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Pour un Bandoeng épistémique : l’Afrique, le Sud global et l’énergétique de la production du savoir à l’ère globale
For an epistemic “Bandung”: Africa, Global South, and the energetic of knowledge production in the global era
Wirapuru Revista Latinoamericana de Estudios de las Ideas, núm. 2, pp. 1-10, 2020
Ariadna Ediciones

Artículos


Recepción: 20 Agosto 2020

Aprobación: 27 Noviembre 2020

DOI: https://doi.org/10.5281/zenodo.4640356

Résumé: La mondialisation se déroule en se reposant sur un socle de la production du savoir dont l’analyse géopolitique démontre une polarisation autour de certains Etats et/ou peuples, en l’occurrence le Nord. Ces acteurs maintiennent leur position dominante en multipliant plusieurs dispositifs qui sont autant des leurres destinés à pérenniser le rapport à ceux en position de faiblesse dans l’acte de penser. Le savoir et la circulation de l’information font partie de ces sites en tant que vecteurs de l’hégémonie. Dans cette partition planétaire de la production du savoir, l’Afrique est dans une mauvaise posture qui la loge sous le signe de la dépendance complexe. Ce texte entend analyser ce que fait l’Afrique en vue de la désobéissance épistémique dans le domaine de la production du savoir en sciences sociales. A la suite d’un courant de pensée dit de la décolonialité épistémique, nous voulons démontrer que l’Afrique devrait se lancer dans ce travail libérateur à travers un ‘Bandoeng’ sur le plan épistémique.

Mots clés: mondialisation, savoir, colonialité épistémique, Sud global, production du savoir, décolonisation des sciences sociales.

Resumen: La globalización se da sobre una base de la producción de conocimiento cuyo análisis geopolítico muestra una polarización en torno a determinados estados y/o pueblos, en este caso el Norte. Estos actores mantienen su posición dominante multiplicando varios dispositivos destinados a perpetuar su relación con los que se encuentran en una posición débil en el acto de pensar. El conocimiento y el flujo de información forman parte de estos espacios como vectores de hegemonía. En esta partición planetaria de producción de conocimiento, África se encuentra en una mala posición que la coloca bajo el signo de una dependencia compleja. Este texto pretende analizar qué está haciendo África con miras a la desobediencia epistémica en el campo de la producción de conocimiento en las ciencias sociales. Siguiendo una corriente de pensamiento conocida como decolonialidad epistémica, busca mostrar que África debe embarcarse en esta obra liberadora a través de un “Bandung” epistémico.

Palabras clave: globalización, saber, colonialidad epistémica, Sur Global, producción del saber, descolonización de las ciencias sociales.

Abstract: Globalization occurs on a basis of knowledge production whose geopolitical analysis shows a polarization around certain states and/or peoples, in this case the North. These actors maintain their dominant position by multiplying various devices designed to perpetuate their relationship with those who are in a weak position in the act of thinking. Knowledge and the flow of information are part of these spaces as vectors of hegemony. In this planetary partition of knowledge production, Africa finds itself in a bad position that places it under the sign of a complex dependency. This text aims to analyze what Africa is doing in terms of an epistemic disobedience in the field of knowledge production in the social sciences. Following a current of thought known as epistemic decoloniality, we want to show that Africa must embark on this liberating work through an epistemic “Bandung”.

Keywords: Globalization, knowledge, epistemic coloniality, Global South, production of knowledge, decolonialization of social sciences.

