Résumé: Aristote et Platon voient dans les echanges economiques l’un des premiers liens a l’origine de la vie sociale. Pourtant, selon Aristote, la specialisation individuelle des metiers et des fonctions que Socrate propose dans la République pour edifier la cite sur la base de ces echanges economiques, la segmenterait au lieu de l’unifier. L’objet de cet article est de montrer, au contraire, que cette cite doit en partie son unite a ce principe. Loin de la diviser, il double en effet la reciprocite “negative” des echanges economiques fondateurs, ancree sur l’interet propre, d’une reciprocite politique positive benefique pour l’unite de la cite.
Mots clés:commercecommerce,échangeséchanges,PlatonPlaton,RépubliqueRépublique,spécialisation des fonctionsspécialisation des fonctions.
Abstract: Both Aristotle and Plato consider the economic exchange as one of the most basic social link. According to Aristotle though, the individual specialization of the tasks and functions Socrates advocates in the Republic in order to integrate these economic exchange into a political order, leads to the division of the city instead of unifying it. This article argues, on the contrary, that the city of the Republic owes its unity to the specialization of the tasks and functions. Far from being divisive, this principle adds a positive political reciprocity to the ambivalent and negative reciprocity Plato sees at work at the level of the economic exchange.
Keywords: exchange, Plato, Republic, specialization of functions, trade.
Editorial
D’une réciprocité à l’autre: la spécialisation des métiers et des fonctions comme principe d’unité politique dans la République de Platon
From one sort of reciprocity to another: the specialization of the tasks and functions as a principle of political unity in Plato’s Republic1
Reçu: 15 May 2015
Accepté: 15 May 2015
Pour Aristote comme pour Platon, le besoin est a l’origine des echanges economiques, et oblige les hommes a instaurer une forme elementaire de rapport social, une maniere elementaire d’etre ensemble2. Mais quelle valeur accorder a ce lien des lors qu’on le mesure a l’aune d’une veritable unite politique, fondee sur la notion de communaute? Les echanges economiques sont‑ils assez stables et durables pour faire une veritable cite, ou tout au moins pour servir de modele aux rapports politiques a l’oeuvre dans la cite? Si Aristote et Platon reconnaissent tous deux l’insuffisance politique du lien economique, ils ne l’analysent cependant pas de la meme facon: l’eleve se separe du maitre sur la facon d’integrer politiquement le lien economique, et plus generalement sur la juste modalite des echanges dans l’ordre politique. Dans un passage du livre II des Politiques, Aristote critique en effet la République de Platon et pointe, entre autres3, les defauts du principe socratique de la specialisation des taches ou de la fonction propre, selon lequel chaque membre de la cite ne pourrait bien effectuer qu’une seule tache, et que Socrate applique aux differents metiers de la sphere economique avant de l’appliquer aux trois fonctions principales composant la cite – economique, militaire et politique. Aristote, lui, recommande que dans les regimes fondes sur l’egalite naturelle des citoyens, l’alternance des gouvernants et des gouvernes soit la regle, au nom de l’egalite reciproque (τὸ ἴσον τὸ ἀντιπεπονθὸς, 1261a31) qui seule assure le salut des cites. Voici notamment ce qu’il ecrita propos de l’organisation de la Kallipolis socratique:
Dans une cite unique [Aristote parle de la cite en paroles de la République], il y a necessairement deux cites, contraires (ὑπεναντίας) l’une a l’autre. Car les gardiens, [Socrate] en fait (ποιεῖ) des surveillants, et les agriculteurs, les artisans et les autres, il en fait des citoyens. (Pol. II. 5.1264a24‑ 26)
En d’autres termes, si les gouvernants gouvernent et que les autres citoyens travaillent, l’elaboration d’un monde commun semble hors de portee, faute de reciprocite. Des lors, comment eviter a la fois un manque de cohesion dans la cite et, c’est aussi le sens de l’adjectif ὑπεναντίας, le conflit qui semble devoir en resulter tot ou tard4? Comment ne pas voir, semble dire Aristote, que, etendu a toute la cite, le principe de la specialisation individuelle concu initialement pour les necessites economiques fait finalement jouer les echanges contre la communaute civique, la divisent au lieu de l’unifier?
Cette critique d’Aristote a donne lieu a de nombreux debats entre, d’un cote, ceux qui jugent qu’elle passe a cote de ce que Socrate entend par unite et comment il compte la realiser5 et, de l’autre, ceux qui estiment qu’une telle critique de la critique ne rend pas justice au detail et a la subtilite des commentaires d’Aristote, et qui s’attachent a les restituer avec precision6. Dans les deux cas on neglige, c’est ma these, la force integratrice du principe socratique de la specialisation des taches et des fonctions: il assure l’unite de cette cite plutot que sa division en ce qu’il double la reciprocite negative des echanges economiques, fondee sur l’interet propre et porteuse de conflit potentiel, d’une reciprocite politique positive au sens ou elle oeuvre au benefice de l’unite de la cite.
