Perspectives

Abstract: What is the function of a temporary shelter when it bec omes a permanent part of an environment? What is the architect’s role in an environment where inhabitants are tasked with the construction of their own shelters? These questions summarize the primary motivations for why I came to the refugee camp of Cha tila in Beirut. Constructed in 1949 on the edge of the capital, the refugee camp remains connected to the larger urban fabric of the city despite resting on both geographic and social peripheries. Gaining access to the camp is no easy task as those who do not live there are easily identified. In order to maintain a form of accessibility to the camp, I brought with me a pen and paper with the goal of documenting the streets, alleys and architectures. While still an “outsider,” with the medium of sketch I was able to capture scenes of daily life, engaging the en vironment with a subjective analysis of the different landscapes and interstices that defined the camp. This artistic practice became more than just a subjective practice, initiating the first link between a place and those who inhabit it daily with the hope of awakening semblances of desires and dreams. From the perspective of an architect, these sketches can be seen as a foundation for the preservation and appropriation of a courtyard (inaugurated in 1996) found at the heart of Chatila. This courtyard is a rare exception to the architecture of the camp and has given rise to the Farasheh Project. Here the inhabitants are placed at the center in a space that allows bodies to express themselves and voices to be raised.
Keywords: architecture, camp, Chatila, space, sketch.
Il est 12h48, le soleil culmine. Le bitume réverbère la lumière. Je plisse les yeux pour contempler le spectacle d’enfants qui s’adonnent à leurs activités journalières dans la cour. Ils courent sans cesse, tombent parfois sur le sol rugueux et s’égratignent les genoux. Certains s’amusent à lancer des billes dans les innombrables cavités de la chape bétonnée. Leurs cris résonnent dans les maisonnées alentours. Cette cour, aussi bruyante et vivante qu’elle soit, m’apparaît jusqu’à aujourd’hui comme un havre de paix au milieu d’un agglutinement de baraques qui rivalisent pour gagner en superficie. Les logis se montent dessus, s’accolent, se dévisagent pour un semblant d’existence. On ne la nomme pas ; on y débouche après s’être perdu mille et une fois dans un amas de logis qui forment des allées sombres et exiguës. Ce condensé architectural forme le camp de réfugiés de Chatila. Assise sur une échelle entreposée au sol, j’ébauche ma première esquisse de cette cour après avoir passé des heures à tenter de la retrouver. Des enfants m’approchent, et ces quelques lignes maladroites initient un premier échange que les mots ne permettent pas.
Chatila se situe aux franges de la ville de Beyrouth. Soixante-douze années après sa construction, le statut de camp2 lui colle encore à la peau. À l’image d’un nid habillé de feuilles et de brindilles, ce camp s’édifie sur un territoire de la ville encore peu urbanisé. Il est le refuge de milliers d’individus à la suite du conflit qui fait rage au-delà des frontières, au sud du pays3. Vivre dans le camp n’est que temporaire dans les esprits, on s’y réfugie en espérant en repartir un jour. Finalement, on s’y installe. Le temps passe, la tempête n’a pas cessé et l’espoir d’un retour vers sa terre d’origine n’est plus. Cette terre quittée – la Palestine – n’est que souvenir dans l’esprit des exilés, qui tentent de perpétuer sa mémoire dans celle des jeunes générations. Chatila n’aurait dû être qu’un substitut provisoire.
Le nid devient étroit et s’emplit d’œufs. Le temps se fait long. Les brindilles comme les souvenirs se désagrègent. Il repousse ses limites pour accueillir de nouveau, mais son hôtesse ne lui accordera qu’un insignifiant kilomètre-carré. Les tentes entreposées d’autrefois s’envolent et laissent place à un amoncellement de parpaings pour protéger les corps, qui se barricadent entre quatre murs pour faire face à un extérieur âpre et hostile. L’abri, fait de matières disponibles, s’ouvre à la guise de celui qui l’habite. Il se connecte aux autres par des venelles dessinées et forment un agglomérat de baraques. Une communauté s’est créée, disent souvent les premiers réfugiés qui ont habité ce camp.
