soumettre finalement à cette discipline afin de pouvoir être validée. C’est ce que nous observons très concrètement, par exemple, dans les réalisations des chercheurs en sémiotique qui, comme c’est le cas pour Amazon Mechanical Turk, s’occupent, par exemple, du traitement automatique des langues (TAL).
Nous avons exposé, en détail, ailleurs[1] le long parcours par lequel Paul Ricœur en est venu à accorder à la Sémiotique de l’École de Paris son entière adhésion rationnelle. On se reportera à cet article récent pour disposer du corpus qui pourrait permettre de décrire, de manière plus approfondie, ce qui apparaît, à première vue, comme un bel exemple de double médiation expériencielle. Nous devons nous borner ici à résumer un processus qui pourrait se raconter comme une aventure cognitive, un véritable récit canonique. (1) De 1966 à 1980, Ricœur fait souvent référence négativement à l’œuvre d’A. J. Greimas, sans l’avoir jamais vraiment rencontré personnellement. (2) À partir de leurs premières rencontres publiques, la tonalité des propos de Ricœur évolue, jusqu’à prendre la forme finale d’une adhésion épistémologique profonde et irréversible, qui l’engage, de manière définitive, aux côtés de Greimas à partir de 1989-1991.
Face à A. J. Greimas, Paul Ricœur s’est toujours présenté comme celui qui serait capable d’expliquer, d’évaluer, voire d’assigner des limites à l’entreprise cognitive de ce visionnaire qu’était l’auteur de Sémantique structurale.
Comment s’était-il préparé pour cette mission ? D’abord, par une initiation contrastée à la pensée structurale. Alerté par le succès de Claude Lévi-Strauss en général et, en particulier, par l’immédiate considérable diffusion de La pensée sauvage, qui venait de paraître, Paul Ricœur avait composé, dès la fin de l’année 1962, à propos du courant structural naissant, un long article, perspicace et enthousiaste, qu’il testa à Rome, dans les Entretiens Castelli. Il soumit ensuite La pensée sauvage à une discussion de toute une année, menée en interne par le groupe des philosophes d’Esprit, puis il invita Cl. Lévi-Strauss dans les locaux d’Esprit pour une discussion avec ce même groupe, discussion qui tourna au pugilat intellectuel. La revue en publia le quasi-verbatim, sous le titre « La pensée sauvage et le structuralisme », avec un dossier qui reprenait, sous un autre titre, le texte exposé aux Entretiens Castelli, ainsi que les interventions des divers membres du groupe (novembre 1963). Ricœur cherchait à reconnaître et à cartographier les espaces légitimes d’exercice respectivement de l’Herméneutique (représentée par lui-même) et du structuralisme (représenté par Lévi-Srauss). Prodigieusement agacé, puis irrité, Lévi-Strauss récusa fermement le « marchandage » que lui proposait Ricœur et refusa de borner sa recherche, selon ce qui était vérité pour Ricœur mais préjugés racornis pour lui. Dès cet instant Ricœur en conçut un violent rejet qu’il transféra à toute l’attitude structurale dans les sciences humaines, et particulièrement en histoire, sous la forme d’une détestation que sa vie entière de chercheur ne parvint jamais à démentir. La preuve de ce fait se trouve dans son dernier ouvrage consacré au récit (et particulièrement au récit historique) : La mémoire, l’histoire, l’oubli[2].
La longue vigilance hostile de Ricœur contre les divers avatars de la pensée structurale prit d’abord la forme de quelques articles très négatifs : de 1966 à 1980, Ricœur mène une lutte constante contre ce qu’il a défini lui-même comme la dangerosité philosophique et morale du structuralisme, incarné à ses yeux par Lévi-Strauss. La sémiotique naissante de Greimas (1966, Sémantique structurale) se voit alors englobée dans ces condamnations mais à un degré moindre car, dès la parution de Sémantique structurale, Ricœur se plaît à jouer avec le concept d’isotopie dont la simplicité ludique permet de résorber tant d’ambiguïtés.
En toute justice, il faudrait pouvoir prendre le temps de décrire le lieu philosophique et politique d’où Ricœur s’exprimait alors et contextualiser correctement les évaluations totalement négatives et souvent méprisantes que Ricœur a, ensuite, consacrées à la sémiotique narrative au cours de la période 1967-1977, en résistance contre le succès foudroyant que connaissait alors la recherche structurale en général, et cette sémiotique en particulier, tant en Europe qu’aux États-Unis et en Amérique latine. Greimas lui-même désignait cette période comme l’une des plus fécondes de son existence scientifique.