Introduction

La fin de la guerre froide peut se lire sur le plan discursif comme un moment ayant mis fin à la camisole de la double pensée unique, pensée uni-verselle dont chaque camp voulait imposer la légimité du récit ou des récits ici et ailleurs. Cette double pensée se réfère à la confrontation idéologique qu’à déroulée chacun des deux camps, de l’Est et de l’Ouest, entre 1917 et 1990. Cette double pensée participait, en fait, à une confrontation entre des acteurs à l’intérieur d’un même monde, « le monde Atlantique » (Mignolo, 2002), un monde dont la volonté de puissance imposait qu’il se mit en position de dominer les autres. Alors que planait sur le système international cette guerre froide, se mettait en mouvement l’initiative de contestation de ce monopole épistémique. Cette contestation dans le champ du savoir n’est pas seulement le propre de ceux de la périphérique, soit du sud; nous en trouvons d’ailleurs des traces aussi au Centre. Michel Foucault en retrace les linéaments lorsqu’il parle de la difficile tache d’échapper à Hegel en cherchant à l’évacuer du piédestal de la pensée philosophique en Occident (Foucault, 1971). Cette contestation proviendra des chemins de la pensée que vont emprunter les gens en position des dominés et dont la voix était inaudible.

Chez ces derniers, ce travail a commencé d’abord sur le plan politique avec la quête de l’indépendance à travers l’entreprise dénommée la décolonisation. Sur le plan scientifique, la décolonisation a commencé tôt dans le Sud global avec des aléas divers. Dans cette trajectoire des voix pour se défaire de « l’odeur du Père » (Mudimbe, 1982), plusieurs pistes se sont offertes et des voix se sont fait entendre. Des voix sont nombreuses en Afrique comme celle de Frantz Fanon, Ngugi wa Thiong’o, Samir Amin ou de V. Y. Mudimbe ; en Amérique latine, comme celle de Walter Mignolo, Aníbal Quijano ou de Edgardo Lander; et en Asie comme celle de Partha Chatterjee ou de Dipesh Chakrabart (Gordon, 1982; Amin, 1988; Mignolo, 2002; Amselle, 2008; Ngoie, 2017). Des penseurs précités ont dégagé le diagnostic de ce malaise dans le savoir. Ce diagnostic va être l’énonciation de « la captivité de la pensée » (Alatas, 1995: 90) ou « l’eurocentrisme » (Amin, 1988) tandis que pour Paulin Hountondji, le mal à extirper est « l’extraversion de la pensée » (cité par Patel, 2014: 605). « La colonialité épistémique » (Mignolo, 2014: 588) devient la camisole qui, dans le champ du savoir, enferme subrepticement le sujet colonisé dans des manières de faire qui le conditionnent et l’affectent autant dans ce qu’il pense que par la manière dont il pense ainsi que les prismes/grilles sous lesquels il pense.

Ayant pris la mesure de cette « occidentalisation du monde » (Mignolo, 2014: 586), l’Afrique s’est engagée dans cette tache d’en sortir en mettant en mouvement un processus dynamique fait des avancées et des rétropédales. En fait, dans les années 1990, le Conseil pour le développement de la recherche en sciences sociales en Afrique (CODESRIA), après une entreprise de réflexion sur la décolonisation des sciences sociales en Afrique, a produit un rapport ayant un titre évocateur, Un programme inachevé. L’épithète ‘inachevé’ donne la mesure de l’étendue de la tache à entreprendre. Peut-on partir de cet inachèvement pour subsumer que le sort de l’Afrique est scellé? Une telle passe d’armes est-elle une œuvre qui pourrait prendre des « chemins qui ne mènent nulle part » (Heidegger, 1986)? Le Sud global ne peut-il pas être mis en contribution sur ce champ?