On naît, on grandit et on vieillit à Chatila.
19824. L’orage gronde et foudroie Chatila. Le nid est piétiné et voit ses logis de fortune réduits à néant. Les appentis devenus maisonnées s’effondrent devant le chaos géopolitique qui règne dans la région. Les plus chanceux s’en sont échappés. Pour les rescapés, seule la peau sur les os demeure, face aux débris de béton et d’acier. Mais Chatila ne renonce pas. A-t-il réellement le choix ? Le nid d’antan croule sous les décombres. Il se transforme en une fourmilière qui peine à s’étendre au sol. On vise alors les cieux. Les abris se reconstruisent à la hâte et s’accumulent les uns sur les autres, de part et d’autre des galeries. Chatila se densifie, les parpaings se comptent par millions. Des boîtes de béton jaillissent du sol, se disputent le moindre centimètre carré et induisent un tracé de ruelles parfois déconcertant. Les allées s’enroulent et se déroulent autour des bâtiments. Labyrinthique et chaotique, le camp devient la cité que je connais aujourd’hui, en marge dans les esprits et pourtant si bien connectée au reste de la ville.
Aujourd’hui, cette entité urbaine compte près de vingt-cinq mille habitants. Chatila suffoque. Un barrage militaire nous fait face. Aussi défensif que dissuasif, il clame haut et fort « Restez-y ! ». Il régit les entrées et les sorties au nord du camp comme pour reclure ceux identifiés de parasites, l’étranger qui vit à deux pas de notre porte. Tout laisse à penser que cette zone est sous surveillance belliqueuse jour et nuit. Je m’initie alors à d’autres parcours. L’affluence de personnes n’est contrôlée nulle part ailleurs aux abords du camp. Intimidation ou dispositif urbain mal ficelé ? Des drapeaux nationalistes5 d’un côté, des figures patriotiques6 de l’autre, chaque véhicule semble franchir une frontière immatérielle au sein de la même ville. Il est difficile d’en repérer les limites mais je constate simplement qu’entrer dans Chatila, c’est, entre autres, voir apparaître les emblèmes de la résistance palestinienne dans le paysage.
D’innombrables chemins mènent au camp. Ses galeries sinueuses et alambiquées se resserrent, se courbent et ondulent dans les méandres d’une urbanité infinie. Le décor d’un enchevêtrement de corps bâtis induit des espaces d’échange et lui donnent des allures de vieille ville. Les résidus de climatiseurs ruissellent et se déversent sur un sol accidenté. Les câbles électriques cisaillent l’horizon, se répercutent, ici et là, et filent le long des logis empilés par dizaine. Ils se nouent, tel un ruban, autour de chaque édifice. Une secousse et crac, effet domino. L’espace libre se défile à mesure des années.
Un, deux, puis cinq scooters s’élancent dans les allées essentiellement piétonnes. Ils se fraient un passage au milieu de la foule qui afflue entre les échoppes des rez-de-chaussée et les colonnes d’immeubles. Le bruit des moteurs fait écho dans le corridor, le gaz d’échappement envahit l’atmosphère, rien de plus incommodant. Le tumulte des véhicules s’apaise quelques instants ; d’autres forceront l’accès dans les minutes qui suivent. On apprend à les éviter de peu.
Je lève les yeux et peine à percevoir le ciel. Les allées sont sombres en plein jour. Les modestes « machines à habiter »7 (Le Corbusier) se dérobent au-dessus de nos têtes. Elles se chevauchent, s’ombragent, s’importunent. C’est comme un jeu de Lego sans engrenage. Elles se guindent de parpaings et d’acier pour ériger leurs premières digues contre l’extérieur (Scoffier) ; a contrario, toute la plèbe s’y introduirait. Quand la brise s’élève, rideaux et draperies flottantes s’accordent sur une danse désynchronisée. On finit par les tirer pour accueillir la nuit à volets fermés. Nuit noire.