Comme le rappellent, à bon escient, les biographes de Ricœur (dont Olivier Abel et François Dosse), le climat intellectuel était alors dominé par une importante série de « Maîtres à penser » (outre Merleau-Ponty et Sartre, puis Lévi-Strauss, Lacan, Foucault, Althusser, déjà très médiatisés, il y avait Barthes, Greimas, Dumézil et quelques autres, moins « grand public » mais, dès lors, très influents). L’atmosphère était studieuse à Paris et les passions intellectuelles rythmaient la vie de la cité ; cependant, les médias s’étaient approprié le mot « structure », sans aucune précaution cognitive, et ils avaient inventé un très tendance en même temps que très imaginaire « structuralisme » qui tendait à démoder et à décrédibiliser tout autre effort de pensée et tout particulièrement l’Herméneutique, déclarée suspecte de relents théologiques. L’air de Paris était devenu irrespirable pour Ricœur qui commença par s’exiler pour trois ans d’enseignement à Louvain, temple de la Phénoménologie et reposoir des Archives de Husserl – ceci avant d’établir une longue relation d’enseignement avec les États-Unis. C’est ainsi qu’il mena sa croisade contre ce qu’il décrivait comme les aspects dangereusement immoraux du structuralisme, en tentant de fournir des réponses philosophiques à l’impasse que constituait, à ses yeux, ce structuralisme : la sphère du kérygmatique comprendre propre à l’Herméneutique ne devait pas être piétinée par le scientifique expliquer, si desséchant.
Durant cette période, Ricœur s’exprimait au nom d’un certain magistère herméneutico-éthique comparable, toutes proportions gardées, à celui de son maître Gabriel Marcel, dans l’entre-deux guerres ou, dans un autre registre, à celui de Jean-Paul Sartre, après la 2ª guerre mondiale. En tout cas, la médiation négative que Ricœur crut devoir élaborer contre la narratologie sémiotique, à l’intention des groupes très internationaux à qui s’adressait son enseignement (et, en particulier, au groupe de jeunes américains, très motivés par la French Theory, qui se réunissait pour les séminaires de la rue Parmentier), relevait de ce genre de conception de la « Théorie », plus spéculative que techniquement et scientifiquement informée.
De la même manière, au moment de cette grande vogue du structuralisme, Ricœur, connu comme une grande conscience et donc écouté comme un maître fiable par le grand public comme par bon nombre d’intellectuels sincères, se fit un devoir de voler, contre vents et marées, au secours du récit historique dont deux des composantes les plus significatives étaient menacées, selon lui, par la narratologie sémiotique : d’une part, la compréhension du déploiement de l’aventure humaine au fil du temps, dans toute la richesse de sa temporalité : d’autre part, le « Sujet pensant » lui-même, dont une rumeur persistante assurait qu’il serait homicidé par l’approche structurale du sens[3].
Donc, Ricœur, durant cette période, se défiait de la manière « partiellement déductive, sous couvert d’une pseudo-logique a priori », dont Greimas commençait à construire ses modèles. Greimas était alors explicitement accusé de tricher et de s’adonner à un bricolage intellectuel mal fondé. Le modèle à suivre, selon Ricœur, à cette date, était Anatomie de la critique de Northrop Frye qui, avec son approche archétypale, ne serait jamais dans le cas de risquer de méconnaître « La temporalité irréductible du récit[4] ».
La médiation ici offerte à Greimas par Ricœur commence donc comme l’anti-médiation d’un procureur, condamnant durablement le travail de la sémiotique narrative, laquelle, depuis 1964, avait fait du récit un point central de ses études et qui avait ainsi conféré à l’analyse du récit une dignité intellectuelle planétaire. L’ennui est que si, en ce qui concerne la sémiotique narrative, Ricœur a, comme nous allons le voir, fini par adopter une position diamétralement opposée à celle de cette période, tellement éprouvante pour lui, le reste du monde ignore bien souvent cette évolution d’une extrême importance et continue à se réclamer du premier Ricœur pour se dispenser des efforts rationnels qu’impliquent tant le traitement en profondeur du récit que la sémiotique, recherche novatrice mais fragile parce que, rappelons-le, cette jeune discipline en est encore à ses commencements. Cet état de choses est très dommageable pour la recherche en sciences humaines qui se voit ainsi privée de bon nombre de ses meilleurs résultats potentiels.