Ce texte continue ce débat pour analyser ce que fait l’Afrique dans la quête de la libération dans le domaine de la production du savoir en sciences sociales. Dans ce cadre, l’Afrique peut compter sur le Sud global dans des conversations épistémiques avec l’Amérique latine et l’Asie à travers des recherches collaboratives facilitées par institutions scientifiques de ces trois espaces. Ainsi, nous voulons commencer par cerner la signification du savoir et de la production du savoir. L’Afrique ne peut participer à la production du savoir que si ce savoir est nettoyé de la gangue qui en fait des « langages en folie » (Mudimbe cité par Kä Mana, 2018: 68). Cet exercice de la découverture du savoir est fait dans la deuxième section. A la suite d’un courant de pensée de la décolonialité épistémique (Gordon, 2008; Mignolo, 2014), nous voulons démontrer que l’Afrique devrait se lancer dans ce travail libérateur tout en en appelant à un ‘Bandoeng’ sur le plan épistémique. La Conférence de Bandoeng (Indonésie) en 1955 a été un moment fondateur dans la matérialisation de la solidarité et du réveil des peuples de « Trois A » (Afrique, Amérique et Asie), moment qui leur a permis de se faire entendre et de déclencher le combat conduisant à la décolonisation sur le plan politique. Cette phase politique se doit de prendre une dimension épistémique, ce qui constitue la matière de la troisième section. La reconnexion entre les parties prenantes du Sud global ne résout pas tous les défis sur ce champ du contrôle, de la production et de la circulation de la connaissance surtout qu’en cette ère de la globalisation digitale, la production de la connaissance étend ses horizons: prendre compte de ces limites fait le point de la dernière section.

De la production de la connaissance: les mots et la chose

En distinguant les mots de la chose, nous voulons relever la mesure du décrochage qui se déroule lorsqu’à travers les mots, on veut définir la réalité: cette dernière peut avoir une densité que les mots ne sauraient rendre à leur juste valeur. Tachons néanmoins de procéder au nettoyage conceptuel de ces deux expressions dont le contenu s’étend actuellement. Qu’est ce que la connaissance? Et qu’est ce que la production de la connaissance? Pour Rufus Pollock, « knowledge is here used broadly to signify all form of information production including those involved in technological innovation, cultural creativity and academic advance » (2009). Ainsi, la connaissance élargit l’horizon du possible, tel est le cas de l’information générée par la découverte et qu’on applique dans différents domaines de la vie comme en mécanique, en médecine ou en informatique.

De même, la connaissance concourt à l’accumulation des matériaux théoriques et méthodologiques en tant qu’outils de l’acte du savoir. La connaissance et le savoir participent, en fait, à un même socle étymologique en latin car si cognoscere est le verbe dont le substantif renvoie à la connaissance, le savoir vient de scire encore que cette approche étymologique de définition est un piège qui relève de « la colonisation épistémologique » que Lewis Gordon nous conjure d’éviter (2008). En considérant cette homologie des termes, il suffit de passer à la définition de la deuxième expression, celle de la production de la connaissance/savoir. La production du savoir se déploie sous la forme des discours qui portent sur des objets et se dénouent en des disciplines. « Formations discursives », développements ‘disciplinaires’, tels sont les constituants de la connaissance, du savoir (Foucault, 1971: 44-49). Ces constituants vont se manifester sous i) une dimension instituée, ii) avec des dispositifs propres, et iii) en recourant à des circuits de circulation dont les canaux vont se multiplier en cette époque de l’économie digitale dont l’accélérateur est la « révolution technétronique » (Brzezinski, 1970).

La dimension « instituée » du savoir découle du fait qu’en notre époque, ce n’est pas dans des bosquets que l’on trouve le savoir. Ce dernier est produit à travers certaines institutions universitaires et non-universitaires. Il y a actuellement une compétition dans la production de la connaissance entre les institutions universitaires (écoles, facultés, centres de recherche) et des institutions non-universitaires comme les institutions financières internationales (la Banque mondiale, le Fonds monétaire international), des institutions publiques ou privées et des organisations non gouvernementales. Aux Etats Unis, il existe des bureaucraties de recherche, en fait des think-tanks ayant pignon sur rue et capables de produire du savoir-action (policy-oriented research). C’est le cas de la Rand Corporation ou du Council on Foreign Relations, etc.

Si le savoir est institué, il est de bon aloi de retenir qu’il y a une catégorie des professionnels qui ont mandat de l’énoncer et de le produire. Cette professionnalisation se manifeste par la création des associations savantes et des métiers de recherche. L’Association internationale de sociologie (ISA dans l’acronyme anglais), l’Association internationale de science politique (IPSA dans l’acronyme anglais) ou l’Association des études internationales (ISA dans l’acronyme anglais) deviennent ainsi des organisations portées à conserver la tradition disciplinaire dans ses continuités.