La première boîte habitée, enduite de parement, s’ouvre partiellement. Un linteau de bois peine à supporter le reste des blocs qui se hissent au-dessus de lui, mais ne succombe pas. La seconde s’offre un balcon qui surplombe la rue. La troisième se replie derrière une paroi de granulats et s’habille d’une corniche de ciment, comme pour se démarquer des autres. Sa voisine étouffe avec sa loggia obstruée par le bric-à-brac qu’elle amasse. Un vieil homme s’essaie au bricolage et ses coups de marteau retentissent dans la rue. La quatrième semble s’écrouler sous le poids des ferrailles et des briques qui l’assiègent. La cinquième se barricade derrière un grillage rouillé par le temps ; deux gamins me font signe et esquissent un large sourire réconfortant. On aperçoit les tapis étendus de la sixième. À sa droite, une femme étend sa lessive ; elle accroche un à un, une dizaine de t-shirts, quatre pantalons de différentes tailles, une robe fleurie et des draps. Une septième, une huitième puis une neuvième, perchée là-haut. La toiture sur laquelle elle s’établit a déjà revêtu sa chape de béton granuleuse. Elle s’octroie son propre lopin de terre et s’emmitoufle sous sa tonne d’agglomérés. Elle revêt ensuite une tôle ondulée pour se soustraire du paysage. Elle devra cependant se préparer à l’irruption d’une nouvelle machine à habiter qui demande l’asile à son tour.
J’ai souvent dessiné ces façades. Une trame constructive m’aurait réconfortée et facilité la tâche. Six verticales, huit horizontales ; un trois fenêtres marseillais8 de quatre étages s’esquissent. Trop simple. Au lieu de cela, chaque entité ébauche ce qu’elle choisit de montrer au monde. On compose avec le rebut industriel, un élément de construction précieux ici, qui donne naissance à une architecture singulière. Un conseil : n’essayez pas de chaparder ne serait-ce qu’une palette de bois. On ne jette pas : on marchande et on réemploie. À Chatila, on se construit, avec une humilité forcée, la place que l’on nous assigne dans l’univers.

Si la rue est sombre en bas, je vous laisse imaginer l’incommodité des intérieurs délaissés par la lumière naturelle à longueur d’années. Les édifices ne se laissent que peu de répit, se distancient par des couloirs où le corps peine à s’exprimer ; humidité et détritus s’y accumulent. On manque d’air par ici. Il paraît que là « où règne l’ordre naît le bien-être » (Le Corbusier), que l’ordre est liberté et que le désordre est asservissement. Le statut de camp renvoie ce lieu à une existence éphémère et à la fabrique d’invisibles. Il pallie le mépris d’un système étatique et l’hostilité géopolitique. Il s’érige par le labeur effréné de ses rescapés et promulgue ses propres règles. Tant que le déni perdure ou que le retour aux sources est impasse, l’hostilité et les maux régneront sur Chatila. Face à cette anarchie bâtie, la seule échappatoire est d’emprunter une des colonnes d’escaliers qui nous hisse vers les hauteurs nébuleuses. Son ascension est cependant laborieuse. Les marches s’érodent, les murs se fissurent, rongés par l’eau salée qui s’écoule des foyers. Une marche compte pour le prix de deux, une centaine comme celle-ci m’attend. Les rayons du soleil pénètrent à mesure des étages gravis. Au dernier palier, une échelle nous fait la cour, elle n’attend qu’à être enjambée à son tour. Au dernier montant, l’horizon se dévoile. On s’en approche mais le ciel reste loin de nous. Son immensité impressionne, on part à sa conquête sans jamais pouvoir l’atteindre. Beyrouth est si proche.