Pour le montrer, je reviendrai sur les grandes etapes de la naissance de la cite au livre II de la République. Je montrerai d’abord que, pour Socrate, l’hypothese anthropologique de l’impossible autarcie individuelle condamne les hommes aux echanges (369b‑ e). Je montrerai ensuite que Socrate fait des transactions monetaires directes sur la place du marche la forme elementaire, et par la fondamentale, des echanges qui font naitre la cite (370e‑ 371e). Je me pencherai, enfin, sur deux aspects complementaires de la specialisation individuelle dans sa fonction integratrice, en soulignant comment Socrate passe d’un type de reciprocite a l’autre. D’une part, en effet, la specialisation des metiers confere a la cite naissante un premier niveau de communaute, fragile et de type economique, fondee sur un systeme d’echange mutuel des produits des metiers particuliers (369e‑ 370c). D’autre part, la specialisation des fonctions consolide cette communaute, au niveau politique cette fois, en s’appliquant non plus aux individus mais aux groupes fonctionnels qui composent la cite – je ferai reference pour cela a un passage peu discute du livre V (463a‑b7).
Que la cite soit tout entiere placee sous le signe des echanges et de leur ambivalence, c’est ce qui apparait dans les deux moments formant la premiere etape du recit de sa naissance. Dans la premiere, Socrate et Adimante placent les echanges au principe ou a l’origine (ἀρχὴν) de la cite naissante, et en font la reponse a l’impossible autosuffisance individuelle.
Socrate – Eh bien, dis‑ je, une cite je crois, vient a etre pour autant que chacun de nous se trouve non pas autosuffisant mais porteur de beaucoup de besoins (ἐπειδὴ τυγχάνει ἡμῶν ἕκαστος οὐκ αὐτάρκης, ἀλλὰ πολλῶν ὢν ἐνδεής). Quelle autre origine (ἀρχὴν) crois‑ tu qu’il y ait a la fondation d’une cite(πόλιν οἰκίζειν)?
Adimante – Aucune, dit‑il.
Socrate – Ainsi donc, un homme en prend un second (παραλαμβάνων ἄλλος ἄλλον) pour le besoin d’une chose, et un troisieme pour le besoin d’une autre, et comme ils ont beaucoup de besoins (πολλῶν δεόμενοι), ils rassemblent beaucoup d’hommes (πολλοὺς) en un seul lieu d’habitation, pour vivre en commun (κοινωνούς) et se porter assistance (βοηθούς); et a ce rassemblement (τῇ συνοικίᾳ) nous avons donne le nom de cite, n’est‑ ce pas?
Adimante – Oui, exactement. R. II, 369b‑ c
L’idee que l’individu ne peut se suffire a lui‑meme et que telle est l’origine de la societe est une these a la fois classique et controversee. Classique en ce que de nombreux philosophes grecs la partagent. Aristote par exemple estime que l’animal humain forme des familles, des villages puis des cites pour pallier les differents aspects – economiques d’abord, ethiques ensuite – de son impossible autosuffisance individuelle (εἰ γὰρ μὴ αὐτάρκης ἕκαστος χωρισθείς, Pol. I. 2, 1253a26). De meme lorsque Protagoras, dans le dialogue eponyme de Platon, raconte comment l’homme passe de la nature a la culture et devient politique, il prend pour point de depart l’etat de manque ou de nudite qui caracterise l’animal humain, et montre que ce sont les divers arts qui, des techniques productives a la politique, comblent les lacunes de la nature (Prt. 320c‑ 323c). Mais la these de l’impossible autosuffisance individuelle et de ses implications sociales ou politiques est aussi une idee controversee: non qu’elle soit niee, mais certains estiment qu’elle n’est peut‑ etre pas aussilimitative qu’on le croit d’ordinaire et qu’elle ne debouche pas necessairement sur la creation de la societe. Ainsi le sophiste Hippias d’Elis, dans le portrait qu’en fait le Socrate de Platon, aurait pretendu avoir fabrique lui‑meme ses vetements et ses bijoux (Hp. Mi. 368b‑ c). De meme les Cyniques font du mode de vie simple ou frugal (euteleia) le moyen d’une autosuffisance individuelle ou du moins d’une forte limitation de la participation a la societe et a ses institutions economiques8.
