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Le Zoon Politikon, L'Espace Public et la Proximité de la Parole. Sur le Logocentrisme de la Philosophie Politique
Juan José MARTÍNEZ OLGUÍN
Juan José MARTÍNEZ OLGUÍN
Le Zoon Politikon, L'Espace Public et la Proximité de la Parole. Sur le Logocentrisme de la Philosophie Politique
Philosophia. Revista de Filosofía, vol. 78, n° 1, pp. 33-59, 2018
Universidad Nacional de Cuyo
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Résumé: Deux notions montrent le logocentrisme sur lequel s’appuie la pensée de la philosophie politique: la notion de zoon politikon et la notion d’espace public. La première pose que l’humanité de l’homme se présente de façon pleine dans le logos, tandis que la deuxième pose que cette pleine humanité se donne à voir dans l’espace public et la proximité de la parole que cet espace garantit. Autrement dit: le logocentrisme de la philosophie politique dit ceci: l’humanité de l’homme se présente lorsqu’il parle et elle est pleinement présente lorsqu’il parle dans l’espace public. L’unité originale entre corps et parole reste ainsi la condition la plus importante de la politique. Bien évidemment, cette hypothèse qui décrit le rapport étroit entre logocentrisme et philosophie politique possède une origine: la Politique d’Aristote. À partir de ce texte, auquel Rancière fait référence dans La Mésentente, nous essayons de développer dans les pages qui suivent comment ces notions et ce logocentrisme opèrent chez Aristote, Rousseau, Arendt et Rancière.

Mots clés:logocentrismelogocentrisme,philosophie politiquephilosophie politique,espace publicespace public,zoon politikon.zoon politikon..

Resumen: Dos nociones muestran el logocentrismo sobre el cual se apoya el pensamiento de la filosofía política: la noción de zoon politikon y la noción de espacio público. Mientras que la primera plantea que la humanidad del hombre se presenta de forma plena en el logos, la segunda plantea que esta plena humanidad se da a ver en el espacio público y la proximidad del habla que este espacio garantiza. Dicho de otro modo: el logocentrismo de la filosofía política afirma lo siguiente: la humanidad del hombre se presenta cuando habla y ella está plenamente presente cuando el hombre habla en el espacio público. La unidad primordial entre cuerpo y palabra permanece, así, como la condición más importante de la política. Esta hipótesis que describe la relación estrecha entre logocentrismo y filosofía política posee un origen: la Política de Aristóteles. A partir de este texto, al que Rancière hace referencia en El desacuerdo, intentaremos desarrollar en las páginas siguientes cómo operan estas nociones y este logocentrismo en Aristóteles, Rousseau, Arendt y Rancière.

Palabras clave: logocentrismo, filosofía política, espacio público, zoon politikon..

Abstract: Two notions show the logocentrism on which the thinking of political philosophy is based: the notion of zoon politikon and the notion of public space. While the first poses that man’s humanity is fully presented in the logos, the second one states that this full humanity is given to see in public space and the proximity of speech that this space guarantees. In other words: the logocentrism of political philosophy affirms the following: human’s condition presents itself when man speaks, and it is fully presented when man speaks in public space. The primordial unity between body and word remains, thus, as the most important condition of politics. This hypothesis, which describes the close relationship between logocentrism and political philosophy, has an origin: Aristotle’s Politics. From this text, which Rancière refers to in La Mésentente, we will try to develop in the following pages how these notions and this logocentrism operate in Aristotle, Rousseau, Arendt and Rancière.

Keywords: logocentrism, political philosophy, public space, the zoon politikon..

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Artículos

Le Zoon Politikon, L'Espace Public et la Proximité de la Parole. Sur le Logocentrisme de la Philosophie Politique

Juan José MARTÍNEZ OLGUÍN
Universidad de Buenos Aires, Argentina
Universidad de Paris VIII, Francia
Philosophia. Revista de Filosofía, vol. 78, n° 1, pp. 33-59, 2018
Universidad Nacional de Cuyo

Reçu: 05 Novembre 2017

Accepté: 10 Décembre 2017

1. Introduction

Avec la parution de De la grammatologie, en 1967, et La voix et le phénomène, publié au cours du même année, Derrida donne à sa critique de la pensée philosophique occidentale une forme systématique. Cette critique, sur laquelle il reviendra pendant toute sa trajectoire intellectuelle, essaie de déconstruire le logocentrisme de la philosophie. Mais si on prend au sérieux les éléments avec lesquels il développe ce qu’il appelle les fondements métaphysiques ou logocentriques de la pensée de l’être, c’est-à-dire de l’ontologie, on peut reprendre la critique du logocentrisme pour l’étendre au-delà de la philosophie, c’est-à-dire de la pensée de l’être comme pleine présence. Partant donc de l’héritage de la philosophie derridienne, et notamment de ces deux textes si fondamentaux dans le parcours de Derrida, nous essayons ici de déconstruire le logocentrisme de la philosophie politique. Deux notions montrent, en ce sens, le logocentrisme sur lequel s’appuie la pensée de la philosophie politique: la notion de zoon politikon et la notion d’espace public. La première pose que l’humanité de l’homme se présente de façon pleine dans le logos, tandis que la deuxième pose que cette pleine humanité se donne à voir dans l’espace public et la proximité de la parole que cet espace garantit. Autrement dit: le logocentrisme de la philosophie politique dit ceci: l’humanité de l’homme se présente lorsqu’il parle et elle est pleinement présente lorsqu’il parle dans l’espace public. L’unité originale entre corps et parole reste ainsi la condition la plus importante de la politique. Bien évidemment, cette hypothèse qui décrit le lien étroit entre logocentrisme et philosophie politique possède une origine: la Politique d’Aristote. À partir de ce texte, auquel Rancière fait référence dans La Mésentente, nous essayons de développer dans les pages qui suivent comment ces notions et ce logocentrisme opèrent chez Aristote, Rousseau, Arendt et Rancière.

2. Le zoon politikon, la philosophie et l’histoire de la philosophie politique

Juste avant de citer le passage sur le zoon politikon, Rancière évoque dans La Mésentente les célèbres phrases que l’on trouve au commencement du livre I de la Politique d’Aristote:

Commençons donc par le commencement, soit les phrases illustres qui définissent au livre I de la Politique d’Aristote le caractère éminemment politique de l’animal humain…[1]

Le zoon politikon, les phrases illustres qui «définissent le caractère éminemment politique de l’animal humain», selon Rancière, c’est le moment d’un commencement. Avec Aristote et la Politique il y a un commencement. Le titre du chapitre que les mots de Rancière évoquent dévoile tout de suite le sens de ce commencement: qu’est-ce qui commence avec le livre I de la Politique? Avec les phrases illustres d’Aristote, le titre de ce chapitre confirme donc que ce qui commence, c’est la politique. Mais il ne s’agit pas de la politique, mais d’une certaine politique. Ou mieux encore: il s’agit d’une certaine histoire sur ce qu’est la temporalité et la spatialité de la politique, c’est-à-dire le temps et l’espace où la politique se présente.

Nous voulons donc parler ici tout d’abord d’une certaine histoire et d’une certaine politique. Car, à dire vrai, ce qui commence avec les phrases illustres du livre I de la Politique, c’est l’histoire de la philosophie politique. Depuis Aristote, ce qui est au commencement, c’est la pensée que l’on connaît comme philosophie politique. Mais cette pensée, malgré ce qu’en dit Rancière, pense seulement une certaine politique. Et l’histoire de cette pensée, qui commence avec Aristote mais qui continue au-delà d’Aristote, c’est aussi une certaine histoire.