Après plusieurs débats publics qui voient une entente intellectuelle commencer à s’installer entre Greimas et Ricœur, l’herméneute adresse au sémioticien, en 1980, son fameux La grammaire narrative de Greimas, une étude analytique et critique très détaillée des structures élémentaires de la signification et de la narratologie, telles qu’elles sont élaborées par Du Sens. Même si l’herméneute se montre assez captivé par la clarté et l’opérativité de certains concepts de la sémiotique, il demeure sur ses gardes et n’envisage pas, alors, d’introduire ces concepts dans ses propres problématiques.
En 1984, le point de vue de Ricœur a commencé à changer : Temps et récit II (p. 71-91) propose, sous le titre « La sémiotique narrative de Greimas », une nouvelle version très abrégée et entièrement recomposée de ce La grammaire narrative de Greimas de 1980. La version 1984 se complète d’une lecture très élogieuse du Maupassant. Exercices Pratiques.
L’herméneute constate de considérables progrès dans l’évolution de la théorie sémiotique. Il reconnaît avec une admiration non-dissimulée que Du Sens et Maupassant ont fortement radicalisé le parti-pris logique qui fait sa spécificité. « Le coup de génie – on peut bien le dire – est d’avoir cherché ce caractère déjà articulé dans une structure logique aussi simple que possible, à savoir la “structure élémentaire de la signification” » (p. 77). « Nulle part l’auteur [Greimas] ne se sent plus près de faire de la linguistique une algèbre du langage » (p. 80).
Aux yeux de Ricœur, le Maupassant comprend bon nombre d’adjonctions théoriques qui l’humanisent tout en le radicalisant[5]. Toutes ces adjonctions donnent à la narratologie de type sémiotique les moyens de rendre compte d’une quête illusoire et tragique transformée en une éclatante victoire secrète. Elles « distendent le modèle sans le faire éclater ».
Cette présentation très synthétique et très scrupuleuse, réalisée à partir d’une recomposition/reconfiguration drastique du texte livré aux sémioticiens en 1980, croit découvrir dans cette évolution de la théorie de nombreuses concessions aux préoccupations fondamentales de l’herméneutique. Cette constatation s’accompagne d’un changement de tonalité affective tout aussi catégorique : à la dysphorie piétinante de Grammaire 1980 répond l’euphorie vibrante de Temps et récit 1984.
En mai 1989, Algirdas Julien Greimas et Paul Ricœur acceptent de venir dialoguer, publiquement – dans le cadre de ma direction de programme au Collège International de Philosophie –, sur la manière dont une sémiotique des passions pourrait s’articuler rationnellement avec la sémiotique de l’action élaborée jusqu’ici. Une fois de plus, Ricœur place son interlocution avec la sémiotique sous le signe de la catégorie herméneutique /Expliquer/ vs /Comprendre/ par laquelle l’expliquer était réservé à la démarche déductive, rationnelle et donc médiate des sciences de la nature tandis que le comprendre était le fait de l’appréhension intuitive, directe et donc immédiate, des sagesses humaines. C’est cette base, jusqu’alors immuable pour Ricœur, qui avait commencé à être ébranlée par la lecture qu’il venait de faire du Maupassant de Greimas. Lors de ce débat de mai 1989, après avoir rappelé ses divers textes consacrés à la présentation toujours critique mais de plus en plus positivement critique de la sémiotique, Ricœur loue sans restriction le Maupassant :
J’attache beaucoup d’importance au Maupassant ; pour moi, c’est un très grand livre ; on peut dire que le texte décrit est respecté à un point tel qu’il n’y a pas un mot, pas une scansion qui ne soient justifiés – et là, je dis que grâce à l’explication, je trouve quelque chose que je n’aurais pas compris à la lecture simple, à la lecture ordinaire, en particulier la fameuse pêche qui est offerte par des morts, ou que le non-mort offre à son ennemi. N’est-ce pas là une pêche miraculeuse ? Il y a ainsi une sorte de mythisation qu’on ne peut faire apparaître qu’avec le carré sémiotique de la véridiction – on dirait qu’il y a une productivité ici de l’explication qui me fait dire que je comprends plus en ayant expliqué plus (HÉNAULT, 1994, p. 200).