Les toits se dédient à diverses fonctions. Ils sont tout d’abord le hangar à moteurs des machines à habiter. Les citernes à eau se tiraillent avec les câbles électriques. Ils forment des grappes broussailleuses, développent de nouveaux tentacules lorsqu’on dérobe quelques étincelles à son voisin. Cette scénographie câblée défaillante s’étend dans toute la ville. Ils s’étirent sur une centaine de mètres et filent de toit en toit pour illuminer autant de foyers possibles, pour un laps de temps insignifiant. L’eau, quant à elle, s’évade souvent de son lit pour inonder celui des autres. Les derniers arrivants s’immiscent sur les hauteurs, à l’abri des regards suspicieux, et s’arment de matières désuètes pour former des cabanes qui s’endurciront avec le temps, loin du vacarme urbain. Sur le pas des portes s’entreposent literie et denrées pour apprécier la fraîcheur des nuits d’été. Le reste de la chape laisse place à des niches à pigeons, ce nuisible urbain dont tout le monde se fiche. La tradition les met à l’épreuve et leurs propriétaires les aiguillent d’un toit à un autre en agitant un lasso dans les airs. Les plus habiles sont les plus convoités. Ils s’élancent et s’affrontent dans une danse volatile, virevoltent et tournoient, profitant ainsi de cette gigantesque aire qui nous est inaccessible en bas. Le soleil tombe ; le jeu de la roulette aérienne débute, se répand dans la cité et défie les frontières que l’être humain s’inflige. « Si tu veux apprendre la vie, tu dois comprendre les pigeons, personne ne vit autant en paix qu’eux » (Najjar).
Aujourd’hui, les œufs ont éclos par milliers pour investir un nid qui mute en cité-mère. Parcelle vacante autrefois, elle est devenue un lieu de vie sans fondation, tel un arbre déraciné qui n’a cessé de bourgeonner. Cette urbanité improvisée réduit ses habitants à résider, se ravitailler et circuler, sans laisser planer un soupçon de rêverie. De l’informel naît une architecture insolite, rythmée par le besoin inhérent d’exister. L’architecte et sociologue français Yona Friedman affirme dans son ouvrage L’architecture de survie : une philosophie de la pauvreté, que n’importe qui peut planifier un bâtiment.
Chatila remédie partiellement à l’indifférence d’un État, se dote d’alvéoles habitables et d’une économie qui lui sont propres. Chatila est avant tout une cité à part entière, qui s’érige en faisant face aux contraintes spatiales, matérielles et sociétales. Malgré toutes ses ressources, il reste le lieu de vie des oubliés, engendré par un monde qui fabrique des « indésirables » (Agier).

Seule cette cour s’est extirpée de ce cataclysme urbain qui a rongé chaque surface inoccupée. Elle est une délivrance après s’être élancée la première fois dans ces venelles qui s’étrécissent, où les murs se resserrent sans crier gare, où le corps s’offusque. Les épaules redressées, le pas s’accélère pour espérer sortir de ces couloirs obscurs et glaçants.
Une femme fait un brin de ménage et y déverse de l’eau à la raclette ; l’un derrière l’autre, un jeune couple tente de se frayer un chemin. Il n’y a de place que pour une paire d’épaules à la fois. Résultant du plein, le vide forme une fine membrane blanche représentée sur un plan de l’architecte et cartographe italien Nolli9 et accapare les malheureux centimètres carrés restants où le corps peine à déambuler. L’eau tombe du ciel alors qu’il n’y a pas un nuage à l’horizon, les câbles initient un parcours, je les suis en espérant qu’ils mèneront vers un ailleurs plus chaleureux. « Tous les chemins mènent à Rome » dit-on ; ces ruelles me mènent vers cette cour.