Pourquoi parle-t-on là et contrairement à Rancière, d’une certaine politique? C’est–à-dire, pourquoi Rancière confond-il le commencement de la politique avec le commencement de l’histoire de la philosophie politique? Cela veut-il dire qu’il y a plusieurs politiques? Et quelle différence y a-t-il, dans ce cas, entre le commencement de la politique et celui de l’histoire de la philosophie politique?

Si le commencement de la politique n’est pas le même que celui de l’histoire de la philosophie politique, c’est parce que l’histoire de la philosophie politique est celle d’une certaine façon de penser ce qui est, ici et maintenant, la politique. C’est plus précisément une manière de penser la présence de la politique, la temporalité d’une présence qui chaque fois qu’elle se présente, fait que cela soit politique. C’est, enfin, la pensée qui nous permet de dire: «là il y a de la politique», «Ceci est politique».

Mais Rancière confond aussi les commencements parce que lui, en tant que philosophe politique, et sa pensée, comme pensée sur ce qui est la politique, font partie de cette histoire. Et La Mésentente fait donc partie de ces conditions, des conditions qui la rendent possible, qui rendent donc possible l’historicité de cette histoire et qui permettent aussi qu’on puisse raconter l’histoire.

Or, il ne s’agit pas seulement d’une affaire sur des commencements. Si cela nous intéresse, si on veut savoir ce qui commence avec les phrases d’Aristote: si c’est la politique, selon les mots de Rancière, ou une certaine politique, celle qui raconte l’histoire de la philosophie politique, c’est parce qu’il n’y a pas de commencement qui comprenne seulement le moment du commencement. C’est-à-dire, bien évidemment le moment du commencement comprend un moment: ici il s’agit du moment où Aristote écrit les phrases illustres qui définissent le caractère éminemment politique de l’animal humain. Mais tout commencement, si on prend au sérieux le moment du commencement, se prolonge au-delà de l’instant, ou du moment, que l’on peut identifier comme l’origine ou le commencement. Il se prolonge comme la trace du commencement. Il n’y a pas de commencement sans la trace du commencement, il n’y a pas d’origine sans la marque que laisse l’origine.[2]

Si l’on veut donc parler du zoon politikon et des phrases illustres d’Aristote comme l’origine ou le commencement de l’histoire de la philosophie politique, et d’une certaine politique, c’est par la trace qu’ils laissent dans l’histoire de la philosophie politique, et par la marque qui, encore et toujours, ouvre le jeu que raconte cette histoire. C’est pourquoi, en effet, Rancière confond le commencement de la politique et le commencement de l’histoire de la philosophie politique: parce qu’il voit seulement ce moment et oublie la trace ou la marque du commencement, la trace ou la marque qui trace ou marque, malgré Rancière, La Mésentente elle-même.

Quelle trace le zoon politikon laisse-il dans l’histoire de la philosophie politique? Quelle est la trace laissée par les phrases illustres du livre I de la Politique, les phrases de l’origine ou du commencement, dans La Mésentente et dans l’histoire dont elle fait partie? Comment le zoon politikon marque-t-il cette histoire?

…l’homme est par nature un animal politique. (…)

Mais que l’homme soit un animal politique à un plus haut degré qu’une abeille quelconque ou tout autre animal vivant à l’état grégaire, cela est évident. La nature, en effet, selon nous, ne fait rien en vain; el l’homme, seul de tous les animaux, possède la parole (logos). Or, tandis que la voix (phoné) ne sert qu’à indiquer la joie et la peine (lupérou kaì hedéos estí seméion), et appartient pour ce motif aux autres animaux également (car leur nature va jusqu’à éprouver les sensations de plaisir et de douleur, et à se les indiquer –semaínen- les uns aux autres), la parole (logos) sert à exprimer l’utile et le nuisible, et, par suite aussi, le juste et l’injuste: car c’est le caractère propre de l’homme par rapport aux autres animaux, d’être le seul à avoir le sens (aisthesin) du bien et du mal, du juste et de l’injuste, et des autres notions morales, et c’est la communauté de ces sentiment qui engendre famille et cité.[3]

Que l’homme soit un animal politique à un plus haut degré qu’une abeille quelconque et que tous les autres animaux grégaires, écrit-Aristote, «cela est évident»: car la nature ne fait rien en vain.[4] C’est pourquoi elle accorde la parole à l’homme exclusivement: «l’homme, seul de tous les animaux, possède le logos». Dans la possession du logos se présente ce qui est la vérité de l’homme: sa condition politique, la condition humaine de l’homme. Ainsi, ce qui est évident pour Aristote, car la nature ne fait rien en vain, est évident, depuis Aristote, pour l’histoire de la philosophie politique: l’humanité de l’homme se présente dans le logos et elle y est pleinement présente.

Or, cette évidence n’est-elle pas une évidence logocentrique? N’est-elle pas l’évidence logocentrique par excellence? Ne s’agit-il pas là, en effet, de l’évidence qui marque une époque et qui marque aussi une autre histoire: l’époque et l’histoire qui correspondent à la pensée de la philosophie tout court, c’est-à-dire, à l’ontologie ou à l’histoire de la pensée de l’être comme pleine présence?

Dans cette évidence, on peut donc voir deux histoires qui se touchent: car elle n’implique pas seulement l’histoire de la philosophie politique mais l’histoire de la philosophie politique comme partie d’une autre époque, l’époque logocentrique, et d’une autre histoire: celle de la philosophie tout court. C’est pourquoi il s’agit, toujours, d’une certaine histoire.

À partir du travail de Derrida, on sait que ce qui marque l’histoire de la philosophie, ce n’est pas l’évidence des phrases illustres du livre I de la Politique. Il s’agit d’une autre évidence: celle de l’expulsion de l’écriture comme instance dérivée et secondaire, ou même comme instance maléfique par rapport à la parole: «L’écriture aurait donc l’extériorité qu’on prête aux ustensiles: outil imparfait de surcroît et technique dangereuse, on dirait presque maléfique».[5] Depuis le Phèdre de Platon, en passant par Lévi-Strauss et Rousseau (et, comme Derrida le montre très bien, la position de Rousseau est ambiguë puisque il réécrit parfois cette histoire et, en même temps, il la rejette: notamment lorsqu’il comprend ce complément qu’est l’écriture par rapport à la parole comme un complément qui n’est pas le jeu d’une addition mais l’économie d’un supplément), la philosophie a donc toujours traité l’écriture comme un outil malheureux par rapport à la voix ou à la parole parlée.