Cependant, dans ce passage de la République, Socrate ne se contente pas de reprendre un topos, il l’inflechit dans deux directions. D’une part, son portrait de l’homme a ceci de particulier qu’il souligne qu’il a beaucoup de besoins. Cette precision quantitative encore vague – beaucoup dans leur diversite ou beaucoupen quantite ? – est l’element central de tout le recit de la naissance de la cite et de son passage d’un etat sain a un etat malade (372e), etat malade dans lequel cette multiplicite est a la fois prise au sens de grande diversite des besoins et de grande quantite pour chaque besoin (ἕκαστα τούτων παντοδαπά, 373a; σκευῶν τε παντοδαπῶν, 373b). La consequence en est la multiplication des echanges economiques et les risques ethiques et politiques qu’ils entrainent, notamment autour du desir de richesse. Mais la question reste ouverte de savoir si Socrate enonce la une these anthropologique definitive, ou s’il s’agit d’un constat enracine dans l’experience athenienne et de ses coutumes propres, comme le laisse entendre la formule de Glaucon – “comme c’est l’usage” (ἅπερ νομίζεται, 372d) – a laquelle Socrate acquiesce au moment de decrire la cite malade (372e). Dans ce second cas, il serait alors possible de travailler a reduire ces besoins de maniere a reduire les echanges, Socrate etant le meilleur exemple d’une vie pauvre (Ap. 31c), satisfaite a peu de frais, donc avec une faible participation et une faible incitation aux echanges economiques.
D’autre part, la facon dont les hommes s’assemblent et inaugurent les echanges est marquee par une forte ambivalence, qui sera confirmee dans les etapes suivantes de la formation de la cite. Cette ambivalence porte sur la nature du “commun” (κοινωνούς, 369c) qui s’ebauche ici. La sphere des echangesayant pour origine le mouvement selon lequel “chacun prend quelqu’un d’autre” (παραλαμβάνων ἄλλος ἄλλον, 369c), ces premiers echanges sont communs et reciproques mais s’enracinent en meme temps dans une insuffisance individuelle que chacun cherche a combler pour lui‑meme. Ce “commun” n’est donc pas un bien collectif detache des preoccupations subjectives et auquel chacun contribuerait au‑ dela de son individualite deficiente. Il n’est pas encore ce “commun” vraiment politique que la République et les Lois proposent de construire: il est cette meme insuffisance que tous ont en partage, ce que marque bien l’emploi du pluriel (κοινωνούς, 369c). Le secours (βοηθούς, 369c) que chacun procure a l’autre n’est pour l’heure que l’envers du secours dont il a lui‑meme besoin. La logique des echanges s’en trouve profondement marquee, puisqu’elle donne naissance a un monde commun tout en le menacant, sous la forme d’une reciprocite “negative” au sens ou ses effets sont, en partie, porteurs d’un conflit potentiel. C’est ce que confirme le moment suivant, qui precise quel est le principe de ces echanges.
L’entretien entre Socrate et Adimante se poursuit ainsi:
Socrate – On donne donc a un autre, si l’on “donne” quelque chose, ou l’on recoit, parce que l’on pense que c’est mieux pour soi‑meme? (μεταδίδωσι δὴ ἄλλος ἄλλῳ, εἴ τι μεταδίδωσιν, ἢ μεταλαμβάνει, οἰόμενος αὑτῷ ἄμεινον εἶναι;)
Adimante – Absolument. R. II, 369c
Ce passage appelle trois remarquesconcernant la facon dont se deroulent les echanges. Tout d’abord, les deux mouvements unilateraux qu’il decrit sont fondes sur un meme principe anthropologique et “moral” au sens large du terme: on donne (μεταδίδωσι) ou l’on prend (μεταλαμβάνει) parce que l’on pense que c’est meilleur pour soi. C’est sans doute pour cette raison que Socrate precise “si l’on ‘donne’ quelque chose”9: si c’est l’interet pour soi‑meme – l’interet subjectif, ce que chacun estime etre le meilleur pour lui‑meme (οἰόμενος αὑτῷ ἄμεινον εἶναι) – qui anime ce “don”, il ne s’agit plus vraiment d’un don mais d’une maniere indirecte de prendre quelque chose pour soi. Dans le mouvement meme par lequel “chacun donne quelque chose”, il prend aussi pour lui: le geste de cohesion porte en lui ce qui le fragilise10.
Ensuite, la tension ou le conflit potentiel dont cette reciprocite ambivalente est porteuse tient a cette difficulte que le Socrate de Platon place souvent au coeur de ses reflexionsethiques: comment etre bon juge de ce qui est “le meilleur pour soi”? Cette difficulte renvoie a une autre, fondamentale, celle de se connaitre soi‑meme, d’identifier ce que nous sommes vraiment, comme Alcibiade en fait l’experience (Alc. 129a‑ 130c), et qui a des implications sur la facon de penser ou de definir le “commun”. S’identifier a ses appetits et au corps qu’ils dirigent – tendance la plus courante parce que la partie appetitive occupe la plus grande place en l’ame et qu’elle est insatiable (R. IV.442a) – conduit a y voir au pis un terme vide, au mieux un obstacle a ses interets propres. S’identifier a la partie pensante de son ame c’est comprendre au contraire, comme Socrate l’explique a Adimante a propos des gardiens (R. IV.419a‑ 421c), qu’il n’y a pas de conflit entre l’interet propre et l’interet commun des l’instant que l’individu et la cite vivent sous la regle du vrai et du juste.