La deuxième dimension du savoir renvoie à des dispositifs propres qui en sont des rampes. Ces dispositifs participent ainsi à des questions ontologiques, méthodologiques et épistémologiques devenant des marqueurs pour chaque discipline et permettant d’établir des passerelles entre diverses disciplines. Foucault en dit quelque chose lorsqu’il écrit:« une discipline se définit par un domaine d’objets, un ensemble de méthodes, un corpus de propositions considérées comme vraies, un jeu des règles et de définitions, de techniques et d’instruments » (Foucault, 1971: 31). Cette dimension est liée aux modalités d’expression, sinon de communication car le savoir produit doit se transmettre et c’est en circulant qu’il joue son rôle.

La troisième dimension, subséquente à la deuxième, est relative à des circuits de communication et de circulation du savoir. Ces circuits deviennent plus en plus complexes appuyés par des kits« technétroniques » que l’on utilise dans la production et la circulation du savoir. En cette ère de la digitalisation, on produit le savoir lorsqu’on est capable de publier des livres et des articles dans des journaux évalués par des pairs à forte audience internationale; on produit le savoir lorsqu’on le fait à travers des publications dont les auteurs du pays bénéficient des partenariats de collaboration avec des chercheurs d’autres pays ou d’autres régions du monde, Enfin, ces publications doivent être cotées non en bourses, mais sur des sites propres, ce qui va influer sur la visibilité de l’Université ou du pays. Des notions d’« effet d’impact », de rankings, d’index de citations sont popularisées dans la littérature et donnent lieu à une compétition effrenée, la recherche étant devenue une marchandise qu’on offre sur le marché. « La scientométrie » et « l’analyse bibliométrique » deviennent ainsi des pratiques objectives dont l’effet joue dans le processus de la production de la connaissance (Beigel, 2014: 618). Dans cette « influence globale de la recherche », le rôle de l’Anglais en tant que lingua franca du savoir est de plus en plus prégnant (Sari Hanafi et Rigas Arvanitis, 2014: 723-742). Cette langue s’impose dans l’espace de la recherche globale et de l’université globale. La production du savoir se dénoue dans des publications dans revues avec des pairs évaluateurs. Le syndrome de publish or perish devenu un cauchemar pour des chercheurs dans des pays développés se répand à l’échelle mondiale et s’empare de la vie des universités et des nations partout.

Si, actuellement, tous les chercheurs et du Nord et du Sud, sont engagés dans le savoir en sciences sociales dont ils s’efforcent de contribuer à la production, il suffit de rappeler que ce savoir a d’abord été produit quelque part pour quelque chose. La découverte de ce lieu d’émergence des sciences sociales, soit l’Occident, offre de considérer que ce savoir n’est pas neutre: il a été et est au service d’ « une énergétique d’un devenir » ( Kä Mana, 2018: 67) pour accompagner la volonté de la conquête du monde. Walter Mignolo le dit mieux quand, à ce sujet, il écrit: « That the social sciences emerged in Europe during the nineteenth century, preceded by European social thought during the Enlightenment, is already widely known and accepted… The social sciences expanded around the world. They became the empire companion… They were part and parcel of building Western civilization and the concomitant Western imperial expansion » (Mignolo, 2014: 585-586).

Ainsi considérées, la connaissance et la production de la connaissance dans le monde globalisé continuent à soulever des questions sur la contribution de l’Afrique dans ce domaine et sur la pertinence de ce savoir dans l’affranchissement et l’empowerment de ce continent. Aborder ce questionnement conduit à parler de la « colonialité épistémique » (Mignolo, 2014: 588) des sciences sociales.