Or, cette évidence, que signifie-t-elle? Ce qui est évident pour l’histoire de la philosophie, l’extériorité de l’écriture par rapport à la parole, qu’est-ce que cela implique? Si selon la tradition de la pensée occidentale la voix a une place privilégiée, si la voix, c’est-à-dire la parole, est toujours en premier lieu et avant l’écriture, c’est parce qu’elle possède, par rapport à l’être, un lien de proximité absolue que l’écriture n’a jamais eu. Entre le son et l’être, entre la voix et la pensée, entre l’être ou le sens et le souffle de la voix il y a un rapport immédiat. L’être est présent et pleinement présent dans la voix car la voix est en contact direct avec l’âme, l’être, la pensée ou le logos. La proximité qu’on décrit, que ce rapport décrit, s’écrit avec la plume du phonocentrisme. Le logocentrisme est dans cette histoire un phonocentrisme car logos et phoné sont liés par un lien originaire et essentiel, lien qui dans cette longue histoire, de Platon à Heidegger en passant par Hegel, n’a jamais été rompu.[6]

Compris ainsi, le phénomène de la voix n’admet pas le clin d’œil et sa durée, la durée du clin d’œil, soit le moment où les yeux se ferment et qui permet de voir: la présence du présent est toujours pleine. Chaque fois que nous parlons et que nous nous entendons parler, chaque fois que nous nous entendons parler lorsque nous parlons à autrui et à nous-mêmes, phénomène que la philosophie connaît très bien, et dont la catégorie métaphysique par excellence est celle de la conscience, chaque fois que par le moyen de la voix (intérieure et extérieure, donc, de la voix de la conscience et de la voix qui communique à autrui) on accède à ce qui est, à la présence qui est la nôtre, à la présence du présent, dans la présence et dans le présent de ce «chaque fois» il n’y a pas d’altérité, donc d’interruption: notre présence est vécue dans l’instant même lorsqu’on écoute la voix, lorsqu’on écoute notre pensée, le son de la voix de l’âme, la voix de la conscience qui nous dit: «ceci est».

Mais le clin d’œil possède sa durée, et cela dure: l’instant du présent, l’auto-affection, le «à soi» du présent qui produit le système de «s’entendre-parler» de la voix, il y a interruption, donc altérité.[7] Ce que la philosophie appelle présence, le phénomène de la voix comme phénomène de la présence pleine, cela n’est ni présence ni pleine présence, mais trace, semi-présence ou, pour révoquer le caractère accessoire et secondaire, maléfique que l’histoire de la philosophie lui a assigné, écriture (il ne s’agit pas ici, bien évidemment, du sens ordinaire d’écriture, qu’après Derrida, on devrait une bonne fois pour toutes laisser tomber, mais du sens d’écriture comme archi-écriture). Dans le «chaque fois» de ce qui est il y a quelque chose qui échappe à la présence et au présent de ce qui, là et maintenant, est, de ce qui devient unité originaire et essentielle entre être, sens et présence. Chaque fois que nous nous entendons parler, nous percevons notre voix, elle nous affecte et nous subissons l’effet de sa présence, qui est la nôtre, mais cela a lieu, cet effet, l’effet de la présence et du présent comme unité entre son et sens, cela a lieu au prix de ne plus écouter le seul son de la voix, au prix de l’écouter, donc, rebondir dans le monde comme sens. Et c’est seulement par le mouvement vertigineux de cette perte, de cette présence qui n’est pas pleine mais trace, trace de ce qui se perd ou s’échappe, qu’il y a phénomène de la voix comme voix humaine.

Aristote commence le passage sur le zoon politikon en écartant ce qui, au fond, n’écarte rien car il reste fidèle à l’histoire de la philosophie et à l’époque logocentrique de la philosophie. La voix (phoné), écrit-il, peut bien exprimer le plaisir et la douleur, et c’est pourquoi elle ne manque pas aux autres animaux: car leur nature va jusqu’à ressentir ces deux affections, le plaisir et la douleur, et ils peuvent se l’indiquer entre eux. La parole (logos), en revanche, est là pour manifester l’utile et le nuisible, le juste et l’injuste. Et ceci est le propre de l’homme, du zoon politikon. C’est ceci, autrement dit, qui est le propre aux hommes, en regard des autres animaux, car il est le seul «à posséder le sens (aisthesin) du bien et du mal, du juste et de l’injuste». Le logos accueille et recueille le sens. Et si le logos n’est pas ici phoné, voix, s’il est écarté de la voix et de la phoné, ce n’est que l’effet d’un mouvement apparent, d’un détour qui n’échappe pas à la contrainte de la pensée phonocentrique. L’Aristote de la Politique ne rompt pas du tout le lien originaire et essentiel entre logos et phoné, dont l’origine est l’origine de la philosophie. On peut dire, tout au contraire, qu’il lui donne un nouvel élan. La phoné dont la nature va jusqu’à ressentir, à indiquer sans vouloir dire, n’est qu’une voix, phoné et rien de plus, une voix et rien d’autre.[8] Le logos dont parle Aristote au livre I de la Politique renvoie à une autre voix qui n’est pas une voix et rien de plus (phoné), mais c’est aussi une voix: il s’agit de la voix mais de la voix (phoné) plus le logos, c’est-à-dire du logos comme parole parlée, de la voix humaine. Ce qui désigne la condition politique du zoon politikon, c’est-à-dire la condition humaine de l’animal politique, ce n’est pas la possession du logos qui nous permet d’écrire, mais la possession du logos qui nous permet de parler et de parler devant l’assemblée : l’instrument de la vie politique en Grèce, c’était la force de la parole pour persuader le public auquel on s’adressait, et ce n’était pas l’écriture qui servait en ce temps-là à la divulgation des savoirs et non au système de la polis et de la cite.[9] Ce qui opère dans ce passage, donc, c’est une raison historique, qui correspond à l’existence de la polis, dont l’apparition remonte au VIIIe et VIIe siècles av. J. C., mais qui devient, tout de suite, une raison théorique ou philosophique: celle qui inaugure, à partir de là, une pensée logocentrique, c’est-à-dire une pensée phonocentrique sur la politique: «l’apparition de la polis –affirme J. P. Vernant - constitue, dans l’histoire de la pensée grecque, un événement décisif».[10] C’est pourquoi on ne peut pas séparer ce passage d’Aristote de cet événement décisif, de cette condition historique qui opère dans la Politique. Et, bien évidemment, on ne peut pas non plus séparer cet événement et ce passage de l’événement qui constitue l’invention de la philosophie politique comme discipline, de la façon dont il marque l’histoire de la pensée de cette discipline. Si chez Aristote il y a un rapport étroit, un lien réciproque entre logos et politique, entre logos et humanité, lien ou rapport qu’on ne peut jamais oublier, ce lien et ce rapport ne se constituent que par la puissance de la parole, c’est-à-dire du logos comme parole parlée, comme phoné plus logos, comme travail de la représentation.

Les phrases illustres du livre I de la Politique, le passage d’Aristote sur le zoon politikon inaugurent ainsi une nouvelle époque et une nouvelle histoire dans l’histoire et l’époque logocentrique: le privilège de la phoné ou la voix dans l’histoire de la philosophie, la proximité absolue entre être et voix, entre son et sens, la détermination, donc, de l’être comme pleine présence, devient chez Aristote et dans l’histoire de la philosophie politique le privilège de la voix comme lieu de proximité absolue entre l’homme et l’être de l’homme. Privilège de la voix comme lieu de la pleine présence de l’homme, de son humanité pleine et toujours présente, le phonocentrisme et le logocentrisme se déplacent, dans cette histoire, qui touche cette histoire-là: ici l’histoire de la philosophie politique, là-bas l’histoire de la philosophie, vers une pensée « phono-logocentrique » sur ce qu’est l’humain. C’est à partir de là qu’on peut décrire comment on écrit une certaine histoire sur la pensée de la politique, celle de la philosophie politique, ce que veut dire surtout une certaine pensée sur la politique: la politique phonocentrique de l’espace public et de la proximité de la parole. Si le logocentrisme, dont l’origine est la philosophie, laisse sa trace dans l’ontologie, il laisse sa trace aussi, à travers le zoon politikon, dans l’ontologie politique.