Enfin, le mecanisme decrit ici par Socrate a valeur de principe general, il est le “moteurnaturel” des echanges. Platon le percoit a l’oeuvre par exemple dans le choix des conjoints tel qu’il a lieu dans les cites empiriques, le mariage etant une pratique de l’echange: chacun recherche un mari ou une femme de caractere semblable (Plt. 310b‑ e) ou en vue de la richesse (Lg. VI, 773a‑ e), donc toujours au nom d’une idee particuliere et particularisante de ce qui “est meilleurpour soi”. Ce principe, qui unit et oppose a la fois, vaut pour tous les echanges economiques que Socrate introduit peu apres, notamment les transactions commerciales, forme concrete sous laquelle les effets ambivalents de la reciprocite negative se diffusent dans la cite et hors d’elle.
Dans la continuite des elements qui ont fait naitre la cite – l’homme et ses nombreux besoins, la specialisation individuelle des taches (sur laquelle nous allons revenir) avec les echanges qu’elle implique –, Socrate evoque la naissance du “commerce”. L’importance que Platon lui accorde – il lui consacre l’equivalent d’une page (370e‑ 371e) – signale qu’il ne se contente pas la d’ajouter d’une fonction economique anodine pour completer le panorama de la cite. Il s’agit au contraire d’une fonction centrale, puisque c’est d’abord au niveau de ces echanges que se jouent la justice et l’injustice dans la polis (ἐν αὐτῶν τούτων χρείᾳ τινὶ τῇ πρὸς ἀλλήλους, 372a). C’est ce que les Lois confirmeront indirectement en proposant une legislation tres rigoureuse pour limiter et reguler cette activite12.
Avant d’en venir aux deux formes sous lesquelles cette activite est presentee dans la République, il faut preciser que les guillemets sont de rigueur pour parler ici de “commerce”, dans la mesure ou le grec ne dispose pas d’un terme general designant ce que nous entendons par la, a savoir des transactions d’achat et de vente, principalement monetaires, et destinees a degager un benefice. Il emploie plutot une multiplicite de mots, notamment selon la voie de commerce adoptee (par terre ou par mer), et selon que le negoce se fait en gros ou au detail. A quoi il faut ajouter, d’une part, que le sens de ces termes n’est pas totalement fixe d’ailleurs13, ce dont Platon, avec le terme emporos, fournit un bon exemple (voir plus bas), et, d’autre part, que ni la recherche d’un benefice ni la dimension monetaire ne sont necessairement presentes dans ces transactions.
Socrate distingue deux formes de commerce que l’on pourrait nommer, l’une, “commerce exterieur”, l’autre, “commerce interieur”. La premiere concerne les exportations et les importations, la seconde le marche dans la cite.
Exportations et importations naissent sous l’effet combine, d’une part, des principes evoques plus haut, qui font naitre la cite, et, d’autre part, d’une necessite de caractere geographique. Commencons par cette derniere. Selon Socrate, aucun territoire ne saurait totalement pourvoir aux besoins de ses membres, si bien pourvu soit‑ il (370e)14. Il sera donc necessaire de faire venir de l’exterieur cette part du necessaire qui manque. Cette “necessite” geographique n’est toutefois pas totale: comme la necessite du Timée qui se laisse partiellement persuader par la raison (Ti. 48a), elle est fonction de l’ampleur et de la diversite des besoins, elles‑memes modulables jusqu’a un certain point. Le volume des relations commerciales avec l’exterieur depend donc de la capacite des hommes a se montrer moderes. Si les necessites geographiques rendent impossible l’autarcie au sens de parfaite autosuffisance, la cite peut toutefois s’en rapprocher plus ou moins.
Socrate applique ensuite aux exportateurs etrangers le principe selon lequel chacun n’echange que s’il y trouve un interet: ils ne cederont donc leurs produits a la cite qui les importe qu’a la condition de pouvoir eux‑memes en rapporter ce dont ils ont besoin (αὐτοῖς χρεία, 371a), l’obligeant elle‑meme a dedier une part de sa production a ses partenaires etrangers (370e‑ 371a). Bien que ces echanges naissent dans la continuite des origines de la cite, une etape symbolique decisive est cependant franchie: la cite est par nature liee a d’autres dans le cadre d’echanges d’abord economiques, eux‑memes marques de la meme reciprocite negative. De l’ampleur des besoins des uns et des autres et de la facon de les assouvir dependront donc en partie les relations, pacifiques ou hostiles, entre les cites.