Sortir de la colonialité épistémique: état de lieux

La colonialité épistémique est la gangue subreptice et silencieuse qui obstrue tout effort de développement du savoir et par conséquences de la production du savoir dans les sciences sociales en Afrique. Qu’est-ce que la colonialité épistémique? Avant de répondre à cette question, il importe de noter que cette expression est utilisée dans une synonymie avec les termes« eurocentrisme » (Amin, 1988), « métrocentrisme » (Go cité par Patel, 2014: 606) ou « la pensée captive » (Alatas, 1995: 90). Tous ces termes renvoient à un même soubassement, sinon à un même piège: celui qui consiste à enfermer la manière de penser et l’interprétation du monde taillée sur la mesure déterminée depuis le siècle des Lumières par les Européens, ceux du « monde Atlantique ». Selon Samir Amin, la colonialité épistémique est l’expression de l’eurocentrisme, c’est-à-dire « de l’universalisme tronqué des propositions offertes par l’idéologie et la théorie sociale » (Amin, 1988: 10). Pour Edgardo Lander (cité par Mignolo, 2014: 584), « le problème de l’eurocentrisme dans les sciences sociales ne réside pas seulement dans le fait que ses catégories fondamentales ont été créées en fonction d’un temps et d’une place particuliers et par la suite ont été utilisées de la manière plus ou moins créative et rigide pour étudier d’autres réalités… Le problème réside dans l’imaginaire colonial sur lequel les sciences sociales occidentales ont construit leur interprétation du monde ».

Les ravages de la colonialité épistémique sont importants sur les sciences sociales en Afrique. Ils se manifestent par l’empilement des asymétries sur le plan du savoir et de sa circulation. D’abord, il se dessine une division du travail scientifique par laquelle une partition des taches se met en mouvement: à des chercheurs du Nord revient la tâche des producteurs des théories et des méthodes; ils bénéficient des appuis financiers de leurs centres de recherche (Heilbron, 2014), et sont capables aisément d’effectuer des recherches sur le terrain, situé dans le Sud global. Des chercheurs du Sud, on attend qu’ils récoltent des données de terrain et qu’ils appliquent, testent, sinon reproduisent des théories et des méthodes élaborées outre-Atlantique. Un autre versant de cette partition se lit à travers le fait que les chercheurs du Nord peuvent écrire sur le pays du Sud global et en devenir des experts; rarement, les experts du Sud global peuvent publier sur des questions du Nord et en devenir des experts écoutés.

Ensuite, il y a lieu de parler du silence que l’on maintient sur l’Afrique. L’Afrique est absente dans la problématique de la modernité à laquelle on pense qu’elle n’a en rien contribué; elle est absente dans les écrits de grands maitres à penser. Il a été relevé que Michel Foucault, quoiqu’ayant passé un long temps en Algérie lors de ses pérégrinations, ne réserve aucun mot sur ce pays dans ces écrits. Un autre silence découle du fait que des auteurs (les top writers) euro-américains de renommée sont indifférents aux auteurs africains qu’ils citent à peine dans leurs écrits alors que dans les écrits Africains, c’est la compétition, sinon une course effrénée que l’on fait pour citer en des références des auteurs euro-américains. Enfin, il suffit de citer le piège de l’enchantement créé chez les chercheurs du Sud global en quête des publications dans des revues internationales bien cotées sur le plan global, ce qui relève de l’effet impact. Ces revues appartiennent aux centres dominants du savoir situés dans le monde atlantique. Elles sont cotées par ceux-là mêmes qui exercent subrepticement le contrôle hégémonique sur les canons du savoir, position qui leur permet de filtrer les productions des prétendants et prétentieux chercheurs du Sud global. Analysant le ravage de l’envie d’entrer dans la cour des grands, soit les gens du Nord, que l’on trouve dans la communauté des chercheurs au Nigeria, Ayokunle Olumuyiwa Omobowale, Olayinka Akanle, Adebusuyi Isaac Adeniran et Adegboyega Kamorudeen ont démonté cette mécanique d’attraction que les publications extérieurs payantes et prédatrices ont induite sur cette périphérie; paradoxalement, les chercheurs nigériens se font duper et n’accèdent pas à des avancées significatives induites de la notoriété en fait de la recherche sur le plan international (Omobowale et al., 2014: 666-684).