3. L’homme qui crie Place Vendôme

Dans le dernier chapitre de l’Essai sur l’origine des langues, Rousseau traite la question, comme l’indique le titre qu’il choisit pour commencer les dernières pages du texte, du «rapport des langues au gouvernement». Il y reprend ce qu’il vient de développer dans les pages précédentes, c’est-à-dire que les langues se forment naturellement selon les besoins des hommes, et qu’elles changent et s’altèrent selon les changements de ces mêmes besoins. Dans les anciens temps, écrit Rousseau, où la persuasion tenait lieu de force publique, l’éloquence était nécessaire: «À quoi servirait-elle aujourd’hui, que la force publique supplée à la persuasion? L’on a besoin ni d’art ni de figure pour dire, tel est mon plaisir. Quels discours restent donc à faire au peuple assemblé?».[11]

À l’époque moderne, poursuit Rousseau quelques lignes plus loin, les sociétés ont pris leur dernière forme. Et cette forme est, précisément, celle qui a séparé la langue moderne de l’éloquence: «on n’y change plus rien qu’avec du canon et des écus – affirme Rousseau en critiquant le rôle de la force publique dans nos sociétés ‒ et comme on n’a plus rien à dire au peuple, sinon, donnez l’argent, on le dit avec des placards au coin des rues, ou les soldats dans les maisons. Il ne faut assembler personne pour cela».[12]

La raison de cette remarque de Rousseau semble, à ce moment de l’Essai, évidente: s’il ne faut assembler personne pour cela, c’est parce qu’il ne faut assembler personne pour gouverner les peuples des sociétés modernes. Les soldats dans les maisons, la force publique, suffisent pour gouverner. Le gouvernement n’a pas besoin de l’éloquence de la langue. La question par laquelle Rousseau commence le chapitre reprend ainsi son sens: Quels discours restent donc à faire au peuple assemblé des sociétés modernes? «Des sermons», répond-il avec sarcasme.

Mais les besoins des sociétés anciennes étaient tout à fait différents. Et c’est ce qui change le rapport de la langue au gouvernement: on utilisait la persuasion et non la force publique pour gouverner en Grèce. L’éloquence comme caractère de la langue, comme caractère distinctif de la langue des grecs était nécessaire: il fallait de l’éloquence pour gouverner, c’est-à-dire pour l’exercice de la citoyenneté. L’art de la rhétorique était donc quelque chose d’ordinaire dans les discours que l’on adressait au peuple assemblé sur la place publique: «Chez les anciens on se faisait entendre aisément au peuple sur la place publique, on y parlait tout un jour sans s’incommoder».[13] De plus, ajoute-Rousseau, même les «généraux haranguaient leur troupes», «on les entendait et ils ne s’épuisaient point».[14] «Les historiens modernes qui ont voulu mettre des harangues dans leur histoire – conclut-il à nouveau à la limite de l’ironie – se sont fait moquer d’eux».[15]

Mais à la fin de ce premier paragraphe où Rousseau décrit le changement de la langue dans les sociétés modernes, il fait un commentaire dont les effets dépassent largement l’objet annoncé dans le titre du chapitre. Il s’agit, en fait, d’un commentaire qui parle plus de l’histoire de la philosophie politique, ou de la politique que cette histoire écrit, y compris de ce que Rousseau lui-même écrit, que du rapport des langues au gouvernement. Après avoir affirmé qu’il ne faut plus assembler personne pour gouverner à l’époque moderne, il ajoute: « au contraire, il faut tenir les sujets épars; c’est la première maxime de la politique moderne »[16]. Or, pourquoi tenir les sujets épars serait-elle une maxime politique à l’époque moderne? Ou mieux encore: avant d’être une maxime de la politique moderne, pourquoi serait-elle une maxime politique, c’est-à-dire, une politique? Pourquoi serait-ce un événement politique?

La réponse à cette question se trouve presque à la fin du chapitre. Après avoir décrit que les anciens se faisaient entendre aisément au peuple sur la place publique, dans le même paragraphe où il montre pourquoi leur langue avait donc besoin de l’éloquence, il décrit un homme qui ne peut pas se faire entendre, dans la même situation mais à une autre époque, Place Vendôme. La scène que Rousseau nous invite à imaginer, presque à la fin de l’Essai, semble une digression. Mais si on prend en compte l’histoire de la philosophie politique, l’histoire que cette philosophie écrit (et l’histoire dont Rousseau fait partie), elle ne peut que répondre précisément à cette maxime politique:

Chez les anciens on se faisait entendre aisément au peuple sur la place publique; on y parlait tout un jour sans s’incommoder. Les généraux haranguaient leurs troupes; on les entendait, et ils ne s’épuisaient point. Les historiens modernes qui ont voulu mettre des harangues dans leurs histoires se sont fait moquer d’eux. Qu’on suppose un homme haranguant en français le peuple de Paris dans la place de Vendôme: qu’il crie à pleine tête, on entendra qu’il crie, on n’en distinguera pas un mot. Hérodote lisait son histoire aux peuples de la Grèce assemblés en plein air, et tout retentissait d’applaudissements. Aujourd’hui, l’académicien qui lit un mémoire, un jour d’assemblée publique, est à peine entendu au bout de la salle. Si les charlatans des places abondent moins en France qu’en Italie, ce n’est pas qu’en France ils soient moins écoutés, c’est seulement qu’on ne les entend pas si bien. M. d’Alambert croit qu’on pourrait débiter le récitatif français ; il faudrait donc le débiter à l’oreille, autrement on n’entendrait rien du tout.[17]

L’impuissance de cet homme à haranguer le peuple de Paris sur la place Vendôme n’est pas seulement due au fait que dans la langue moderne l’éloquence a disparu. Si l’homme ne peut pas haranguer le peuple parisien, s’il reste impuissant devant le peuple français, ce qui ne se produisait jamais sur la place publique en Grèce, car les hommes de l’Antiquité se faisaient entendre très aisément et ils pouvaient parler tout une journée sans difficulté, c’est parce que cet homme parle sans qu’on puisse distinguer ses paroles. Même s’il crie à tue-tête, on entend qu’il crie, mais cela ne suffit pas: «on n’en distinguera pas un mot», ajoute Rousseau. On peut entendre qu’il crie sans pour autant entendre ce qu’il crie. C’est pourquoi, peut-on ajouter, il ne recevra pas non plus les applaudissements qu’Hérodote recevait lorsqu’il lisait son histoire aux peuples de la Grèce assemblés en plein air. Comme l’académicien qui lit un mémoire un jour d’assemblée publique et qui est à peine entendu au bout de la salle, comme en France les charlatans sur les places qu’on n’entend pas bien, l’homme que décrit Rousseau sur la place Vendôme ne peut qu’être confronté à l’impuissance de celui qui parle sans être écouté, sans qu’on puisse l’entendre: c’est comme s’il n’était pas là où il est, là où il est et là où il parle.