Greimas répond, comme à l’accoutumée, exclusivement sur son propre terrain : l’interrationalité du groupe sémiotique, « la recherche conviviale et enfin le problème du sens », puis une évocation très pudique de sa vie qui donne néanmoins un tour personnel, privé, intime et très chaleureux à ce débat. Greimas n’avait jamais cédé à de tels épanchements dans des rencontres publiques. Il abandonne également le discours scientifique très spécialisé et souvent d’une indéchiffrable complexité qui est le sien, au profit d’un langage simplissime, presque primaire, ce qui le conduit à donner de sa vision des processus passionnels profonds, une image extrêmement proche et efficace. Si bien que son propos semble donner à voir le jaillissement d’une pensée abyssalement profonde et systématique, recueillie à sa source même.
Avec le recul, quel était le sens de ce qui se vivait dans cette étape ultime ? Chez Greimas, un bonheur de se faire entendre, exactement au niveau où il souhaitait être entendu, de s’expliquer sans hâte et sans pression aucune, dans une ambiance amicale et dépouillée de la solennité ordinaire des rencontres scientifiques. Ce débat fécond éclaire ce qu’était la pensée de Greimas sur la tensivité et la phorie dans le contexte de la Sémiotique des passions. Ricœur presse Greimas de questions sur cette Sémiotique des passions, alors sur le point d’être publiée. Bien loin d’être réticent ou même opposé à l’épistémologie achronique et logique de la sémiotique, comme ce fut si souvent le cas par le passé, ce questionnement de Ricœur affiche, ce jour-là, un accord exact avec l’épistémologie greimassienne, dans son aspect le plus logique, le plus articulé et le plus distinctif. Ricœur somme Greimas de lui dire comment il maintient l’éblouissante simplicité, cohérence et rationalité de sa théorie avec cette incursion sur les territoires instables et labiles du sensible. Puis, insatisfait des réponses, à son goût peu claires et distinctes de Greimas, il n’hésite pas à le morigéner :
Je me demande si de reconnaître le caractère passionné de tout discours peut faire une sémiotique des passions. Pourquoi ne pas continuer dans la même ligne que dans la théorie des actants, pourquoi ne pas faire en quelque sorte une théorie des patients qui procèderait du même désinvestissement des figurations ? Peut être que ce désinvestissement est plus difficile à faire que pour l’agir ; parce que dans l’agir on peut penser un actant sous-jacent à ce qui pourrait être un homme, un dieu, un démon, un oiseau, etc (HÉNAULT, 1994, p. 207).
Mais après avoir été ultra-analytique, au sens fort du mot, je veux dire dans l’art des distinctions, vous risquez maintenant d’entrer dans l’indistinction ; alors que les passions sont le lieu d’un certain ordre de distinctions. Par exemple, les passions sont-elles la même chose que les émotions, les sentiments, ou la souffrance, est-ce que c’est tout subir ou tout pâtir ? Je ne suis pas au clair sur l’emploi du mot « passion » ici (Ibid., p. 209).
Très exactement au lendemain de cette rencontre, Greimas rédige une préface pour la première livraison des Nouveaux Actes sémiotiques, qui commence par ces mots :
À quoi sert la sémiotique ? – demandait une fois un esprit non prévenu à un sémioticien –. Mais elle empêche de dire n’importe quoi fut la réponse. En effet, c’est une noble tâche que de servir de garde-fou par ces temps de laxisme, où face à un « Tout est permis » épistémologique par trop fréquent, on est amené à répéter, incessamment, le « Tout se tient » saussurien. Et ceci sous peine de perdre son âme, c’est-à-dire son « identité narrative », pour reprendre une heureuse formule de Paul Ricœur (GREIMAS, 1989, p. 10).
Ce texte, d’une page environ, se termine par la signature complète (Algirdas Julien Greimas) suivie de la datation suivante : « Le 24 mai 1989, jour de la Pentecôte ».