Les chercheurs africains sont conscients des méfaits de la colonialité épistémique et ils cherchent à en sortir. Par l’écriture, l’approche pour insuffler les marques de la « décolonialité » et « la désoccidentalisation » (Mignolo, 2014: 589) sur ce front est à la fois individuelle et collective. Des individualités en Afrique sont nombreuses. Il y a des auteurs connus et célèbres et moins connus. Point besoin de les citer tous ici. Beaucoup d’autres africains cités dans ce texte ne participent-ils pas à ce travail lent mais profond de « désobéissance épistémique » (Mignolo cité par Taylor, 2012: 389)? En effet, beaucoup d’écrits individuels contestant l’épistémè « atlantique » dominante ont été vulgarisés dans les colonnes et les séries de publications du Conseil pour le développement de la recherche en sciences sociales en Afrique (CODESRIA dans l’acronyme anglais). Mudimbe a publié sur cette question dans les années 1970 (1972). Samir Amin a publié un essai sur ce front (1998). On peut également citer bien d’autres comme Paulin Hountonji, Arche Mafeje ou Nzongola Ntalaja (Amselle, 2008: 65-80). Le Sénégalais Ousmane Kane publie aussi une étude provocante sur les intellectuels non europhones (2003). Dans la littérature africaine d’expression anglaise, le Kenyan Ngugi wa Thiong’o ou le Nigérian Wole Soyinka, entre autres, ont participé à ce débat (Gordon, 2008).

Au niveau collectif africain, le combat pour le « border thinking » va se déployer à travers le site et le forum que le CODESRIA va offrir en ce continent dès sa création en 1973. Le rôle de ce think tank panafricain va se condenser, certes, autour des publications (séries des livres de CODESRIA, Revue Africaine des Relations Internationales, Revue Africaine de Sociologie, Afrique et Développement, Bulletin du CODESRIA, Afrika Zamani), mais aussi autour des manifestations scientifiques comme des Assemblées générales et des Instituts organisant des sessions annuelles sur des thématiques ouvrant des réflexions et des pensées neuves (Amselle, 2008). Les penseurs africains ne se retrouvent pas seuls dans cette quête d’autres savoirs. Ils ont bénéficié d’une convergence parallèle dans des initiatives des pensées de la part des chercheurs du Sud global.

L’Afrique et le Sud global: conversations pour une connaissance globale

Sur le front de la lutte pour la désobéissance épistémique, les chercheurs africains se dotent du CODESRIA, une plate-forme devenant une passerelle pour des opportunités d’échanges et de collaboration d’abord ouverte au niveau panafricain, et ensuite avec des chercheurs de l’Asie et de l’Amérique latine. En Asie comme en Amérique latine, les préoccupations de la quête de la décolonialité étaient au centre de la discursivité des intellectuels et des chercheurs. C’est en Amérique latine que déjà dans les années 1950, Raul Prebisch élabore une analyse expliquant le sous-développement du Tiers Monde à l’aide d’un cadre conceptuel du centre et de la périphérie – et plus tard pour les théoriques de la dépendance, comme Fernando Henrique Cardoso et Ruy Mauro Marini. Ce cadre conceptuel sera récupéré par l’Égyptien Samir Amin qui développera la théorie du développement inégal (Amselle, 2008). Cette lancée de la contestation épistémique va devenir le propre des productions scientifiques de plusieurs auteurs et chercheurs latino-américains blasés de l’orgueil de l’hégémonie américaine dans tous les domaines.