Mais bien évidemment pour Rousseau, qui n’ajoute pas par hasard cette scène dans un chapitre qui tente de décrire, même si la description dépasse cet objet, le rapport des langues au gouvernement, il ne s’agit pas seulement d’une harangue qui ne trouve pas de réponse. Car, face à quoi cette harangue ne trouve-t-elle pas de réponse? Pour répondre à ceci il faut souligner ce que Rousseau lui-même rappelle quelques lignes plus haut quand il oppose à l’impuissance de cet homme sur la place Vendôme une autre scène: celle des anciens qui se rassemblaient sur la place publique, qui s’y faisaient entendre aisément et y parlaient une journée sans problème. Car précisément Rousseau, qui est tout d’abord un philosophe politique, et qui restera d’emblée et pour toujours un philosophe politique pour l’histoire de la philosophie, ne peut pas oublier ce qu’était, pour les anciens, la place publique: le lieu par excellence où ils gouvernaient (et le lieu par excellence où l’éloquence, donc, était plus que nécessaire). Si la harangue ne trouve pas de réponse, donc, elle ne trouve pas de réponse par rapport à la volonté de cet homme de fonder l’espace par excellence où la politique se rend présente, où depuis les anciens, c’est-à-dire depuis Aristote, depuis la Politique et la naissance du zoon politikon, la politique se présente: l’espace public. L’histoire de la philosophie politique n’est pas seulement marquée par la trace du zoon politikon, mais aussi et également, par la trace de l’espace qu’elle lui réserve pour sa pleine présence. Il s’agit, en effet, de la même trace qui, dans cette histoire, écrit l’histoire d’une certaine politique.

Presque deux siècles après la scène que Rousseau décrit dans le dernier chapitre de l’Essai, Hannah Arendt, philosophe politique malgré et contre elle,[18] réécrit l’histoire de la philosophie politique et revient sur cet espace, l’espace le plus propre du zoon politikon, de l’homme comme animal politique : le monde commun qu’ouvre l’espace public, affirme-t-elle dans la Condition de l’homme moderne, est la sphère de ce qui est «vu et entendu par autrui comme par nous-mêmes»,[19] sphère de la «présence des autres voyant ce que nous voyons, entendant ce que nous entendons».[20] On comprend bien, donc, pourquoi la scène de l’homme sur la place Vendôme, pourquoi son impuissance, donc, ne correspond à aucune digression du texte de Rousseau, même si elle dépasse largement l’objet qu’il y traite et qu’il y étudiera, le rapport des langues au gouvernement, l’objet du chapitre, soit le problème de l’éloquence des langues (et on comprend tout cela, en effet, si on prend en compte le parcours de l’histoire de la philosophie politique, d’Aristote à Arendt, en passant par Rousseau). Si l’homme de la place Vendôme ne peut pas y haranguer le peuple de Paris, s’il ne peut pas transformer l’espace de la place en espace public, dans le sens fort que l’histoire de la philosophie politique lui donne, c’est parce que sa voix, même s’il crie, ne s’entend pas, c’est-à-dire ne s’écoute pas, car ce qui ne s’entend pas, ou ce qui ne s’écoute pas, c’est ce dont il parle : on ne distingue pas un mot. Sa voix, là, est presque une voix animale, plus proche de la voix animale que de la voix humaine, phoné sans logos. Ou mieux: sa voix est telle que, même s’il parle, c’est comme s’il ne parlait pas et c’est pourquoi la harangue ne trouve pas de réponse: car même si l’homme est là, c’est comme s’il n’était pas là. La seule humanité que l’on voit dans l’espace public, la seule humanité qui s’y présente, c’est l’humanité des hommes qui parlent, des hommes vus car ils sont entendus, car on écoute ce dont ils parlent: la présence des hommes dans l’espace public est l’effet de la parole et du logos.

4. Le prosodos de l’espace public

En ce qui concerne la diversité des formes de la démocratie, Aristote écrit dans le livre VI de la Politique, que la meilleure et la plus ancienne est celle des peuples agriculteurs, en premier lieu, et celle des peuples pasteurs et vivant de leurs troupeaux, en second lieu: «Après la démocratie agricole, la plus saine espèce de démocratie se rencontre là où il y a des pasteurs et des gens qui vivent de leurs troupeaux».[21] C’est-à-dire, là où le démos ou la majorité du peuple vit à la campagne. De plus, ajoute Aristote quelques lignes plus loin, on peut établir aisément une excellente démocratie si le territoire est distribué de telle sorte que les champs soient fort éloignés de la ville: «dans les pays où (…) la configuration du territoire est telle que la campagne est à une distance considérable de la ville, il est aisé d’établir une démocratie (…) du bon aloi».[22]

Si selon Aristote la démocratie des peuples pasteurs et des peuples agriculteurs est la meilleure démocratie, c’est parce que c’est la fortune (l’ousia) qui organise l’ordre communautaire: « en raison de la modicité de leurs ressources, les gens de cette classe (c’est-à-dire la classe du peuple pasteur et celle du peuple agriculteur) ne disposent d’aucun loisir, de sorte qu’ils prennent rarement part aux Assemblées. Et, d’autre part, manquant du nécessaire, ils passent leur temps au travail et ne convoitent pas le bien d’autrui, trouvant plus de plaisir à travailler qu’à s’occuper du politique ou à remplir des fonctions publiques, du moment que les profits qu’on retire de ces dernières ne sont pas élevés: c’est que la plupart des hommes sont plus avides de gain que d’honneurs».[23] Travailler, autrement dit, vaut mieux que gouverner et commander. Même si la majorité du peuple peut gouverner et commander, c’est-à-dire participer aux affaires communes, elle choisira volontiers de ne pas y participer et laissera ces activités à ceux qui ont une fortune (ousia) leur permettant de le faire. Et c’est ainsi que ceux qui gouvernent et commandent sont les meilleurs; grâce aux privilèges de l’ousia chacun occupera avec satisfaction la place qui lui convient : les pauvres ne voudront pas des magistratures et ne seront pas jaloux de ceux qui les exercent, et les riches, en exerçant les magistratures, ne pourront pas agrandir leur richesse.[24]

Mais l’ousia dont parle Aristote, l’ousia des euporoî, ne renvoie pas seulement à la fortune des plus riches, que la classe des agriculteurs et des pasteurs, les aporoî, ne possède pas. Elle renvoie en même temps à quelque chose de plus que la fortune en tant que richesse, ressources ou moyens (prosodôn), c’est-à-dire, argent: ce quelque chose de plus c’est ce que la langue politique désigne par le mot grec prosodos. Si en grec prosodos signifie, dans un premier sens, l’abord, le point où le chemin touche à son but, dans la langue politique, comme Rancière le rappelle dans Aux bords du politique, cet abord prend un sens plus précis:

Prosodos –écrit Rancière‒ est un mot remarquable. Il signifie, en un premier sens, l’abord, le point où le chemin touche à son but. Dans la langue politique, cet abord prend un sens plus précis: c’est le fait de se présenter pour parler devant l’assemblée. Mais prosodos désigne aussi le surplus qui permet de se présenter, de se mettre en route, le plus qui permet d’être à l’assemblée: un plus par rapport au travail et à la vie qu’il assure. Ce supplément qui manque, il n’est pas nécessaire que ce soit l’argent. Ce peut être simplement du temps, du loisir. Le loisir manque pour aller au centre, parce que le centre est loin, parce qu’on ne peut pas renoncer pour y aller…[25]

Le temps est important car il faut avoir du temps pour gouverner, pour se consacrer aux tâches du gouvernement. Et pour gouverner il faut se présenter et parler devant l’assemblée. L’ousia ne décrit donc pas seulement la richesse, mais ce supplément qu’il faut avoir et qui permet de gouverner: ce que la langue politique désigne avec le mot grec prosodos, c’est le temps que la richesse donne pour se présenter à l’assemblée, pour se déplacer et y aller. Si la meilleure démocratie peut se trouver là où la majorité du peuple vit de ses troupeaux et de l’agriculture, c’est parce que les agriculteurs et les pasteurs n’ont pas de temps pour aller au centre, à la cité, pour aller à l’assemblée et s’y présenter. Et, en effet, plus les champs seront loin de la cité, plus il leur faudra du temps pour s’y rendre et moins ils auront la possibilité d’y aller. Et la démocratie sera ainsi plus parfaite.