Qu’on ne s’y trompe pas ; le point d’entente rationnelle où sont parvenus ces deux amis, dans leur dernier face-à-face, n’est ni fugace ni anodin et les documents postérieurs à ce moment en portent tous le témoignage. En ce qui concerne Greimas, le texte que nous venons de citer est tout à la fois le second et le dernier où il fait expressément référence à Ricœur, dans l’un de ses textes scientifiques. Cette seconde mention de Ricœur, sous la plume de Greimas, inclut le prénom en entier, un compliment : « heureuse formule » et une assimilation de « l’âme » à « l’identité narrative », selon une attitude qui tient au moins autant de l’herméneutique que de la sémiotique. Cette attitude herméneutique est amplement confirmée par la mention « Jour de Pentecôte » qui, pour le monde chrétien dont Greimas partageait les références, désigne le jour de l’intercompréhension universelle de toutes les langues de la terre, la suspension de la malédiction de Babel, la médiation par excellence. Il s’agit là d’une datation rare sous la plume de l’auteur qu’était Greimas, même si la diversité de ses signatures et de leurs datations comprend de nombreux indices énonciatifs. Nous la lisons comme une marque de joie profonde, expressément signifiée, au lendemain de ce jour de débat où Greimas a pris toute la mesure de la sincérité et de la profondeur de la conversion mentale de Ricœur : celui-ci avait enfin compris qu’il n’y avait aucune antinomie entre l’expliquer et le comprendre dans l’étude des significations humaines et qu’au contraire ces deux démarches étaient complémentaires et devraient s’appliquer conjointement sur le terrain des significations langagières traitées par la sémiotique. Ricœur jugeait désormais nécessaire le passage par l’expliquer de la sémiotique si l’on voulait aboutir à un comprendre bien fondé. Ce fut sa position jusqu’à la fin, à en juger par son texte de 1993, en hommage à Greimas :
Ma rencontre avec l’œuvre de Greimas ne fut pas à proprement parler conflictuelle, mais replacée dans un cadre qui l’était en raison des circonstances idéologiques de l’époque. Si mon rapport ne fut pas d’hostilité, c’est parce que, dès cette époque, je tentais de transformer les obstacles en points d’appui, les antagonistes apparents en alliés réels. Le conflit des années 1963-67 tournait alors autour de la question du sujet, lequel croyait-on, était mis à mal par ceux qu’on appelait, en un sens global et englobant, le structuralisme et sous la bannière duquel la polémique plaçait pêle-mêle Lévi-Strauss, Lacan, Barthes, Foucault et enfin Greimas. Le sujet étant censé sauvé par la phénoménologie et l’herméneutique gadamérienne à laquelle je me voyais rattaché, tout structuraliste était, par définition ennemi du sujet. C’est ce conflit, finalement assez stérile, que j’ai essayé sinon d’arbitrer, du moins de déplacer, en mettant provisoirement entre parenthèses le sujet, thème principal du litige. C’est alors que je pouvais remettre en question avec l’appui du Greimas de la Sémantique structurale (1966) la présupposition épistémologique à laquelle était généralement suspendu le plaidoyer en faveur du sujet, à savoir l’opposition venue de Dilthey entre comprendre (Verstehen) et expliquer (Erklären). Or, l’opposition ne tenait que si l’explication était tenue pour une prérogative des sciences de la nature et la compréhension celle des sciences de l’esprit. Or, la linguistique, depuis Saussure, Hjelmslev, Jakobson, etc. avait ruiné la dichotomie diltheyenne en introduisant l’explication au cœur de la sphère du langage mais sous une forme non plus causale ou génétique, mais structurale. C’était donc au cœur des fameuses sciences de l’esprit qu’il fallait articuler, de façon nouvelle, explication et compréhension. C’est ainsi que je trouvai en Greimas de moins en moins un antagoniste et de plus en plus un allié (RICŒUR, 1993, p. 45)[6].
Ce témoignage, écrit dans la douleur de la perte d’un ami si important, est confirmé par divers passages de Réflexion faite, l’autobiographie de 1995 où Ricœur revient sur sa relation au récit et à la sémiotique :
Je m’employai à éliminer de ma propre conception du sujet pensant, agissant et sentant, tout ce qui pourrait rendre impossible l’incorporation, à l’opération réflexive, d’une phase d’analyse structurale. Il n’y avait rien de circonstanciel dans cette auto-critique : déjà, dans les essais que j’ai consacrés à Husserl à la suite de la traduction des Ideen I – essais rassemblés plus tard sous le titre À l’école de la phénoménologie (1986) – je prenais mes distances à l’égard d’une conscience de soi immédiate, transparente à soi, directe, et plaidais pour la nécessité du détour par les signes et les œuvres déployées dans le monde de la culture.