Inattendu et inespéré, ce cœur d’îlot déroge à la règle pour laisser pénétrer air et lumière, réchauffer les âmes errantes. Il est un des milliers d’interstices qui composent le camp ; une vaste étendue d’air et de molécules ; le plus généreux de tous10. Grand salon épuré où règnent vacuité et vibration, seuls des portraits de résistants maculés en habillent les murs décrépis par les années. On y passe, s’y arrête ; un instant seulement, un après-midi entier parfois. On discute, se rencontre, marche, court, s’accroupit. On y boit le café en apportant son propre siège, on saute à la corde et on joue au lancer-de-bouchons. Le corps se libère enfin et se meut dans une spatialité qui le lui autorise.
Levez les yeux et vous aurez une vue panoramique sur le ciel, cette lunette ouverte sur les étoiles lorsque nuages et brume s’évaporent et que l’atmosphère s’assombrit. Cependant, la ville ne s’éteint jamais assez pour les apercevoir.
Les rayons du soleil illuminent une à une les façades qui l’enserrent, exaltant quelques heures les murs et les mines grisés par le temps. Dès que l’ombre s’empare des lieux, c’est l’heure des quatre cents coups. Le craquement d’une bouteille en plastique se fait entendre et donne lieu à la partie de football journalière lorsque le ballon a rendu son dernier souffle. L’entrée d’un immeuble, coiffée d’un fronton romain, en est la principale cible. Un môme s’improvise gardien, les autres s’empressent avec frénésie et tirent le plus fort possible. Passement de jambes, tir en pointe et But ! Le vainqueur virevolte et pirouette pour célébrer sa victoire. Les spectateurs et passants n’ont pas d’autre choix que de déjouer les rebonds et le font plutôt bien. Tout ce chahut cohabite, on fait preuve d’exactitude dans ses mouvements, l’élan des uns est en harmonie avec le loisir des autres.
Cette fine membrane qu’est la rue prend de l’épaisseur, s’affirme et devient aussi consistante qu’un bâtiment. On raconte que cette place est l’empreinte d’un amas de logis qui s’effondre après un énième déchaînement de violence. Empli de décombres et de souvenirs, le vide s’impose enfin pour faire table rase et donner une chance au présent. Ce lieu d’exception voit le jour par la force collective et se dédie au bien commun, en contre-bas d’une urbanité informe et spontanée. Désiré comme un nouveau-né, ce patio pallie l’effroi que nous évoque le vide et génère un lieu ouvert et pénétrable. Souvent accoutumé à la surabondance d’objets, d’images et de sons, le vide ravive l’absence ou encore l’abandon pour certains, la solitude et l’ennui pour d’autres. On meuble des lieux comme les conversations par peur du silence et de l’incompréhension, de peur que nos pensées résonnent dans l’immense et intense néant qui nous envahit parfois. Le silence ne trahit pas, « le vide est matière des possibilités de l’être » (Hatzfeld). Époque qui fait l’éloge de « l’accumulation » (Cruz Pinto) fonctionnaliste et décorative, nulle place n’est accordée au doute, à l’imaginaire et à l’équivoque. Pourtant, l’impalpable vide est le réceptacle de moments vécus, d’aspirations et éveille les envies ; un renouveau après la tempête.
Contrainte par la densité ambiante, la cour s’entoure de tours de guet habitées. Ici, on ne compose qu’avec la contrainte. Ces élévations forment les gradins d’un amphithéâtre romain, en plein cœur de la cité ; le ticket d’entrée n’est réservé qu’à ceux qui habitent les lieux ; le mien, grâce à mes carnets remplis d’encre et de lignes hésitantes. Des silhouettes sont perceptibles à travers de grands rideaux qui se laissent porter par la brise, jamais les regards. Elles se dirigent vers cette estrade bétonnée dépouillée de décors porteurs d’illusion, un espace-temps qui concentre celui de la vie de manière plus intense et place l’être humain au centre. En prenant un peu de hauteur, le vide séduit davantage. Un événement a toujours lieu, à la fois au premier rang et suffisamment reculé pour ne pas être importuné par le vacarme ambiant.