On a pu reprocher a Platon ou Socrate une absence complete d’explication sur la facon dont la production est equilibree dans chaque cite en fonction de ses propres besoins et de ceux des autres cites pour que ces mouvements d’exportations et d’importations puissent fonctionner15. Or ce silence n’est pas une insuffisance de leur part. Il tient au plutot aux trois raisons suivantes. D’une part, leur objet n’est pas ici d’etudier un mecanisme economique et d’en degager la loi, mais de montrer que l’echange est le mouvement fondamental de la vie politique au sens general de la vie de la cite, en elle et hors d’elle. Les termes traduits par importations et exportations (τῶν τε εἰσαξόντων καὶ ἐξαξόντων, 371a) sont eloquents de ce point de vue, puisqu’ils signifient respectivement “faire entrer”dans la cite et “faire sortir” d’elle. D’autre part, le modele abstrait decrit pas Socratelaisse entendre que chaque cite a de multiples partenaires commerciaux (ἐκείνοις, 371a), ce qui garantit probablement a chaque produit un debouche adapte aux besoins des exportateurs avec lesquels la cite traite. Enfin, Socrate evoque juste apres les marchands (ἔμποροι, 371a), qui ont la charge des exportations et des importations, et dont on peut supposer qu’ils ont l’experience de ces echanges, qu’ils savent ce dont chaque cite environnante a besoin et ce qu’elle produit.
La cite en paroles de Platon est donc par nature une cite marchande, et elle le sera plus ou moins selon l’ampleur des besoins de ses membres. Ce n’est certes que la suite logique des principes qui la fondent, mais ce type de negoce a la particularite d’ouvrir la cite aux autres cites en placant leurs rapports sous le signe de la meme reciprocite ambivalente et negative a l’oeuvre dans la cite elle‑meme, avec comme enjeux la guerre et la paix. Socrate en tiendra compte par la suite lorsqu’il distinguera les mesures a infliger aux cites ennemies, selon qu’elles sont grecques ou non (V.469e‑ 471c), et plus largement dans sa reflexion sur les moyens de concilier les necessites de l’economie avec les exigences d’une politique interieure et exterieure vraiment juste16.
Apres les echanges avec l’exterieur, Socrate se penche sur la facon dont on echange a l’interieur de la cite : comment fonctionne la “communaute” (κοινωνίαν, 371b) des hommes qui y sont rassembles? Le fil rouge du “commun”, absent de l’etape du “commerce exterieur”, reapparait ici, parce que l’idee de communaute a, du moins a ses yeux, plus de sens dans une cite qu’entre des cites. C’est l’achat et la vente (πωλοῦντες καὶ ὠνούμενοι, 371b) qui lient entre eux les membres de cette cite naissante. Aux yeux de Socrate, la sociabilite de l’homme tient ainsi d’abord au fait que c’est un animal economique, et c’est a partir de cet aspect de son etre – et en partie contre lui – que la politique juste de la Kallipolis sera elaboree.
Pour que ces relations d’achat et de vente soient possibles, trois institutions sont requises: le marche, la monnaie et les commercants installes sur la place du marche (ἀγορὰ δὴ ἡμῖν καὶ νόμισμα σύμβολον τῆς ἀλλαγῆς ἕνεκα γενήσεται ἐκ τούτου, 371b; καπήλων, 371d). Ce passage souleve plusieurs questions. Tout d’abord, Socrate veut‑ il dire que ces institutions succedent a une forme naturelle d’echange, qui aurait ete decrite par Socrate au moment ou il exposait la specialisation des taches (369e‑ 370a)? La cite passerait‑elle du troc et du “communisme” au “marche” au sens abstrait du terme, realisant par la un “saut qualitatif ”17? Ce n’est sans doute pas le cas. Dans le passage 369e‑ 370a, Socrate n’a pas depeint le fonctionnement effectif des echanges dans la cite, ni une forme de “communisme” realise: il a propose deux modeles abstraits du mode de satisfaction des “nombreuxbesoins” dont chaque homme est porteur. En evoquant maintenant le marche, l’argent et les commercants, il ne fait qu’expliciter les instruments et institutions economiques indispensables a l’accomplissement des echanges selon le principe de la specialisation des taches, qui implique achat et vente. On pourrait certes objecter qu’il est etrange que, contrairement a Aristote dans les Politiques18, Socrate ne fasse aucune allusion au troc alors que c’est un mode d’echange possible, et qui se passe de l’institution monetaire. La reponse a cette objection met en jeu l’interpretation de tout ce passage. Socrate ne fait pas ici une histoire de la cite et des echanges economiques, il examine les grandes fonctions qui font naitre la polis, pour comprendre ce qu’est la justice dans les cites actuelles, notamment Athenes, et savoir comment la favoriser. Or l’argent est a cette epoque une institution economique incontournable19, et Platon sonde a de nombreuses reprises ses enjeux ethiques et politiques20: c’est le cas ici.
Ensuite, en parlant de “marche”, il est tres peu probable que Socrate fasse reference a une version primitive du principe central de l’economie moderne, selon lequel les prix sont regules en fonction de la loi de l’offre et de la demande. Independamment des arguments des historiens sur le probable anachronismeconsistant a plaquer une realite moderne sur le monde ancien21, le marche est ici plus un lieu qu’une institution ou qu’un principe abstrait. C’est l’espace physique de convergence des artisans et de leurs produits (κομίσας [...] ἥκῃ, 371c) et le lieu de leur echange: sans lui, les transactions entre les membres de la cite seraient impossibles, ou tres difficiles. L’importance de cet espace sera confirmee dans les Lois (VIII, 849d‑ e; XI, 915d‑ e) ou la legislation qui l’encadre obeit a des imperatifs ethiques et politiques de verite et de justice.