Cela dit, le commentaire le plus significatif que Ricœur ait consacré à Greimas, le vrai brevet de rationalité qu’il lui a décerné, se trouve dans « Contingence et rationalité dans le récit », l’article publié dans le volume d’hommages à Jeanne Delhomme (1991) où, tout en forgeant une nouvelle catégorie oppositive, destinée à relayer la catégorie /expliquer/ vs /comprendre/, désormais partiellement caduque dans l’acception qu’il lui avait donnée jusqu’alors, Ricœur affirme et soutient le degré de rationalité atteint par la sémiotique de Greimas.
La narratologie est une science relativement récente […] appliquée aux structures profondes du récit, à savoir les codes qui président aux transformations d’un état de choses initial en un état de choses terminal, en quoi consistent finalement tous les récits. Ma thèse est ici double : d’une part, je tiens l’entreprise narratologique pour parfaitement légitime, en particulier dans les versions structurales qu’en donnent aujourd’hui en France A. J. Greimas et son école ; d’autre part, je tiens que cette entreprise (et celles qui lui sont apparentées) ne se justifie, à titre ultime, qu’à titre de simulation d’une intelligence narrative toujours préalable. La rationalité narratologique est ainsi celle d’un discours du second degré, d’un métalangage, greffé sur la compréhension que, déjà enfants, nous avions de ce qui vaut comme histoire (RICŒUR, 1991, p. 179-180).
Ce court auto-résumé de la relation de Ricœur à la sémiotique loue comme rationalité exemplaire le métalangage sémiotique (p. 177-178), ceci à l’intention des destinataires de ce texte, c’est-à-dire la corporation hyper-rationaliste des philosophes les plus représentatifs de l’école française de philosophie, ici représentée par la Société de Philosophie de Paris. Il est rédigé à la mémoire de Jeanne Delhomme, un professeur de philosophie exceptionnel qui était, également, pour lui, un acteur significatif de son propre bildungsroman, une camarade de ses premiers pas dans la vie philosophique. Il l’avait rencontrée aux Vendredis de Gabriel Marcel, juste avant la 2e guerre mondiale. Ce fait ajoutait à la solennité de cette publication, la profondeur et la valeur d’un bilan dédié à une amie personnelle, à un âge où on ne plaisante plus avec sa propre vérité et où on s’engage, devant ce qui peut être perçu comme sa propre irréversible éternité.
Afin de pouvoir formuler cette thèse, avec toute l’autorité conceptuelle dont il avait besoin, antérieurement à ce que nous venons de citer, ce même texte installe explicitement la catégorie /Intelligence phronétique/ vs /Théorie rationnelle/, selon une hiérarchie attribuant (discrètement) à la seconde une réelle supériorité épistémique par rapport à la Phronésis telle qu’elle est analysée par la légendaire Prudence aristotélicienne. Cette nouvelle opposition structurante vient surdéterminer son expliquer vs comprendre.
J’introduirai la notion d’intelligibilité narrative par la Remarque d’Aristote, dans la Poétique que […] l’art de raconter a la vertu d’enseigner ; le Stagirite entendait par là que le poème narratif a la vertu de révéler un des aspects universels de la condition humaine. À ce titre, il développe une sorte d’intelligence qu’on peut appeler intelligence narrative et qui est beaucoup plus proche de la sagesse pratique et du jugement moral que de la science et, plus généralement de l’usage théorique de la raison. L’éthique […] parle abstraitement du rapport entre les vertus et la poursuite du Bonheur. C’est la fonction de la poésie, narrative ou dramatique, de proposer à l’imagination et à la méditation des cas de figures qui constituent autant d’expériences de pensée qui nous apprennent à joindre les aspects éthiques de la conduite humaine avec bonheur et malheur, fortune et infortune […] C’est grâce à la familiarité que nous avons contractée avec les modes de mise en intrigue reçus de notre culture que nous apprenons à lier les vertus, ou mieux les excellences, avec le Bonheur ou le malheur. Ces « leçons » de la poésie constituent les universaux dont parlait Aristote ; mais ce sont des universaux d’un degré inférieur à ceux de la logique et de la pensée théorique. Nous devons néanmoins parler d’intelligence mais au sens qu’Aristote donnait à la phronésis (que les Latins ont traduit par prudentia[7]). En ce sens, je parlerai d’intelligence phronétique pour l’opposer à l’intelligence théorétique (Ibid., p. 178).