Je collectionne des esquisses de ces façades sur des feuilles volantes. Je dessine au crayon, je sais que tout s’efface, que je peux recommencer et la peur s’échappe. Le papier absorbe la curiosité des gamins et l’empreinte de leurs mains lorsqu’ils pointent du doigt la nuée de lignes qui représente un lieu familier. Je passe des heures entières à tenter de sauvegarder cet endroit dans mon esprit et sur un bout de papier, au cas où je déciderais de ne plus y remettre les pieds. Je ne l’ai toujours pas quitté. Ces dessins sont aujourd’hui comme un laissez-passer, une porte d’entrée sur ce lieu que l’on ne connaît que de nom. Ils m’ont permis parfois de retrouver mon chemin au milieu d’un labyrinthe sans issue où le regard seul se perd, tandis que la ligne sur la feuille reste. Ils adoucissent les plus méfiants, dérident les visages dubitatifs. J’affûte mon regard, tout en illustrant une réalité sur laquelle on ferme les yeux.
Des banderoles jaunes frétillent au gré du vent, se font et se défont lors des événements où sont célébrés les actes de résistance passés. L’heure est à l’euphorie et aux grands discours politiques. La jeunesse danse sur des airs traditionnels en l’honneur de la Palestine. On en narre son portrait, on lui appartient par le cœur, sans même jamais y avoir mis les pieds. On se remémore et commémore une identité collective au sein d’un lieu qui ne sera jamais nôtre.
« La patrie réchauffe-t-elle donc tant ? N’ai-je donc jamais connu la chaleur ? » (Beshtawi). Cette cour résiste à la densification urbaine qui menace de l’envahir chaque jour et prodigue la liberté des corps et de l’être. Invisible et intangible, le vide embrasse tout. Il garantit le répit face aux contrariétés du quotidien et autorise les âmes naïves à frôler leur enfance pour quelques instants.
Agora des temps incertains, les voix s’affranchissent et s’élèvent ; cette place est le lieu du spectacle de scènes ordinaires et de la mémoire collective. Le soleil y brille pour tout le monde.
À Chatila,
Intrépide et spontané,
Tu es né pour abriter les déracinés. Ce qui te décrie te magnifie,
vivant à en faire frémir,
tu es « l’architecture des vivants », en détresse (Friedman). Berceau ou tombeau,
Te quitter, c’est s’élever.
Chatila, tu me prends aux tripes.

Bibliography
Agier, Michel, direction. Un monde de camps. La Découverte, 2014.
Akka on my mind. Réalisé par Mahmoud Hamzeh Beshtawi, 2018.
Cruz Pinto, Jorge. « Éloge du vide, réduction, production et réception en architecture ». Le carré bleu. Feuille internationale d’architecture, no. 2, 2010. http://www.lecarrebleu.eu/ PDF_INTERA%20COLLEZIONE%20LCB/FRAPN02_CARR_2010_2.pdf. Consulté le 11 août 2022.
Friedman, Yona. L’architecture de survie : une philosophie de la pauvreté. L’Éclat, 2003.
Kashkash. Réalisé par Léa Najjar, 2019.
Le Corbusier. Vers une architecture. Arthaud, 1977.
Scoffier Richard. « Le mur. Cours #1 Où commence l'architecture ? » Pavillon de l'Arsenal, 12 mars 2011, https://www.pavillon-arsenal.com/fr/conferences-debats/cycles-en-cours/universite-populaire/9504-le-mur.html. Consulté le 11 août 2022.
Hatzfeld, Hélène. « La place et le sens du vide dans la composition urbaine au XXe siècle ». Acte du 137e congrès du Comité des travaux historiques et scientifiques (Cths), Université de Tours François-Rabelais, 23-28 avril 2012. https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01620468/document. Consulté le 11 août 2022.
Notes