Quant a la monnaie, que veut dire Socrate en la qualifiant de “sumbolon de l’echange” (σύμβολον τῆς ἀλλαγῆς, 371b)? Deux choses au moins. D’une part, comme les tessons (sumboloi) qui servaient de signe de reconnaissance entre deux personnes ou deux familles ne vivant pas sur le meme territoire et lies par des contrats de diverses sortes, la monnaie est un “symbole” au sens ou elle unit dans l’echange des membres de la polis jusque‑ la exterieurs les uns aux autres, avec cette difference d’echelle que la monnaie lie chacun avec tous les autres, et pas seulement deux individus ou deux familles. D’autre part, et par consequent, la monnaie en aussi un “symbole” au sens ou, selon une traduction possible de ce terme22, elle est le gage, la garantie qui, loin de limiter l’echange au seul present, lui ouvre aussi l’avenir: en l’absence d’une marchandise a echanger contre celle qu’on achete au marche, la monnaie garantit qu’il sera possible de donner la meme monnaie pour en obtenir plus tard soi‑meme une marchandise. La monnaie inscrit donc les echanges dans le temps, elle perennise jusqu’a un certain point l’imparfaite communaute nee de l’insuffisance individuelle.
C’est ce que confirme, enfin, la fonction des commercants: ils achetent contre de l’argent des marchandises a ceux qui ont besoin de vendre, puis les vendent a ceux qui ont besoin d’acheter. L’expression “sur la place du marche” (περὶ τὴν ἀγορὰν, 371d) peut signifier que les commercants changent de place sur l’agora, passant des vendeurs aux acheteurs pour que chacun obtienne ce qu’il souhaite. Ils assurent donc la circulation des biens et la distribution du necessaire au niveau le plus particulier. Leur fonction d’intermediaire ne consiste pas par elle‑meme a s’enrichir – ce n’est qu’une derive possible, que Socrate n’analyse pas ici – mais a assurer les echanges. Le commerce interieur est, pourrait‑on dire, une fonction transactionnelle pure qui remplit le role anthropologique fondamental – parce que necessaire – d’assurer les echanges premiers et indispensables entre les membres de la cite. On comprend ainsi pourquoi, dans les Lois, c’est la perversion du “commerce” qui est critiquee plus que le “commerce” lui‑meme, et pourquoi l’Athenien se livre meme a un veritable eloge de cette activite quand elle est exercee par des personnes moralement irreprochables (XI, 918d‑ 919a). Dans la République comme dans les Lois, la conclusion est donc claire: sans commercants et sans commerce, pas de cite.
Dans un tel contexte, comment depasser l’instabilite que la reciprocite negative introduit dans la forme la plus repandue des echanges ayant cours dans la cite ? Comment eviter qu’elle soit davantage source de conflit que d’union? C’est ce que le principe de la specialisation des metiers et des fonctions permet de comprendre.
L’etude du contexte dans lequel Socrate formule le principe de la specialisation des taches ou de la fonction propre permet d’en comprendre le sens et la portee. En l’assimilant souvent, a tort, a la division du travail telle que la presente Adam Smith dans les Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776, I, chap. 1‑ 3)23, on oublie que la proposition de Socrate apparait dans le cadre d’un recit faisant des echanges le mouvement constitutif et la dynamique permanente de la cite a tous les niveaux, et qu’il en est la condition premiere. Avant de justifier ce principe de la fonction propre par ses racines anthropologiques – “chacun d’entre nous ne nait pas tout a fait semblable a chaque autre mais, parce que sa nature est differente, est fait pour l’execution d’un travail different” (370a‑ b) – et par son efficacite pour repondre aux nombreux besoins humains (370b‑ c), Socrate elabore en effet un contexte favorable a son adoption.
L’alternative que Socrate soumet a Adimanteen 369e a propos de l’organisation economique– faut‑il que “chacun individuellement mette son travailen commun avec tous” (ἕνα ἕκαστον τούτων δεῖ τὸ αὑτοῦ ἔργον ἅπασι κοινὸν κατατιθένα), ou que chacun “fasse lui‑meme par lui‑meme les choses qui sont siennes” (αὐτὸν δι᾽ αὑτὸν τὰ αὑτοῦ πράττειν; 370a)?– peut paraitre rhetorique. Il va de soi en effet que le principe adopte sera celui du travail specialise et de l’echange des produits car Socrate a souligne juste avant qu’aucun homme ne pouvait se suffire a lui‑meme, chacun ayant par nature beaucoup de besoins. Neanmoins, ce passage (369e‑ 370c) apporte trois elements importants qui font qu’il n’est pas redondant avec ce qui precede.