En Asie, des auteurs variés développeront des analyses pertinentes portant sur la remise en cause des généalogies de pensées occidentales étouffant les pensées et les récits locaux. A ce sujet, on peut citer Partha Chatterjee dont un texte pertinent sur Our Modernity (1997) sera publié conjointement par The South-South Exchange Programme for Research on the History of Development (SEPHIS) et CODESRIA. Un autre indien mérite d’être cité: il s’agit de Dipesh Chakrabarty qui popularisa les Subaltern Sudies et va publier un livre fort intéressant sur Provincializing Europe: « Il énonce dans cet ouvrage la thèse majeure du mouvement subalterniste indien, à savoir la mise en question de la prétention de l’Europe à gouverner le monde au nom de la raison universaliste, et la nécessaire provincialisation qui en résulte, c’est-à-dire sa réduction au statut d’une aire culturelle quelconque » (Amselle, 2008: 149-150).

Des conversations stratégiques sur les savoirs entre les Africains et les autres partenaires du Sud global pour réduire les effets et les illusions du monde atlantique dans sa prétention à contrôler le savoir et l’énergétique de la production de celui-ci vont se multiplier et prendront les chemins de la coopération institutionnelle durable. Un agencement tricontinental sera créé: ainsi, le CODESRIA signera des accords de collaboration avec le Conseil latino-américain des sciences sociales (CLACSO dans l’acronyme espagnol) basé à Buenos Aires et avec l’Association asiatique des études politiques et internationales (APISA dans l’acronyme anglais) dont le siège est à Kuala Lumpur en Malaisie (Amselle, 2008: 114). Entre le CODESRIA et le CLACSO, vont être organisées des activités scientifiques autour des thématiques qui conduisent à la tenue des conférences intercontinentales. Sur ce chapitre d’initiatives mutuelles, il importe de citer l’appui qui sera apporté à CODESRIA et d’autres plates-formes du Sud global engagés dans la décolonialité épistémique par un programme financé par les Pays Bas: c’est le SEPHIS (Amselle, 2008: 115-116).

Sur cette lancée, relevons des percées que les intellectuels africains et du Sud global ont réussi à faire en « pénétrant » les cercles du savoir dominant. Cette pénétration a été opérée lorsqu’en 2006, l’Association internationale de sociologie (ISA dans l’acronyme anglais) a organisé son Congrès à Durban. Cette épopée est narrée ainsi par Sitas lorsqu’il parle de la détermination des Sociologues africains à inscrire un agenda pour la mise en œuvre « d’un projet de sociologie globale de l’Afrique » (Sitas, 2014: 457-471).

Portée et limites d’un Bandoeng épistémique

Le Bandoeng épistémique est déjà une réalité: il est issu de la convergence objective de la communauté des chercheurs originaires de « Trois A ». Ceci explique les différentes initiatives que le CODESRIA a engagées pour nouer des partenariats avec les pairs de l’Amérique latine et de l’Asie. Même au Nord, il y a ceux qui militent en s’opposant à la colonialité. C’est le cas déjà mentionné de SEPHIS, programme financé par le gouvernement hollandais. La mise en mouvement de ce Bandoeng épistémique répond à une contrainte objective, celle dégagée par Gordon Lewis (2008) lorsqu’il affirme que dans le processus de la décolonisation, on ne peut réussir celui-ci que si tous les concernés vivant dans cette situation se déterminent à agir ensemble et dans le même sens.

Ce Bandoeng épistémique a permis de porter haut le flambeau des formations discursives fustigeant la colonialité épistémique et en appelant à une décolonialité épistémique en vue des pensées alternatives. Ce « border thinking » traverse actuellement plusieurs domaines du savoir: en relations internationales ou en sociologie en Afrique. Dans la discipline des relations internationales, l’eurocentrisme y est encore l’horizon théorique incontournable. Que ce soit le concept de la souveraineté, de la puissance, de l’intégration ou même de l’Etat, le champ constitutif de ces termes repose sur des « généalogies occidentales » (Mignolo, 2014) excluant celles de l’Afrique, de l’Amérique, latine et de l’Asie. C’est la tâche à laquelle s’attachent des auteurs comme Amitav Acharya (2016: 4-15), Yaqing Qin (2016: 33-47) et Melisa Deciancio (2016: 106-119). Deciancio a déconstruit le mythe sur lequel s’appuient les études des relations internationales lorsqu’elles s’appliquent à analyser les Etats de l’Amérique latine (2016: 106-110). En sociologie, les chercheurs africains ont élevé leurs voix et ont investi certains cercles où on parle de la sociologie à travers les voix des maitres du monde. Ils ont réussi à en appeler à un projet de sociologie globale. De même, ils ont réussi à faire inscrire dans des problématiques légitimes des questions concernant la vie réelle des peuples africains (Sitas, 2014).