Ce qui définit le prosodos (abord) de l’espace public, c’est ce que le prosodos signifie dans la langue politiqu: ce surplus qu’il faut pour se présenter, pour être présent. La spatialité de l’espace public demande que les corps qui y sont présents soient pleinement présents: les corps qui parlent devant l’assemblée sont toujours des corps présents dans «le face-à-face des visages et l’immédiate portée de la voix». Et l’espace ainsi ouvert, l’espace «d’une seule et même parole, d’un seul et même échange persuasif». Ce qui décrit la présence dans cet espace, donc, c’est toujours la présence à soi de la parole des corps qui y parlent : personne ne peut se présenter à l’assemblée sans y être présent par l’effet d’une parole liée immédiatement au corps qui parle, immédiatement présente ainsi à elle-même, c’est-à-dire par l’effet d’une parole pleine, de l’unité (immédiate) entre (le) corps (qui parle) et (la) parole (du corps parlant).

La pluralité humaine dont parle Hannah Arendt dans la Condition de l’homme moderne, la pluralité des perspectives des corps qui se présentent dans l’espace public, et qui leur permettent de se distinguer selon la place occupée, n’est donc que l’effet de cette unité originaire et essentielle entre corps et parole, de cette parole pleine et pleinement présente dans le corps qui parle:

….la réalité du domaine public repose sur la présence simultanée de perspectives, d’aspects innombrables sous lesquels se présente le monde et pour lesquels on ne saurait imaginer ni commune mesure ni commun dénominateur. Car si le monde commun offre à tous un lieu de rencontre, ceux qui s’y présentent y ont des places différentes, et la place de l’un ne coïncide plus pas avec celle d’un autre que deux objets ne peuvent coïncider dans l’espace. Il vaut la peine d’être vu et d’être entendu parce que chacun voit et entend de sa place, qui est différente de toutes les autres.[26]

Comme les objets dans l’espace, les corps qui parlent dans l’espace public ne peuvent jamais coïncider à la même plac: si chacun voit et entend de sa place, c’est parce que chacun occupe une place. Et ceci n’est pas une belle comparaison entre la loi physique qui détermine le partage des objets dans l’espace et la loi politique qui détermine le partage des corps dans l’espace public. Ceci est la loi physique opérant comme loi politique, c’est-à-dire comme la condition métaphysique (logocentrique) de la politique : si les corps ne peuvent pas coïncider à la même place, si chaque corps occupe une place, c’est parce que les corps qui occupent des places dans l’assemblée, qui s’y présentent, y sont pleinement présents : la loi physique devient, dans l’espace public, loi politique par l’effet de la pleine présence des corps qui y parlent, par l’effet des corps qui ne s’y présentent qu’en personne, des corps s’exprimant toujours avec une parole pleine, donc, une parole toujours liée immédiatement au corps qui parle.[27]

Mais si les places des corps ne peuvent pas coïncider, elles ne peuvent non plus être très éloignées entre elles: pour «être vus et entendus par autrui», pour que leur voix soit écoutée, pour se faire entendre par autrui à l’assemblée, il faut être proche, il ne faut pas être très loin. On comprend bien pourquoi, selon Rousseau, tenir les sujets épars est la première maxime de la politique moderne. Car la proximité de la parole est ce qui définit les bords de l’espace public, car l’espace de la politique, l’espace public, s’étend jusqu’à la limite où on peut être vu et entendu par autrui, jusqu’où on distingue la parole, c’est-à-dire les mots des corps qui y parlent, qui s’y présentent, donc, par l’effet de l’immédiate portée de leur voix qui forment, ainsi, un même et seul espace.[28]

5. Mots finals: l’espace public, la démocratie et la philosophie politique contemporaine

En 1970, lors d’un entretien avec l’écrivain allemand Adelbert Reif, Hannah Arendt soutient: «La cabine où on dépose nos votes est sans doute trop petite: il n’y a de place que pour une seule personne».[29] Le souci qu’exprime Arendt semble trivial. L’importance qu’elle prête à l’espace de vote, c’est-à-dire à l’espace à partir duquel les sociétés actuelles élisent leurs dirigeants, est un peu excessive. Pourquoi cela devrait-il attirer notre attention? Pourquoi la taille de la cabine des suffrages devrait-elle être importante? Ou, autrement dit, pourquoi serait-elle trop petite?

A la base de ce souci qui n’a rien de trivial et qui n’a rien d’excessif, on peut trouver la trace logocentrique d’un des plus importants concepts de l’histoire de la philosophie politique, et bien évidemment de la philosophie politique d’Hannah Arendt. Dans la solitude de l’acte politique par excellence de nos sociétés, l’élection des représentants, reste-il quelque chose de l’espace qui nous distingue des animaux, de l’espace qui nous distingue, donc, comme des animaux politiques? Ne trouve-t-on pas l’effacement le plus radical de la condition qui définit depuis Aristote l’espace public: celle qui le décrit comme espace partagé et partagé par l’effet du logos et la proximité de la parole? Et malgré cela, la cabine électorale ne s’érige-t-elle pas comme le seul espace légitime pour l’exercice de la souveraineté politique?

Le nom qui est donné dans la langue française à la cabine électorale, le dispositif physique placé dans le bureau de vote, décrit très bien cette condition: l’électeur français vote dans l’isoloir. Le lien entre l’étymologie du mot isoloir (isoler) et la préoccupation d’Hannah Arendt à propos de l’acte électoral semble donc évident. Cet isolement de l’électeur dans l’isoloir, ou par l’effet de l’isoler, n’est pas accessoire : il reste une condition inhérente à la conception de l’acte électoral de la démocratie représentative où le vote doit être secret et ne peut être vu ou connu de personne, lorsque le citoyen donne sa voix pendant l’élection.

Dans La haine de la démocratie, Jacques Rancière rappelle pourquoi seule la démocratie représentative convient à nos sociétés modernes, selon ce qu’on nous dit:

On simplifie volontiers la question en la ramenant à l’opposition entre démocratie directe et démocratie représentative. On peut alors simplement faire jouer la différence des temps et l’opposition de la réalité à l’utopie. La démocratie directe – dit-on – était bonne pour les cités grecques anciennes ou les cantons suisses du Moyen Âge où toute la population des hommes libres pouvait tenir sur une place. Á nos vastes nations et à nos sociétés modernes, seule convient la démocratie représentative.[30]

A nos vastes nations, dont les territoires sont très étendus, ou au moins plus grands que ceux des cités grecques anciennes ou des cantons suisses du Moyen Âge, et dont les populations sont beaucoup plus nombreuses, la démocratie directe ne convient pas: elle semble être une entreprise impossible car tous les citoyens ne peuvent pas tenir sur une même place, dans un seul et même espace pour participer aux affaires communes, c’est-à-dire, au gouvernement. L’espace public est, pour revenir aux mots d’Hannah Arendt, trop petit pour y rassembler toute la population des États-nations modernes. L’espace est toujours une propriété de la politique, ou mieux: une propriété de la politique logocentrique.