Est tout d’abord evoquee une nouvelle fois l’idee de mettre en “commun”. Que faut‑ il entendre par la? Rapporte au principe de l’echange sur lequel Socrate a fonde la cite – chacun ne donne et ne prend que dans son propre interet – on pourrait y lire une remarque ironique. Mais le terme “commun” est plutot a comprendre ici dans la continuite de l’etape anterieure de la formation de la cite, ou les individus s’agregeaient “en commun” sans former encore une veritable communaute (369c). Lelien economique forme ainsi le premier niveau du “commun”,meme s’il est encore fragile: il faudra le relais de la politique pour le consolider.
S’il est evident, ensuite, que ce sont les produits du travail qui sont physiquement echanges, ce ne sont toutefois pas eux qui sont mis en commun, comme certaines traductions le laissent entendre24, mais le travail ou la fonction de chacun (τὸ αὑτοῦ ἔργον, 369e). Ce point est important car Socrate assure ainsi la continuite du principe de l’echange entre le domaine economique et le domaine politique qui sera etudie plus bas(R. V, 463a‑b): dans les deux cas, ce sont avant tout des fonctions qui sont echangees et qui permettent de parler de mise en commun et de reciprocite.
Enfin, la reponse d’Adimante pour justifier le choix de la mise en commun des travaux ou fonctions – c’est “plus facile” (ῥᾷον, 370a) – apporte un argument pragmatique non negligeable pour faire des echanges le principe fondamental de la cite: parce que les besoins qui la font naitre sont vitaux et nombreux, et parce qu’il s’agit plus generalement de satisfaire ce que chacun estime etre le meilleur pour soi‑meme, la facon de les satisfaire doit etre efficace et simple.
Le principe de la fonction propre ou de la specialisation individuelle est donc avant tout destine a garantir l’efficacite des echanges qui fondent la cite. Plutot qu’un principe de separation tel que l’interprete Aristote, c’est un principe d’union et de communaute, presente ici au niveau economique et dans un contexte ou les besoins sont limites. C’est toutefois un principe paradoxal puisque tout en agregeant les individus, il contribue aussi a les tenir a distance les uns des autres en enterinant l’idee subjective que chacun se fait de ce qui est le mieux pour soi‑meme (οἰόμενος αὑτῷ ἄμεινον εἶναι, 369c). Il faut attendre son application plus strictement politique pour qu’il fonctionne pleinement comme un facteur de communaute. C’est ce qui se produit dans un passage du livre V, ou il est applique non plus seulement a des individus mais aux grands groupes fonctionnels composant la cite
Dans la continuite de ce qui vient d’etre dit des taches economiques, Socrate et Glaucon s’accordent a reconnaitre que la fonction de gardien, prise pour l’instant en un sens general, necessite elle aussi un specialiste, avec cet argument supplementaire qu’etant une tache particulierement importante (μέγιστον, 374d), elle requiert d’autant plus d’etre effectuee separement de toutes les autres (374a‑ e). Le principe de la fonction propre est ainsi etendu a la politique, ce qui garantit, contre la pratique democratique, que le pouvoir dans la Kallipolis sera confie a des experts, en l’occurrence des philosophes. Mais comment concevoir alors les rapports entre les agents de la sphere economique et les agents de la sphere politique? Comment eviter le risque pointe par Aristote, a savoir que la cite de Socrate ne soit pas une mais deux? Socrate repond a cette question dans un passage du livre V (463a‑ b):
Socrate – En plus de “citoyens”, de quel autre nom le peuple appelle, dans les autres cites, les dirigeants?
Glaucon – Dans la plupart, “maitres” (δεσπότας) […].
Socrate – Mais qu’en est‑ il du peuple dans notre cite? En plus d’etre des “citoyens”, que declare‑ t‑ il que sont les dirigeants?
Glaucon – Ils sont a la fois “sauveurs et secourables” (σωτῆράς τε καὶ ἐπικούρους).
Socrate – Et eux, quel nom donnent‑ ils au peuple?
Glaucon – Celui de “donneurs de salaire” et de “nourrisseurs” (μισθοδότας τε καὶ τροφέας).
Socrate – Et les dirigeants dans les autres cites, quel nom donnent‑ ils au peuple?
Glaucon – Celui d’ “esclaves” (δούλους), dit‑ il. R. V. 463a‑b
Cet extrait appelle deux remarques au moins. Tout d’abord, son enjeu est celui de l’unite de la cite, comme le confirme le contexte dans lequel il est inscrit. Il suit en effet le passage sur la mise en commun des femmes et des enfants chez les gardiens (V, 457c‑ 461e), puis celui consacre a l’unite et a la communaute affective et morale qu’est la cite (V, 462a‑ e) : celle‑ ci se “rapproche beaucoup d’un homme unique” (ἐγγύτατα ἑνὸς ἀνθρώπου, 462c) dont toutes les parties sont d’accord sur la difference du tien et du mien, et dont la sensibilite est uniforme dans toutes les parties a propos des memes objets. Juste apres, Socrate reprend le schema des groupes qui composent la cite, en partant cette fois non de sa tripartition mais de la relation politique bipartite entre les “dirigeants” et le “peuple”. Dans la plupart des cites (ἐν μὲν ταῖς πολλαῖς, 463a) cette relation est nommee, pensee et pratiquee sur le modele de la relation entre maitre et esclaves (δεσπότας, 463a; δούλους, 463b). Dans la cite en paroles, elle est nommee, pensee et pratiquee sur le modele d’un echange de services ou de prestations entre, d’un cote, sauveurs ou secoureurs (σωτῆράς τε καὶ ἐπικούρους, 463b), et, de l’autre, donneurs de salaire ou nourrisseurs (μισθοδότας τε καὶ τροφέας, 463b). Tandis que la relation despotique est unilaterale, la relation caracteristique de la cite en paroles est bilaterale ou reciproque et represente une forme d’echange de services.