On voit comment Ricœur renoue ici avec des considérations esthétiques, pour expliquer que l’art de raconter associe savoir-faire, agrément et prudence, afin de transmettre, plus efficacement, une sagesse du bien-vivre. C’est là le domaine attribué à la phronesis. En revanche, dans le paragraphe immédiatement précédent, il venait de distinguer soigneusement « intelligibilité » et « rationalité » et d’attribuer au métalangage de la sémiotique narrative, une réelle rationalité, moins concernée par les humeurs énonciatives.
C’est là le point d’aboutissement de la médiation cognitive, exercée par Greimas à l’égard de Ricœur. Nous avons vu comment ses méprises, à propos de la sémiotique et de Greimas lui-même, se sont dissipées quand il fit, par sa lecture du Maupassant, une expérience d’appréhension des significations, non plus seulement intuitive et « directe », au sens où on l’entendait alors, mais assistée (médiée) par le recours à des schématismes inspirés des lois générales de la signification qui commençaient à être reconnues. Ces lois générales alias structures alias idéalités structurales sont la raison d’être de n’importe quelle démarche scientifique, quel que soit l’objet auquel elle s’applique. Elles sont le noyau des diverses théories qui se partagent le champ du savoir.
Par cette expérience, Ricœur pouvait vérifier aussi que le fait de découvrir des structures ou de s’appuyer sur celles qui sont déjà connues, ne transforme personne en suppôt du trop médiatique « structuralisme ». Et il vérifiait aussi que la plupart des maîtres à penser que la rumeur publique désignait comme structuralistes ne se reconnaissaient pas eux-mêmes dans cette dénomination et n’avaient jamais constitué un groupe de pensée, identifiable comme tel.
Par cette même expérience, enfin, Ricœur rencontrait des sensations mentales qui lui étaient inconnues jusqu’alors. La tonalité émotionnelle qui transparaît, à travers ces divers documents, donne à penser qu’un surplus affectif s’était ajouté, pour lui, à cette expérience de productivité de l’explication sémiotique, face à l’écriture de Maupassant. Cette sensation était celle d’une joie mentale d’un type nouveau, éprouvée pour la première fois face à la sémiotique, originelle et captivante, au point que Ricœur en venait à souhaiter continuer à arpenter avec les mêmes instruments cette terra incognita du sens en tant que saisi par le langage, et donc du sens tel qu’appréhendé par la sémiotique.
Il ne faut pas méconnaître la force de l’éblouissement rationnel et de la joie que procurèrent à Ricœur ces lectures de Du Sens et du Maupassant. Nous résisterons, à ce stade, à la tentation de rappeler que de tels éprouvés ont une traduction biologique. Point n’est besoin, ici, de s’interroger sur les systèmes activateurs qui, si l’on s’exprime en termes psychologiques et/ou sémiotiques, déclenchent euphorie ou dysphorie, désir ou aversion et qui, dans le langage de la physiologie, sont désignés par le terme technique d’arousal (déclenchement) de ces éprouvés. Ces systèmes activateurs procurent des monoamines biogènes (dopamine, adrénaline, sérotonine, histamine, etc.) que les biologistes désignent comme « les médiateurs » des fluctuations continues des humeurs incertaines et fuyantes, toile de fond de l’éprouver, sur laquelle se détachent les différents états affectifs nommables comme « émotions » ou comme « sentiments ». Les progrès des neuro-sciences et de la biologie du cerveau interpellent la sémiotique, tout autant que les dispositifs numériques. De la chair à la machine, tout le spectre des significations offre ses défis abyssaux à la sémiotique appliquée et à ses réflexions sur les diverses matérialités médiatiques.
Réservons pour d’autres développements toutes ces interrogations et contentons-nous de ne pas banaliser cette joie de l’intime conviction dont les propos de Ricœur postérieurs à 1985 conservent la trace fidèle. Ces deux hommes n’étaient pas de ceux qui suivent moutonnièrement la loi du plus fort. Nul argument d’autorité n’aurait pu venir à bout de leurs raisonnements. Ricœur n’a cédé qu’à cette expérience vive de la « solution », que connaissent les sciences. Point n’est besoin d’être Descartes fondant, d’un même geste, algèbre et géométrie, ou Leibniz résolvant la quadrature du cercle, pour éprouver la sorte de joie originelle et captivante, associée aux bonnes démonstrations et plus largement à tous les difficiles et vrais progrès dans l’ordre du savoir. Cet affect est probablement le médiateur le plus étonnant des cultures humaines (et probablement, de quelques cultures animales).
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