La solitude de l’acte électoral, l’isolement que garantit l’espace de l’isoloir, efface la condition de l’espace public comme espace partagé, c’est-à-dire, comme espace commun: on n’y voit pas autrui, car on n’y voit que nous-mêmes. Et, de plus, on n’y entend rien. Ou autrement dit, on n’y entend que le silence d’un espace sans le son des voix des citoyens qui s’y présentent, chacun à leur tour, pour donner leur voix et pour la donner presque littéralement. Car le système de participation politique fondé sur l’espace non partagé de l’isoloir, la démocratie représentative, étouffe le votant, étouffe la voix de celui qui vote. Les citoyens de nos sociétés donnent leur voix aux représentants, et ils la donnent au risque d’effacer la leur. Et ce n’est pas seulement parce que la voix que l’on écoute au Parlement est la voix du représentant. C’est aussi parce que l’électeur vote en silence: dans l’isoloir il ne dit rien, il n’utilise pas sa voix, il ne parle pas. Donner sa voix au représentant, donc, c’est la donner littéralement (ou presque littéralement), dans la mesure où on « perd » sa voix dans l’espace de l’isoloir, espace non partagé par excellence. La voix de l’électeur devient ainsi une voix muette, chaque voix (suffrage exprimé) devient une voix étouffée, une voix qui souffre de la violence de la lettre:[31] on vote par écrit, à travers le bulletin, papier écrit avec le nom des candidats, ou à travers l’écran écrit des machines du vote électronique. La démocratie représentative rompt l’unité originaire et essentielle entre corps et parole, la pleine présence de la parole dans le corps qui parle: le corps du citoyen qui vote ne parle pas, il reste un corps muet (et toujours isolé).

On comprend bien pourquoi, depuis Hannah Arendt, la philosophie politique contemporaine a toujours montré, pour revenir au titre du texte d’un de ses représentants les plus célèbres, Jacques Rancière, sa haine pour la démocratie représentative. En s’appuyant sur plusieurs arguments, et selon la trace distinctive de la pensée de chaque auteur, la philosophie politique contemporaine rejette cette forme de gouvernement propre à nos sociétés actuelles. Contre l’effacement de l’espace public comme espace de la pleine présence de la parole, de la coprésence des corps qui parlent dans l’immédiate portée de leur voix, Hannah Arendt propose une démocratie fondée sur le système de conseils dont le modèle le plus parfait se trouve, selon ses mots, dans la Révolution hongroise de 1956.[32] Plus récemment, Miguel Abensour, s’appuyant sur les textes du jeune Marx, notamment sur la Critique de la philosophie du droit de Hegel, parue pour la première fois dans les Annales franco-allemandes en février 1844, imagine une démocratie contre l’Etat.[33] Ernesto Laclau, suivant cette tradition propre à la pensée critique de la philosophie politique contemporaine, évoque l’institution d’une démocratie radicale.[34] Badiou et Rancière, en revanche, rejettent toute forme institutionnalisée de la démocratie.[35] Mais cette énumération des démocraties qui s’écartent de la démocratie représentative n’empêche pas de les rassembler en fonction d’un souci que ces auteurs partagent malgré eux: sans espace public, sans le seul espace où la condition de l’homme comme animal politique est présente, la démocratie représentative menace la démocratie, car elle risque de tourner en pure forme (Abensour), en pure domination (Badiou, Rancière) ou en pure administration (Laclau).

Finalement, et pour sortir de ce logocentrisme auquel n’échappe pas la philosophie politique contemporaine et sa critique à la démocratie représentative, nous voulons proposer un autre espace et un autre temps où la politique et l’humanité de l’homme se présentent, mais sans être pleinement présentes: la spatialité et la temporalité de l’écriture. La philosophie politique doit, autrement dit, revenir sur l’écriture et sur les fondements politiques de cette pratique. C’est le travail que doit accomplir la pensée politique contemporaine.

Matériel supplémentaire
Information additionnelle

Curriculum: El autor es Licenciado en Sociología por la Universidad de Buenos Aires, Doctor en Filosofía por la Universidad de Paris VIII y Doctor en Cs. Sociales por la Universidad de Buenos Aires. Es Profesor en la Universidad de Buenos Aires, investigador del Instituto de Investigaciones Gino Germani (de la Facultad de Cs. Sociales de la UBA) y "Jeune chercheur" del Laboratoire d'études et de recherches sur les logiques contemporaines de la philosophie (perteneciente al Departamento de Filosofía de la Universidad de Paris VIII). Su campo de investigación es la filosofía política, la teoría política y la teoría social. Posee diversas publicaciones en el país y en el extranjero.