La prise de conscience de la nécessité de la décolonialité est évidente. Ce travail herculéen continue. Les limites de ce Bandoeng épistémique découlent du rapport des forces dans l’économie politique internationale du savoir: les ressources financières sont un ingrédient dont il faut prendre la mesure. Les pays du Nord comme les Etats-Unis d’Amérique ou ceux regroupés dans l’Union européenne soutiennent des politiques de recherche à travers des moyens budgétaires importants. Avec la digitalisation dans l’industrie des écrits, des nouvelles perspectives s’ouvrent dans ce secteur. A ce sujet, Beigel note qu’à l’ère de la globalisation du système de publications devenu un marché soumis à la compétitivité, les revues à évaluation par les pairs déclassent les livres tandis que les chercheurs se ruent pour se faire publier dans des revues dont la cotation renvoie à la vie économique et financière des entreprises (Beigel, 2014: 617).

Ainsi si l’Afrique voit ses chercheurs publier, il y a des limites en ce qui concerne la maitrise des réseaux de circulation des productions scientifiques numérisées. Le gap technologique de l’Afrique dans la digitalisation des publications est une contrainte à corriger. L’Afrique éprouve encore des difficultés pour avoir l’espace d’autonomie pour ses propres publications: elle dépend en grande partie des partenariats scientifiques (financiers) du Nord. L’Amérique latine se dote des outils de publications à travers tous les gadgets technétroniques pour un espace propre des publications sur le Web avec des possibilités sur « l’open access » (Vessuri et al., 2014: 647-665). L’Asie, quant à elle, tâche de conquérir le marché des publications. Des maisons d’édition en Inde offrent des opportunités d’édition en contactant sur le Web à l’envi tous les potentiels chercheurs en Afrique en quête de publication.

Conclusion

La connaissance et la production de la connaissance évoluent dans un environnement dont la géopolitique du savoir démontre une partition des rôles entre un Nord s’imposant constitué de plusieurs centres de savoir dominants et un Sud global consommateur, sinon reproducteur des idées d’autrui. Cette situation est traduite par la colonialité épistémique. Sortir de cette colonialité est une tache qui a commencé depuis longtemps. Commencée en Amérique latine et en Asie, la désobéissance épistémique a trouvé des échos en Afrique dont des auteurs ont entrepris la contestation de la persistance« des langages en folies ». Lorsque le CODESRIA, une fois créé, s’offre comme une plate-forme des discussions et de production de connaissance, il initiera des synergies avec des plates-formes d’autres continents du Sud global pour chercher à créer d’autres lieux et espaces de production de connaissance.

Ce Bandoeng épistémique est en marche: son épopée est en train de se dérouler avec des aléas divers. La communauté des chercheurs africains cherche à jouer un rôle; mais ce rôle trouve des limites dans des contraintes financières et technétroniques. La dépendance de l’Afrique sur ce double plan ne peut lui permettre de se déployer de manière autonome dans le champ de la production de la connaissance et aussi celui de la circulation des savoirs. Mais l’avenir est ouvert: il appartient à l’Afrique d’engager des moyens pour appuyer les ressources humaines qui sont nombreuses de sorte que les circuits de la production et de la circulation de la connaissance aient une énergétique propre à ce continent en s’appuyant bien sûr sur les partenariats des chercheurs et institutions du Sud global.

Referencias

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Notas de autor

* Congolais. PhD Relations Internationales. Professeur ordinaire, Faculté des sciences sociales, politiques et administratives, Université de Lubumbashi, Haut Katanga (République démocratique du Congo)

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