On notera ensuite et surtout que cet echange a lieu cette fois non plus entre individus, comme c’etait le cas a propos des taches purement economiques, mais entre groupes, selon un schema qui amplifie et transforme legerement les effets du principe organisationnel de la cite naissante. Il renforce en effet la communaute de la cite en ajoutant a la reciprocite negative observee au niveau economique entre les individus qui echangent, une reciprocite positive, du moins dans ses effets, observable au niveau de l’ensemble commun auquel appartiennent les differents groupes mentionnes, a savoir la cite. Avec ce passage, Socrate paracheve la reponse qu’il avait faite a Thrasymaque au livre I concernant la nature de la tache politique. Thrasymaque employait la metaphore du berger engraissant ses moutons en vue “du bien de ses maitres et du sien propre” (I, 343b) pour penser la politique sur le modele de la tyrannie, dont le chef “reduit les autres citoyens en esclavage” (ἀνδραποδισάμενος δουλώσηται, 344b). A quoi Socrate avait repondu qu’il fallait distinguer, d’un cote, la fonction de tout art, qui est par nature d’accomplir une tache en vue de l’avantage de son objet, chose ou personne, et, de l’autre, le fait de recevoir une remuneration en l’echange de l’exercice de cet art (346b‑ e). Dans le passage du livre V qui nous interesse ici, en soulignant que le nom des deux groupes principaux de la cite designe, dans chaque cas, une fonction remplie aussi pour l’autre groupe et pas seulement pour eux‑memes, Socrate montre que la politique veritable ne saurait etre confondue avec la tyrannie: elle est au contraire une fonction exercee dans un systeme plus vaste de prestations et contre‑prestations ou l’economique et la politique sont integrees dans un seul et meme ensemble, sans toutefois se confondre. A la prestation economique assuree par les agents economiques de la cite repond une contre‑prestation de type politique assuree par les gardiens. La resultante de l’ensemble de ce circuit est elle aussi politique, en un sens plus haut encore, puisqu’il s’agit de la realisation de la communaute de la cite sous l’effet d’une reciprocite positive. Cette reciprocite n’implique cependant pas de symetrie: la politique demeure, ici comme dans les Lois et plus explicitement encore dans le Politique, la science supreme, celle qui “ne doit pas faire pas elle‑meme mais commander celles qui ont cette capacite, puisqu’elle discerne, quant a l’opportunite et a l’inopportunite, le depart et l’impulsion des affaires les plus importantes dans les cites, tandis que les autres doivent executer ce qu’elle a edicte“ (Plt. 305d). Cette suprematie fonctionnelle de la politique donne lieu, dans les Lois, a ce qui ressemble a une politique economique sous la forme d’une economie politisee, aussi bien pour ce qui releve de la production que du commerce25.
Loin de diviser la cite, le principe de la specialisation des taches et des fonctions favorise son unite en doublant la reciprocite negative des premiers echanges entre individus, d’une reciprocite plus positive, et aux effets proprement politiques, entre groupes de la cite. Reste cependant une difficulte de taille: cette reciprocite positive a l’oeuvre entre les trois groupes de la cite s’applique‑ t‑ elle aussi, une fois mise en oeuvre, aux rapports des agents de la sphere economique entre eux? Rien, semble‑ t‑ il, ne l’indique dans la République. Or si ce groupe fonctionnel n’est regi, au niveau des rapports individuels, que par la reciprocite negative, commentpeut‑ il, en tant que groupe politique, participer a la reciprocite positive assuree par le principe de la specialisation des fonctions? Comment supposer que les memes individus puissent passer d’une reciprocite a l’autre selon le type d’echange – economique ou politique – auquel ils se livrent? C’est sans doute la conscience de cette difficulte qui a conduit Platon, dans les Lois, a modifier moins ses principes politiques que leur mise en place effective, notamment en tachant de gommer la cesure que la République presente entre taches economiques et taches politiques. Sans renoncer au principe de la specialisation individuelle sur les plans economiques et politiques (Lg. VIII, 846d), Platon fait toutefois du citoyen exploitant, qui ne travaille pas directement la terre mais est responsable de l’exploitation de son lot, une figure de synthese qui articule ensemble les deux ordres26. Il rabat ainsi l’une sur l’autre les deux formes de reciprocite.