Notes
Notes
[1] Jacques Rancière, La Mésentente. Politique et philosophie (Paris: Galilée, 1995), 12. Ce n’est pas par hasard que ce passage sur lequel Rancière revient ici, passage qui commence avec les phrases illustres qui définissent le zoon politikon, soit aussi celui qu’Agamben choisit pour commencer son livre célèbre Homo Sacer: les deux auteurs appartiennent à ce qu’on appelle la tradition de la philosophie politique. Cf. Homo Sacer: le pouvoir souverain et la vie nue (Paris: Seuil, 1997).
[2] J’emprunte ici la notion de trace derridienne de façon libre car, on le sait, selon lui l’origine est toujours perdue, élusive, et là on l’identifie très clairement avec les phrases illustres d’Aristote et la Politique.
[3] Dans l’œuvre original d’Aristote, le paragraphe correspond au livre premier de la Politique, chapitre I, ligne 1253a. Pour la traduction française nous avons retenu la version de Tricot des éditions VRIN (Paris: 1977, p. 28/29), laquelle aurait été légèrement modifiée selon l’édition bilingue espagnol–grec. Cf. Aristóteles, Política (México: Universidad Nacional Autónoma de México, 2001). Je m’appuie aussi sur la traduction de ce passage réalisée par Diego Tatián dans «Lo impropio». Cf. Diego Tatián, Lo impropio, (Buenos Aires: Editorial Excursiones, 2012), 75/76). Nous avons ajouté les mots en grec qui sont décisifs pour notre analyse.
[4] Cette expression d’Aristote assurant que c’est une évidence que ce qui fait que l’homme soit un animal politique à un plus haut degré qu’une abeille et tous les autres animaux grégaires, c’est la possession du logos, change selon la traduction sur laquelle on s’appuie. Par exemple, dans son travail classique Barthélemy – Saint Hilaire traduit: «Si l’homme est infiniment plus sociable que les abeilles et tous les autres animaux qui vivent en troupe, c’est évidemment, comme je l’ai dit souvent, que la nature ne fait rien en vain». Cf. Aristote: Politique (Paris: Librairie philosophique de Lagrange, 1874), 8. Thurot, d’un autre côté, traduit ceci: «On voit d’une manière évidente pourquoi l’homme est un animal sociable à un plus haut degré que les abeilles et tous les animaux qui vivent réunis». Cf. Aristote: Politique (Paris: Garnier Frères, 1881), 5. Quelle que soit la traduction, donc, l’expression demeure. C’est pourquoi, peut-on ajouter, elle reste tout à fait fidèle au texte original d’Aristote. Je le souligne car cette «évidence» que remarque Aristote est très importante pour notre argument. Il faut maintenant décrire les conséquences.
[5] Jacques Derrida, De la grammatologie (Paris: Les Éditions de Minuit, 1967), 51.
[6] À l’exception, doit-on ajouter, de la philosophie stoïcienne. Pour celle-ci, en effet, l’unité originaire et essentielle ne comprend pas l’unité entre logos et phoné mais entre logos et pathos (les passions de l’âme). Celles-ci ne sont pas, selon les stoïciens, des phénomènes naturels: elles sont liées au discours ou au jugement. L’homme est un animal passionné, le seul animal qui a des passions, car il a un langage, c’est-à-dire, car il parle. Cependant, et selon la traduction la plus courante, pour le stoïcisme la passion a quelque chose d’excessif qui dépasse le langage. En quelque sorte, donc, elle est l’origine toujours excessive du logos. C’est pourquoi l’ouverture originelle, c’est-à-dire l’ouverture à ce qui est, n’est pas liée ici à la sphère acoustique (le son), mais à celle des passions: le privilège de la voix, donc, se déplace de la phoné au pathos. Cf. Giorgio Agamben, «Vocation et voix» dans: La puissance de la pensée. Essais et conférences (Paris: Rivages, 2006)
[7] Cf. Jacques Derrida, La voix et le phénomène. Introduction au problème du signe dans la phénoménologie de Husserl (Paris: PUF, 1967)
[8] Le mot grec φωνή (phoné) signifie, en effet, son, voix, sons ou ensemble de sons produits par la voix. Cf. Aristote, Politique (trad. Tricot), op. cit., 29.
[9] « C’était la parole qui formait, dans le cadre de la cité, l’instrument de la vie politique: c’est l’écriture qui va fournir, sur le plan proprement intellectuel, le moyen d’une culture commune et permettre une complète divulgation de savoirs préalablement réservés ou interdits. Empruntée aux Phéniciens et modifiée pour une transcription plus précise des sons grecs, l’écriture pourra satisfaire à cette fonction de publicité parce qu’elle-même est devenue (…) le bien commun de tous les citoyens ». Cf. Jean-Pierre Vernant, Les origines de la pensée grecque (Paris: PUF, 2014), 59.
[10] Ibid., 56.
[11] Cf. Jean Jacques Rousseau, Essai sur l’origine des langues (Paris: Gallimard, 1990), 175. Rousseau souligne
[12] Ibid. C’est moi qui souligne.
[13] Ibid., 178
[14] Ibid.
[15] Ibid.
[16] Ibid. 179. C’est moi qui souligne.
[17] Ibid.
[18] Il faut ici rappeler l’entretien d’Hannah Arendt avec Günter Grass, où elle déclare qu’elle n’appartient pas au cercle de la philosophie mais à celui de la théorie politique. Miguel Abensour a analysé ce refus d’Arendt d’appartenir à la philosophie politique dans « Hannah Arendt contre la philosophie politique ? » (Paris: Sens et Tonka éditeurs, 2006).
[19] Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne (Paris: Calmann-Lévy, 1983), 60.
[20] Ibid., 61. C’est moi qui souligne.
[21] Aristote, Politique (Paris: Vrin, 1977), 441 (1319a).
[22] Ibid., 442 (1319a).
[23] Ibid., 438 – 439. (1318b).
[24] Selon Rancière, en effet, la question politique commence avec cette division entre la masse des aporoï, c’est-à-dire ceux qui n’ont pas de fortune et doivent travailler, et le petit nombre des euporoï, ceux qui ont l’ousia et peuvent gouverner: «La question politique commence en toute cité avec l’existence de la masse des aporoï, de ceux qui n’ont pas les moyens, et du petit nombre des euporoï, de ceux qui les ont. Toute cité connaît ces deux composantes irréductibles, toujours en guerre virtuelle, toujours présentes et représentées à elles-mêmes à travers les noms qu’elles se donnent et les principes dans lesquels elles se reconnaissent, qu’elles tirent à elles: liberté (eleutheria) pour la masse des pauvres, vertu (arête) pour le petit nombre des riches». Cf. Jacques Rancière, Aux bords du politique (Paris: Gallimard, 2007), 37. On verra tout de suite pourquoi la question politique commence là pour Rancière et pour la philosophie politique.
[25] Ibid., 43
[26] Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, op. cit., 68. C’est moi qui souligne.
[27] C’est l’espace et la politique de l’écriture qui rompent avec cette pleine présence du corps dans la parole et de la parole dans le corps qui parle. Cf. Juan José Martinez Olguin, «Le clin d’œil de la politique. Écriture, philosophie et politique», thèse de doctorat, Université Paris VIII, 2017.
[28] Pour être juste et rester fidèle à la pensée d’Hannah Arendt, on ne peut pas oublier ici ce qu’elle décrit, toujours dans la Condition de l’homme moderne, comme étant la fonction la plus ancienne de l’espace public: celle qui fait accéder l’homme à une « immortalité terrestre virtuelle» : « Si le monde doit contenir un espace public, on ne peut pas l’édifier pour la durée de vie des hommes mortels. (…) A défaut de cette transcendance qui les fait accéder à une immortalité terrestre virtuelle, aucune politique au sens strict, aucun monde commun, aucun domaine public ne sont possibles. Car, à la différence du bien commun tel que l’entendait le christianisme (…) le monde commun est ce qui nous accueille à notre naissance, ce que nous laissons derrière nous en mourant. Il transcende notre vie aussi bien dans le passé que dans l’avenir ; il était là avant nous, il survivra au bref séjour que nous y faisons. Il est ce que nous avons en commun non seulement avec nos contemporains, mais aussi avec ceux qui sont passés et avec ceux qui viendront après nous. (…) Durant des siècles (…) des hommes sont entrés dans le domaine public parce qu’ils voulaient que quelque chose d’eux-mêmes ou quelque chose qu’ils avaient en commun avec d’autres fût plus durable que leur vie terrestre. (…) pour les Grecs, comme la res publica pour les Romains, était avant tout leur garantie contra la futilité de la vie individuelle, l’espace protégé contre cette futilité et réservé à la relative permanence des mortels, sinon à leur immortalité ». Cf. Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, op. cit., 66–67. Cette immortalité, cependant, n’échappe pas à la contrainte logocentrique. Si on peut assurer, d’un côté, qu’elle rompt avec l’unité immédiate entre corps et parole, dans la mesure où elle nous permet de nous rendre présent dans l’espace public d’une façon qui n’est pas celle de la pleine présence, c’est-à-dire de la pleine présence du corps dans la parole et de la parole dans le corps (car elle garantit, précisément, que notre parole soit présente au-delà de la vie mortelle du corps), d’un autre côté elle ne garantit cette présence inédite pour la pensée politique qu’au prix de revenir sur la métaphysique : il faut avoir été pleinement présent dans l’espace public pour y perdurer au-delà de notre (pleine) présence. L’unité entre corps et parole, autrement dit, demeure comme la condition essentielle de cette immortalité terrestre virtuelle.
[29] Hannah Arendt, « Pensamientos sobre politica y revolución. Un comentario », dans Crisis de la República (Madrid: Trotta, 1999), 189. C’est moi qui traduis.
[30] Jacques Rancière, La haine de la démocratie (Paris: La fabrique, 2005), 59. C’est moi qui souligne.
[31] On emprunte cette expression: «la violence de la lettre», à Jacques Derrida (De la grammatologie, op. cit.).
[32] Cf. Hannah Arendt, Essai sur la révolution (Paris: Gallimard, 1967).
[33] Cf. Miguel Abensour, La démocratie contre l’État. Marx et le moment machiavélien (Paris: PUF, 1997).
[34] Cf. Ernesto Laclau, Hegemonía y estrategia socialista: hacia una radicalización de la democracia (Madrid: Siglo XXI, 1987) et La razón populista (Buenos Aires: FCE, 2005).
[35] Cf. Alain Badiou, Movimientos sociales y representación politica, (Buenos Aires: Instituto de Estudios y Formación de la CTA, 2000) et Jacques Rancière, La haine de la démocratie, op. cit.
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